Électrification: quels enjeux pour les réseaux?
Impact de l’électrification sur les réseaux de distribution et solutions
La pénétration massive du photovoltaïque, des pompes à chaleur et de la mobilité électrique prévue d’ici à 2040 représente un défi de taille pour les réseaux moyenne et basse tension. Des études réalisées sur 50 postes HT/MT ont évalué l’effet de diverses solutions dans différentes zones afin d’optimiser la planification des réseaux.
Ces prochaines années, l’approvisionnement en électricité va évoluer vers un système décentralisé et décarboné, alors que la majeure partie de la demande énergétique en matière de chauffage et de mobilité sera électrifiée afin d’atteindre les objectifs des Perspectives énergétiques 2050+. La nouvelle loi relative à un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables (Mantelerlass) fixe, de ce fait, des objectifs de production renouvelable s’élevant à 35 TWh d’ici 2035, et à 45 TWh d’ici 2050. Or, la plupart des sources d’énergie renouvelables décentralisées seront des installations photovoltaïques ( PV) qui seront raccordées aux réseaux moyenne tension (MT) et basse tension (BT). Si des mesures ne sont pas prises, les réseaux de distribution pourraient atteindre leurs limites: en été, du fait de l’excès de production PV, et en hiver, en raison de la nouvelle demande en électricité provenant des pompes à chaleur (PAC) et de la recharge des véhicules électriques (VE).
Cet article présente la méthodologie et les résultats de l’étude de planification du réseau réalisée pour plus de 50 postes HT/MT (niveaux de réseau NR4–7) des réseaux de Groupe E et de Romande Energie. Ces postes desservent différents types de régions – urbaines, mixtes et rurales – et présentent également une grande hétérogénéité en termes d’architecture et d’âge des infrastructures.
Le cadre développé pour ces études repose sur deux piliers: d’une part, sur la création de courbes de charge pour les VE, les PAC, le PV ainsi que pour la demande conventionnelle des clients résidentiels (appareils ménagers) et commerciaux et, d’autre part, sur la planification du réseau de distribution en modélisant chaque poste HT/MT (NR4) ainsi que le réseau de distribution en aval (NR5–7).
Création des courbes de charge
Les courbes de charge sont générées au niveau des bâtiments, pour neuf jours représentatifs avec une résolution de 15 min, grâce à un traitement des données en masse. Les données d’entrée sont multiples et comprennent:
- les statistiques relatives aux bâtiments publiées par le gouvernement fédéral et les cantons (RegBL): ces données sont collectées, traitées et complétées statistiquement, si nécessaire, afin d’obtenir des estimations significatives du nombre de véhicules ainsi que de la demande annuelle de chaleur par type de bâtiment;
- le potentiel PV en toiture par bâtiment;
- les paires HAK-EGID (HAK: point de connexion au réseau; EGID: numéro d’identification fédéral du bâtiment).
Ces ensembles de données hétérogènes sont utilisés pour établir des courbes de charge pour chaque bâtiment, qui sont ensuite agrégées aux points de connexion au réseau (HAK).
Pratiques traditionnelles et autres solutions
La méthode appliquée pour la planification du réseau de distribution considère en premier lieu les principes de planification traditionnels, sélectionnés par les gestionnaires de réseau de distribution (GRD), pour résoudre les contraintes réseau telles que la surcharge des câbles et des transformateurs ainsi que les dépassements de tension tels que définis dans la norme EN 50160. Les principes de planification traditionnels considérés sont les suivants:
- le renforcement des câbles en augmentant leur section ou en ajoutant des câbles en parallèle;
- l’enfouissement de lignes aériennes;
- le renforcement des transformateurs en augmentant leur capacité ou en ajoutant des transformateurs en parallèle.
Outre ces pratiques traditionnelles, d’autres solutions sont envisagées:
- la contribution en puissance réactive Q(U) des onduleurs des installations PV;
- l’exploitation de transformateurs de distribution à régulation de tension (regelbarer Ortsnetztransformator, Ront) dans les stations MT/BT avec une courbe de régulation U(P): la position des prises est ajustée en fonction de la direction et de la quantité du flux de puissance active circulant à travers les transformateurs;
- l’utilisation d’une courbe de régulation U(P) dans les postes HT/MT à la place d’une régulation classique U(U) [1];
- enfin, l’impact des flexibilités fournies par les PAC, les VE et les installations PV – sous la forme de réductions et/ou d’une exploitation intelligente adaptée au réseau – est testé dans le cadre de scénarios de pénétration des PAC, des VE et des installations PV: la production PV est, par exemple, limitée à 70% de la production maximale de l’installation.1)
Les années cibles 2030, 2035 et 2040 ont été choisies pour ces scénarios de pénétration.
Méthodologie
Les données réseaux de chaque poste HT/MT – fournies dans le format du logiciel commercial choisi par chaque GRD – sont en premier lieu converties au format FlexDyn [2], puis les résultats en matière de répartition de puissance sont comparés. La planification du réseau est alors réalisée, pour chaque année cible et chaque scénario de pénétration, en utilisant les courbes de charge pour chaque jour représentatif avec une résolution de 15 min. Ces calculs de la planification de réseau sont réalisés en parallèle dans les supercalculateurs de l’ETH Zurich.
Les paramètres électriques des câbles et des transformateurs, ainsi que les coûts 2) des câbles, des transformateurs, du génie civil, de la construction des stations, etc., sont établis par chaque GRD séparément et différenciés selon le type de région (urbaine, rurale ou semi-rurale). Quatre indicateurs sont utilisés pour illustrer les résultats, en plus des coûts d’investissement totaux: la capacité totale des transformateurs (NR4 et NR6), la capacité totale des câbles – calculée en multipliant la capacité du câble (en A) par sa longueur (en km) –, le rapport entre la capacité PV totale installée et la demande maximale actuelle et, enfin, le rapport entre la capacité PV totale installée et la nouvelle demande maximale en 2030, 2035 et 2040 (y compris la demande due aux PAC et à la recharge des VE).
Résultats
La figure 1 montre les résultats en matière d’augmentations relatives, entre aujourd’hui et 2040, de la capacité totale de transformation installée ainsi que de la capacité totale des câbles pour un scénario de forte pénétration des installations PV, des PAC et des VE. Les pratiques de planification conventionnelle sont appliquées et aucune flexibilité n’est mise en place. Les résultats sont présentés pour les postes HT/MT desservant des régions urbaines, rurales et semi-rurales.
Il est possible de constater que dans les régions urbaines, les augmentations relatives de la capacité totale des câbles et des capacités totales des transformateurs sont inférieures à 15% et 25%, respectivement. Une conclusion similaire peut être faite pour les régions semi-rurales, où les augmentations relatives sont inférieures à 15% et 45%. Les postes des régions rurales montrent toutefois une grande diversité en termes de besoins en renforcement du réseau en raison, d’une part, de la grande variété en matière d’architecture et d’âge des réseaux et, d’autre part, de la forte pénétration des installations PV, qui constitue le principal moteur des renforcements dans ces régions.

La figure 2 présente les coûts d’investissement totaux pour une planification traditionnelle ainsi que le rapport correspondant entre la capacité PV totale installée et la demande maximale en 2030, 2035 et 2040. Les résultats montrent une forte corrélation entre les coûts d’investissement et le taux de pénétration du photovoltaïque dans les régions rurales (représentées en orange), tout comme dans certaines régions semi-urbaines (bleu foncé). Cela montre que le développement du PV dans ces régions est le principal moteur des coûts d’investissement lorsque des pratiques de planification traditionnelles sont appliquées. Dans les réseaux des régions urbaines (rouge) où le taux de pénétration du PV est plus faible, l’électrification de la demande pour les PAC ou pour la mobilité (recharge des VE) a une influence plus importante sur les coûts d’investissement. L’hétérogénéité des réseaux ressort clairement de l’analyse, non seulement entre les différents types de régions, mais aussi entre les réseaux d’un même type de région.
Les résultats de la figure 3 montrent la diminution relative des investissements totaux dans le réseau en 2040 lorsque la flexibilité PV est utilisée en limitant la production PV à 70% de la production maximale par rapport à la planification traditionnelle. Les résultats sont présentés sous la forme de boîtes à moustaches pour illustrer l’hétérogénéité des réseaux étudiés. Il est à noter que la valeur médiane de réduction des investissements réseau totaux en 2040 en limitant le PV est de 52% dans les régions rurales étudiées, alors qu’elle est de 36% dans les régions urbaines et de 58% dans les régions semi-rurales.

Les avantages des transformateurs de distribution à régulation de tension (Ront) au niveau de réseau NR6 sont évalués en observant la réduction des investissements dans le réseau au niveau NR7. Les résultats de la figure 4 montrent la diminution relative des investissements lorsque les Ront sont employés en utilisant les caractéristiques U(P). On constate que la valeur médiane de la diminution des investissements totaux en 2040 avec cette solution est de 47% dans les régions rurales étudiées, alors qu’elle est de 16% dans les régions urbaines et de 15% dans les régions semi-rurales.

Enfin, les avantages de la contribution Q(U) des onduleurs PV sont évalués en observant la réduction des investissements dans le réseau au niveau NR7. Les résultats de la figure 5 montrent cette diminution relative lorsque ce réglage est mis en œuvre. Il est possible de constater que la valeur médiane de la diminution des investissements totaux en 2040 avec cette solution est de 39% dans les régions rurales étudiées, alors qu’elle est de 10% dans les régions urbaines et de 14% dans les régions semi-rurales.

Messages clés
Les résultats des réseaux analysés montrent, assez logiquement, que les coûts de renforcement du réseau dépendent fortement de son état actuel, qu’il soit ancien ou récemment modernisé. Dans de nombreuses régions, les besoins d’extension du réseau sont principalement liés au développement des installations PV, car les pointes de production PV dépassent les pointes de consommation. Les résultats montrent, en outre, que les coûts de renforcement du réseau sont plus élevés dans les réseaux BT que dans les réseaux MT, car l’électrification de la demande en énergie et la pénétration de la production décentralisée des systèmes PV ont lieu principalement dans les réseaux BT, là où la majorité des clients sont raccordés.
Les résultats confirment que, d’un point de vue économique, renforcer le réseau de distribution de manière à être en mesure d’accueillir la puissance d’injection maximale PV est disproportionné puisque ces pointes de production ne se produisent que quelques fois par an. Étant donné que l’augmentation de la production PV constitue le principal facteur pour le renforcement du réseau dans de nombreuses régions, la gestion de l’injection PV permet de réduire considérablement les besoins en investissements. Celle-ci peut se faire soit en limitant directement la puissance de pointe, soit en déplaçant la demande «flexible » (telle que la recharge des VE) aux heures de production maximale, ou encore en utilisant des systèmes de stockage par batterie (Battery Energy Storage Systems, BESS) locaux. Qu’elle soit autoconsommée ou non, l’objectif reste le même: limiter l’énergie de pointe PV réinjectée sur le réseau. Avec une batterie, cela peut être réalisé en retardant sa charge pour limiter le pic d’injection PV dans le réseau, et en retardant sa décharge pour que l’électricité nécessaire pour couvrir le pic de consommation soit fournie localement. Et si cette énergie ne peut pas être autoconsommée, les analyses montrent que limiter l’injection PV à 70% entraînerait une perte d’énergie moyenne d’environ 3% de la production annuelle en Suisse, ce qui n’entraverait pas l’atteinte des objectifs de la Stratégie énergétique 2050 de la Confédération.
En fonction des données et des régions étudiées, la gestion de la demande, par le biais du déplacement ou de la réduction de la charge, a un impact plus important dans les zones urbaines que dans les zones rurales ou semi-rurales. Dans les zones urbaines, l’impact de la gestion de la puissance active est plus significatif, car l’électrification de la demande énergétique constitue un moteur important, en plus de la croissance de la production PV (voir le rapport entre la capacité photovoltaïque installée et la nouvelle demande maximale dans la figure 2). Dans les régions rurales et semi-rurales, où le développement des installations PV est le principal moteur des investissements dans le réseau, l’impact de la gestion axée sur la demande est atténué, car le réseau doit déjà être étendu en raison de l’injection PV. Si des mesures de réduction de la production PV sont adoptées, l’impact de la gestion de la demande augmentera dans toutes les régions.
Le coupable: la surcharge thermique ou le dépassement de la tension? Si aucune mesure n’est adoptée, les capacités actuelles des câbles dans les régions étudiées ne seront pas suffisantes pour répondre à terme à la nouvelle demande et à la production des installations PV. Par conséquent, la surcharge constitue la raison la plus fréquente des extensions du réseau. En outre, l’excès de production PV entraîne des dépassements de tension, surtout dans les réseaux ruraux (voir le rapport élevé entre la capacité PV installée et la nouvelle demande maximale dans la figure 2 pour les réseaux ruraux). Il est à noter que, dans certaines régions rurales, des dépassements de tension sont déjà observés, principalement au niveau BT, et qu’ils seront encore aggravés par la forte pénétration d’installations PV supplémentaires.
La contribution en puissance réactive fournie par les systèmes décentralisés équipés d’onduleurs tels que les systèmes PV réduit les coûts de renforcement du réseau au niveau NR7, en particulier dans les réseaux ruraux et, dans une moindre mesure, dans les réseaux urbains. Le contrôle local de la puissance réactive est donc une mesure efficace lorsqu’il existe de grandes différences de tension dans un réseau BT.
Enfin, les transformateurs de distribution à régulation de tension (Ront) contribuent efficacement à la gestion de la tension, en particulier si les positions des prises sont contrôlées en fonction de la direction et de la quantité du flux de puissance qui traverse les transformateurs (courbe U(P)). Ils sont efficaces pour résoudre les problèmes de tension, notamment dans les réseaux ruraux, mais il convient de préciser qu’ils ne peuvent agir que sur une plage de tensions limitée. Ils ajustent la tension à tous les nœuds en aval, mais exercent une influence limitée sur les écarts de tension entre ces nœuds.
Références
[1] Peter Cuony, Cyril Kaeser, «Maintien de la tension en cas de forte injection», Bulletin Electrosuisse 1/2024, p. 31–34, 2024.
[2] T. Demiray, FlexDyn: A steady-state (power flow) and RMS-based dynamic stability analysis tool, 2017.
[3] T. Demiray, T. Ingold, «Avenir énergétique 2050: répercussions sur les réseaux de distribution », rapport final de l’étude «Avenir énergétique 2050 » de l’AES, juillet 2024.
1) Il est à noter qu’un système photovoltaïque de 1 kW est supposé pouvoir générer un maximum de 0,96 kW.
2) Les détails de la mise en œuvre du soutien de la puissance réactive par les onduleurs PV et les coûts peuvent être trouvés dans [3].
Commentaire