Réseau d’anergie à base de CO2
Un réseau thermique efficace
Le développement rapide des réseaux thermiques constitue un élément essentiel des stratégies élaborées pour atteindre les objectifs de décarbonation d’ici 2050. Un réseau d’anergie au CO2, tel que celui réalisé sur le campus Energypolis, à Sion, représente une solution efficace et rentable pour de nombreux cas d’application où un réseau standard à eau n’est pas envisageable.
Un quart des émissions de gaz à effet de serre à travers le monde provient des systèmes énergétiques utilisés pour chauffer ou refroidir les bâtiments. Ce secteur tient donc une place importante dans la transition vers un monde décarboné. Cette position est d’autant plus importante que la demande énergétique liée aux systèmes de chauffage et de climatisation ne cesse d’augmenter, alors que le taux de rénovation des bâtiments (<1%) est largement inférieur aux objectifs fixés par la Confédération.
La décarbonation des systèmes de chauffage et de refroidissement en milieu urbain dense représente toutefois un vrai défi. Étant donné leur forte densité, ces zones sont propices à l’implantation de réseaux énergétiques pour amener l’énergie de sources renouvelables périphériques, souvent plus évidentes à exploiter, vers les consommateurs du centre urbain. La pratique montre cependant que plus un quartier est dense, plus les contraintes d’implantation d’un réseau sont élevées (encombrement du sous-sol, rues pavées, difficultés à concilier travaux et fluidité de la circulation, etc.). Les réseaux d’anergie au CO2 pourront résoudre certains de ces défis dans les années à venir.
Qu’est-ce qu’un réseau d’anergie?
La technologie des réseaux d’anergie a été passablement développée au cours des 15 dernières années. Un réseau, ou boucle, d’anergie est un réseau thermique à basse température (entre 3 et 15°C) qui offre des services de chaud (via des pompes à chaleur) et de froid (par refroidissement direct). Ces réseaux sont particulièrement adaptés pour valoriser efficacement la chaleur de l’environnement (lacs, rivières, nappes phréatiques, géothermie, etc.) et les rejets thermiques d’un site tirant profit des simultanéités entre les besoins de chaud et de froid. Dans ce cas, la chaleur à basse température est directement transférée des consommateurs de froid (réfrigération, refroidissement informatique ou de processus, etc.) vers les consommateurs de chaud (pompes à chaleur).
Les réseaux d’anergie actuellement en opération utilisent l’eau en phase liquide comme fluide de transfert. Pour être compatible à la fois avec les régimes de température imposés par la climatisation et ceux requis par les pompes à chaleur, une petite différence de température est nécessaire entre les deux lignes du réseau (généralement entre 3 et 6°C): il en résulte une faible densité énergétique volumique de l’ordre de 3,3 à 6,6 kWh d’énergie thermique à basse température par m3 d’eau transféré. Cette faible densité impose des diamètres de conduites, des fouilles et des travaux de génie civil conséquents au regard de la puissance thermique mise en jeu. Il en va de même pour la consommation électrique des pompes servant à faire circuler l’eau dans le réseau.
Les avantages d’un réseau d’anergie à base de CO2
En exploitant la chaleur latente d’évaporation/condensation d’un fluide plutôt que sa chaleur sensible, il est possible d’alimenter les pompes à chaleur et les échangeurs de froid d’un réseau d’anergie en augmentant significativement sa densité énergétique et, par conséquent, de réduire son empreinte. Pour ce faire, le fluide utilisé doit avoir, à la température du réseau d’anergie (3 à 15°C), une chaleur latente d’évaporation/condensation élevée ainsi que des densités élevées et des viscosités faibles pour chacune des phases, liquide et gazeuse.
Le CO2 possède ces caractéristiques (tableau). En considérant la densité moyenne des phases gazeuse et liquide, la densité volumique d’énergie thermique à basse température est comprise entre 24,1 et 31,3 kWh par m3 de CO2 transféré, soit une valeur 3,6 à 9,5 fois plus élevée qu’avec de l’eau. Une fois toutes les contraintes hydrauliques prises en compte, l’empreinte d’un réseau d’anergie à CO2 est environ 2 à 3 fois plus faible que celle d’un réseau à eau équivalent. Une telle réduction exerce aussi un effet bénéfique sur la complexité des travaux de pose, qui se trouvent fortement simplifiés par le fait que les composants à assembler sont moins volumineux et plus légers. Les travaux d’excavation nécessaires sont dès lors nettement moins conséquents. La contrepartie qu’impose le CO2 est sa pression relativement élevée. Aux températures de réseau considérées, celle-ci est comprise entre 38 et 51 bar.

Un développement accéléré
Deux éléments caractéristiques ont permis l’accélération et la mise à l’échelle de la technologie. D’abord, le CO2 est utilisé comme réfrigérant depuis la fin du XIXe siècle. Comme pour d’autres fluides naturels tels que le propane ou l’ammoniac, son utilisation a été abandonnée à partir des années 1930 pour faire place à des fluides qui se sont avérés par la suite nocifs pour la couche d’ozone (ozone depletion potential, ODP) et à fort impact environnemental (global warming potential, GWP).
Aujourd’hui, le CO2 suscite à nouveau un grand intérêt et est utilisé dans la réfrigération industrielle et commerciale en raison de son faible impact sur l’environnement et de la grande efficacité des machines disponibles sur le marché. Plus de 40'000 installations de froid commercial à CO2 étaient en service en Europe à la fin 2021 (dans les supermarchés, patinoires, halls d’entreposage de fruits et légumes, etc.) [1]. Cette adoption accélérée du CO2 à des fins de réfrigération facilite l’intégration de composants existants dans la réalisation d’un réseau CO2 tel que celui du campus Energypolis, à Sion, d’autant plus que les normes applicables aux sous-stations et aux machines sont les mêmes.
Ensuite, l’industrie pétrochimique a développé des conduites flexibles en matériel thermoplastique renforcé qui permettent de transporter des fluides à des pressions de fonctionnement de plus de 100 bar. Grâce aux deux points susmentionnés, le niveau actuel de développement de la technologie permet déjà de réaliser des installations de quelques MW de puissance.
Un démonstrateur sur le site du campus Energypolis
Les différents travaux de recherche, principalement menés à l’Institut de génie mécanique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) entre 2008 [2] et 2019 [3–7], ont permis de construire les bases pour la réalisation d’un réseau de taille significative. Les développements et savoir-faire d’Exergo pour la réalisation du réseau de conduites thermoplastiques, l’expertise reconnue de Zero-C dans la réalisation d’installations à CO2, la mise à disposition par Oiken d’un raccordement à la source de chaleur renouvelable (nappe phréatique), et le pilotage du projet ainsi que la gestion de l’intégration dans les bâtiments par la HES-SO Valais-Wallis ont créé les conditions favorables nécessaires pour mener à bien la réalisation d’un démonstrateur de réseau de distribution de chaleur et de froid à base de CO2 sur le nouveau site du campus Energypolis, à Sion, en Valais.
Le but de cette installation consiste à démontrer la validité, la fiabilité et la sécurité de fonctionnement du concept sous sa forme finale et dans des conditions d’exploitations réelles, et à en évaluer ensuite les performances énergétiques et économiques.
Le démonstrateur de Sion a été installé en redondance des réseaux de chaleur et de froid à distance (CAD et FAD) approvisionnant déjà les bâtiments (figure 1). Cette configuration offre une flexibilité maximale pour les différents tests de performance puisqu’elle permet au démonstrateur de fournir des services de chaud et de froid sans que les bâtiments n’en dépendent pour leur approvisionnement en chaleur et en froid.

La configuration plus en détail
Le démonstrateur est constitué d’une centrale (d’équilibrage), dont le rôle est de soutirer de la chaleur à la source thermique à disposition en saison froide (ou respectivement d’injecter de la chaleur dans celle-ci en saison chaude), de trois sous-stations – consommatrices de chaleur et/ou de froid – et du réseau CO2 lui-même, qui relie les sous-stations à la centrale (figure 2).

La centrale est composée d’un échangeur de chaleur entre le réseau CO2 et la source d’énergie renouvelable, ici la nappe phréatique reliée par le FAD, et d’un réservoir tampon pour l’équilibrage du bilan d’énergie totale du réseau.
Le réseau est, quant à lui, constitué d’une ligne de CO2 à l’état liquide et d’une ligne de CO2 à l’état gazeux circulant dans des tuyaux flexibles en matériaux composites capables de résister à une pression de plus de 100 bar. La ligne liquide est à plus haute pression que la ligne gazeuse. La différence de pression entre les lignes, de l’ordre de 1 à 2 bar, permet d’assurer l’alimentation des échangeurs de chaleur utilisés pour le refroidissement direct, c’est-à-dire sans avoir recours à des machines de froid.
Les trois sous-stations, une par bâtiment, utilisent chacune un échangeur de chaleur pour l’approvisionnement en froid et une pompe à chaleur pour la production de chaleur nécessaire au chauffage et à l’eau chaude sanitaire (figure 2). Une sous-station requiert du réseau uniquement le solde du bilan d’énergie entre ses besoins de chaud et de froid. Par exemple, dans le cas théorique où le bâtiment aurait des besoins en froid et en chaleur parfaitement équilibrés, il ne dépendrait pas du réseau. Il en va de même pour l’ensemble des sous-stations: si les besoins nets en chaud et en froid de tous bâtiments sont nuls, la centrale n’a pas besoin de s’approvisionner à partir de sa source thermique.
À propos du fonctionnement
La puissance totale installée est de 340 kW thermiques pour le «chaud» et 450 kW thermiques pour le froid. En hiver, les pompes à chaleur soutirent de la chaleur au réseau en condensant le CO2 gazeux et en envoyant le CO2 liquide ainsi produit à la centrale. La centrale compense le déficit de CO2 gazeux en évaporant le surplus de CO2 liquide grâce à de la chaleur soutirée à la nappe.
En été, le circuit de rafraîchissement évacue sa chaleur en évaporant le CO2 liquide du réseau, et en envoyant le CO2 gazeux produit à la centrale. La centrale compense alors le déficit de CO2 liquide en condensant le surplus de CO2 gazeux grâce à la chaleur rejetée dans la nappe. Une machine de froid a été installée dans la centrale pour les besoins de démonstration afin de permettre d’émuler différentes températures de sources (par exemple, une rivière, une nappe ou un lac).

Vers une optimisation de la performance énergétique
Le démonstrateur a été mis en service en mode «froid» en mai 2022, puis en mode «chaud» en novembre 2022. Comme le montre la figure 3, il est déjà capable de couvrir plus de 50% des besoins thermiques du site ainsi que de profiter de l’effet anergie, c’est-à-dire de la production simultanée de chaud et de froid (ici, par le biais du local serveur). Cette démonstration de faisabilité (proof of concept) étant déjà établie, les efforts de recherche actuels sont voués à mesurer sa performance énergétique et à trouver des solutions techniques, typiquement de gestion des installations, permettant de l’améliorer.
Références
[1] r744.com/atmosphere-europe-natural-refrigerant-technologies-seen-as-good-investment/
[2] C. Weber, «Multi-objective design and optimization of district energy systems including polygeneration energy conversion», Thèse EPFL no 4018, 2008.
[3] S. Henchoz, «Potential of refrigerant based district heating and cooling networks», Thèse EPFL no 6935, 2016.
[4] P. Chatelan, «Potentiels thermo-économiques comparés de réseaux avancés fonctionnant au CO2 et à l’eau», travail pratique de Master effectué au Laboratoire d’énergétique industrielle de l’EPFL, 2014.
[5] S. Henchoz, C. Weber, F. Maréchal, D. Favrat, «Performance and profitability perspectives of a CO2 based district energy network in Geneva’s city center», Energy, Vol. 85, p. 221-235, 2015.
[6] S. Henchoz, P. Chatelan, F. Maréchal, D. Favrat, «Key energy and technological aspects of three innovative district energy networks», Energy, Vol. 117, p. 465-477, 2016.
[7] R.-A. Suciu, «5th generation district energy systems for low carbon cities», Thèse EPFL no 7332, 2019.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) pour le financement du projet «Démonstration de réseau CO2» au travers de son programme pilote et de démonstration, les sociétés Zero-C et Oiken ainsi que le professeur François Maréchal de l’EPFL pour leurs contributions essentielles à la réussite de ce projet.
Commentaire
Michele Tadé,
Intéressant !