Recharge flexible pour l’énergie de réglage
Contrôle dynamique de bornes de recharge DC et AC
Le nombre de véhicules électriques immatriculés en Suisse est amené à progresser fortement à l’avenir. Un projet propose d’agréger les flexibilités obtenues en modulant les puissances de recharge d’un grand nombre de véhicules lorsqu’ils stationnent longtemps à un endroit afin de valoriser l’ensemble de cette flexibilité sur le marché de l’énergie de réglage.
Longtemps perçues comme une solution d’avenir pour stabiliser le réseau électrique suisse grâce à leur capacité à restituer l’énergie stockée dans les batteries des véhicules électriques au réseau, les infrastructures de recharge bidirectionnelles (Vehicle-to-Grid, V2G) tardent à concrétiser toutes leurs promesses. Leur déploiement se heurte en effet à deux obstacles majeurs: une adoption des infrastructures de bornes de recharge de type bidirectionnel encore trop limitée et l’absence d’un modèle économique viable. Toutefois, une approche novatrice, utilisant uniquement la recharge unidirectionnelle, pourrait bien changer la donne. Le projet «Laderabatt» (Rabais sur la recharge), porté par l’entreprise Clemap en collaboration avec BKW, mise sur un système de gestion dynamique de la charge pour fournir de l’énergie de réglage au réseau, et ce, sans avoir à décharger les batteries des véhicules électriques.
Obstacles au déploiement de la recharge bidirectionnelle
Le déploiement à grande échelle des infrastructures de recharge bidirectionnelles est freiné par plusieurs facteurs. Premièrement, les coûts élevés de ces technologies limitent leur adoption, les rendant plus attractives pour les installations avec autoconsommation [1]. Deuxièmement, les recettes potentielles issues des services au réseau, tels que le réglage primaire, sont actuellement faibles, ce qui réduit l’incitation économique pour les opérateurs [2]. Troisièmement, la complexité des protocoles de communication et le manque de standardisation compliquent l’intégration harmonieuse de ces infrastructures dans les réseaux existants. Enfin, des défis liés à la protection et à la sécurité des données personnelles des utilisateurs freinent également leur adoption à grande échelle.
Miser sur la modulation de la recharge unidirectionnelle
Contrairement aux solutions basées sur des véhicules compatibles avec la recharge bidirectionnelle, et donc capables de réinjecter de l’électricité dans le réseau, l’approche de Clemap se concentre sur le contrôle intelligent des stations de recharge unidirectionnelles. Les structures de loisirs, les commerces ainsi que les parkings des gares et des hôtels disposent généralement d’infrastructures de recharge. Or, sur ces lieux de destination, les véhicules sont souvent parqués toute la journée alors que la recharge ne dure que quelques heures, voire quelques minutes (figure 1). Cet état de fait offre une certaine flexibilité pour piloter la recharge des véhicules électriques. L’objectif de ce projet consiste à ajuster temporairement la puissance de recharge des véhicules en fonction des besoins du système afin d’optimiser l’équilibre du réseau.

Dans cette approche, différentes infrastructures de recharge sont agrégées sous la forme d’une centrale électrique virtuelle (Virtual Power Plant, VPP), ce qui permet de disposer d’un point de gestion de la flexibilité centralisé. Cette flexibilité est ensuite valorisée sur le marché de l’énergie via le pool de réglage de BKW.
Réduire les besoins en matière de stockage stationnaire
À la différence des solutions de stockage stationnaires par batteries classiques, la flexibilité offerte par les véhicules électriques repose directement sur la volonté et la capacité des utilisateurs à rendre leur véhicule disponible pour ces services. Pourtant, ce taux de participation reste souvent sous-estimé dans les analyses, alors qu’il joue un rôle clé dans l’impact réel que cette flexibilité peut avoir sur le système électrique. D’ailleurs, une étude récente menée en Norvège démontre qu’avec un taux de participation à un système de recharge flexible de seulement 50%, les véhicules électriques suffiraient à réduire de 15% les besoins du pays en matière de stockage stationnaire par batteries [3].
Une flexibilité agrégée au cœur des services-système
Pour Clemap et son cofondateur Pascal Kienast, le constat est simple: «Si les grandes sources de flexibilité énergétique sont déjà largement exploitées, les petites puissances, bien que dispersées, représentent un potentiel considérable lorsqu’elles sont agrégées dans un pool de réglage.» Un pool de réglage est un regroupement d’installations de production et de consommation d’électricité qui peuvent être pilotées de manière flexible pour maintenir l’équilibre du réseau électrique.
En Suisse, Swissgrid acquiert des réserves de puissance de réglage sur le marché de l’énergie de réglage. Or, pour pouvoir participer, il faut disposer d’une capacité de réglage d’au moins 5 MW. Ces réserves permettent d’ajuster rapidement la production ou la consommation en cas de déséquilibre du réseau. Ainsi, le regroupement de plusieurs petites installations flexibles via un pool de réglage offre aux petites installations une opportunité de participer au marché de l’énergie de réglage, contribuant ainsi à la stabilité du réseau électrique tout en générant des revenus supplémentaires. Avec l’essor prévu de la mobilité électrique en Suisse, qui pourrait compter un million de véhicules électriques d’ici 2035, l’opportunité de tirer parti de cette flexibilité devient réelle pour la mobilité électrique. Pour Jill Huber, product manager chez BKW Energy, les véhicules électriques ont un rôle à jouer car, selon elle, «chaque kW de flexibilité compte».
Un modèle économique attractif
L’une des principales forces de ce projet réside dans son modèle économique incitatif. Il a pour objectif de réduire de 10% le prix de la recharge, une ambition qui reste encore à confirmer dans le cadre de cette initiative. En outre, le gestionnaire devra partager les revenus avec les utilisateurs. Ces recettes contribueraient à couvrir une partie des coûts d’installation ou d’extension des infrastructures de recharge, tout en proposant des tarifs plus avantageux aux utilisateurs finaux.
Une recharge flexible mais fiable
L’un des principaux enjeux de cette approche consiste à assurer une recharge efficace des véhicules tout en adaptant dynamiquement la puissance soutirée au réseau. Contrairement aux idées reçues, l’intégration des bornes dans un pool de flexibilité ne signifie pas une interruption de la recharge. Seule la vitesse de recharge est modulée, ce qui permet de répondre aux besoins du système sans compromettre l’usage des véhicules.
L’impact de cette modulation sur l’expérience des utilisateurs fait l’objet d’une évaluation approfondie en partenariat avec la haute école ZHAW (Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften). L’objectif consiste à s’assurer que les ajustements restent acceptables pour les conducteurs, en garantissant que leurs besoins en recharge soient toujours satisfaits dans les délais requis.
Singularités et développements techniques
L’innovation au cœur de ce projet repose sur le développement d’un système de gestion de la charge universel et indépendant des constructeurs, capable de piloter de manière centralisée ou locale un parc hétérogène de bornes de recharge AC et DC issues de différents fabricants. Ce système s’appuie sur la plateforme cloud «Flexibility Pooling Control», qui permet non seulement le pilotage en temps réel mais également l’agrégation des infrastructures dans un pool de flexibilité via une API sécurisée, en lien direct avec les services de réglage de BKW (figure 2).
En exploitant exclusivement la modulation de la recharge unidirectionnelle, cette approche écarte le recours aux technologies V2G et cible en priorité des infrastructures encore sous-exploitées telles que les parkings d’entreprises, les gares ou les zones commerciales. Afin de s’adapter aux environnements techniques variés, y compris aux parkings souterrains à connectivité intermittente, une architecture hybride a été mise en place: elle permet un fonctionnement autonome local ou en connexion cloud, selon les besoins. La solution permet ainsi d’optimiser les profils de charge grâce à un lissage dynamique, par exemple en étalant une recharge de 2 h à une puissance de 22 kW sur 4 h à une puissance de 11 kW, contribuant ainsi à réduire les pics de consommation tout en garantissant la satisfaction des utilisateurs finaux. Ce dispositif flexible et résilient offre donc une réponse concrète aux exigences techniques du réseau tout en valorisant la flexibilité disponible sur le marché de l’énergie.
Un déploiement pilote opérationnel sur plusieurs sites
Le projet est désormais entré en phase d’application concrète avec la mise en œuvre d’un système de gestion de la charge à la fois dynamique et statique sur plusieurs sites pilotes en Suisse. Parmi ces derniers, l’entreprise OttoFischer AG constitue une référence avec l’intégration réussie de 31 bornes de recharge AC et DC de divers constructeurs, réparties sur trois sites interconnectés.
Ce déploiement a été doublé d’une réalisation sur le site emblématique du Château de Laufen, où l’infrastructure comprend une station DC Sungrow de 180 kW et plusieurs bornes AC Alfen dédiées aux visiteurs et au public. Le système repose sur un pilotage intelligent permettant une modulation en temps réel de la puissance de recharge, soit de manière totalement locale via des modules autonomes, soit à distance via la plateforme cloud «Flexibility Pooling Control». Cette architecture hybride, fonctionnant avec ou sans liaison cloud, a été spécifiquement pensée pour répondre aux contraintes des environnements complexes tels que les parkings souterrains à connectivité intermittente.
Premiers résultats et retour d’expérience
Les premiers résultats issus des expérimentations sur le terrain confirment la pertinence de cette approche. L’optimisation de la puissance soutirée au réseau a été démontrée sans impact négatif sur l’expérience des utilisateurs finaux. Les usagers bénéficient toujours d’une recharge fiable, tandis que la modulation dynamique permet de réduire efficacement les pics de consommation en étalant la recharge sur des plages horaires élargies. La flexibilité supplémentaire obtenue par ce biais sera proposée à l’avenir sur le marché de l’énergie de réglage. Ce modèle ouvrira également la voie à une nouvelle source de revenus pour les exploitants d’infrastructures de recharge, grâce à la valorisation de la flexibilité sur le marché de l’énergie, qui vient s’ajouter aux recettes classiques de la recharge.
Les enjeux techniques et économiques à venir
Malgré ces avancées, plusieurs enjeux techniques et économiques subsistent et conditionneront la réussite du projet à plus grande échelle. Parmi ceux-ci figure la volatilité des revenus générés par le marché de la réserve de réglage, qui pourrait affecter la rentabilité et la pérennité du modèle économique proposé. Un autre défi réside dans l’absence actuelle d’informations systématiques sur l’état de charge (State of Charge, SoC) des véhicules connectés, ce qui limite la capacité de prévision des disponibilités de flexibilité au sein des pools de réglage. À cela s’ajoute la nécessité de maintenir le confort en matière d’utilisation pour les conducteurs: le lissage de la puissance de charge ne doit en aucun cas compromettre la disponibilité du véhicule à l’heure définie par l’utilisateur. Enfin, l’intégration de ces systèmes dans des environnements techniques complexes, comme les parkings souterrains, pose des défis spécifiques, notamment en matière de gestion des puissances de raccordement et de limitations locales des réseaux.
Vers une participation incontournable?
Dans un avenir où la mobilité électrique prendra une place prépondérante, l’adhésion à des pools de flexibilité pourrait devenir la norme, à l’image de ce qui se pratique déjà en Scandinavie. Avec son projet de gestion dynamique des bornes de recharge, Clemap propose une alternative pragmatique aux solutions bidirectionnelles classiques en misant sur un contrôle intelligent des infrastructures existantes telles que les stations de recharge unidirectionnelles, qu’elles soient situées ou non dans des parkings souterrains. Cette approche innovante, à la fois économiquement viable et adaptée aux infrastructures existantes, pourrait jouer un rôle clé dans le renforcement de la flexibilité du réseau électrique suisse. Dans un contexte de forte croissance des véhicules électriques et de recherche active de solutions de stabilité énergétique, cette approche pourrait s’imposer comme une référence incontournable dans les années à venir.
Références
[1] S. Schopfer, M. Piffaretti, «Une centrale virtuelle de 50 voitures électriques», Bulletin Electrosuisse 8/2024, p. 44-47, 2024.
[2] B. Bowler, S. Nowak, A. Papaemmanouil, «Vehicle-to-Grid pour la décarbonation», Bulletin Electrosuisse 5/2023, p. 33-37, 2023.
[3] T. V. Hvidsten, M. Roithner, F. E. Benth, M. Zeyringer, «Driving towards net-zero: The impact of electric vehicle flexibility participation on a future Norwegian electricity system», arXiv:2501.06502, soumis le 11 janvier 2025.
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