Préserver le potentiel des lacs de barrage
Sédimentation des lacs de retenue
Comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, dans les Alpes, l’érosion due aux intempéries entraîne l’arrivée de pierres, de gravier, de sable et de limon dans les lacs de barrage, réduisant d’autant leur volume de stockage. Un projet de l’ETH Zurich a montré que des galeries de dérivation des sédiments pouvaient fortement atténuer le problème.
Klaus Jorde dirige le programme de recherche Force hydraulique à l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) et bénéficie d’une grande expérience en tant que consultant sur des projets hydroélectriques réalisés dans le monde entier. La sédimentation croissante des lacs de barrage constitue un problème auquel il est régulièrement confronté: «L’apport de pierres, de gravier et de sédiments fins réduit le volume de retenue des lacs de barrage au fil des ans et par là même, le potentiel de stockage énergétique. Au niveau mondial, le volume de retenue perdu en raison de la sédimentation est supérieur à celui gagné par la construction de nouveaux barrages», explique-t-il. L’ampleur de la sédimentation à laquelle est confronté un lac de retenue dépend de nombreux facteurs (par exemple de la géologie et de l’érosion dans le bassin versant, de la capacité de transport du flux entrant, de la taille du lac de retenue, ou encore du temps de séjour moyen de l’eau dans le lac). Certains lacs de barrage rencontrent déjà d’importants problèmes de sédimentation après quelques années seulement, tandis que d’autres n’ont encore aucun problème même après une centaine d’années.

La sédimentation des lacs de retenue est aussi très problématique en Suisse. Selon une étude de la United Nations University au Canada, 33% du volume de retenue des lacs de barrage suisses seront perdus à cause de la sédimentation d’ici 2050. Le professeur Robert Boes, directeur du Laboratoire d’hydraulique, d’hydrologie et de glaciologie (VAW) de l’ETH Zurich, évalue la situation de manière plus nuancée: «Selon nos estimations, la sédimentation moyenne de tous les lacs de retenue ne sera pas aussi élevée. Cependant, nous constatons que certains lacs de barrages ont déjà d’importants problèmes de dépôts de sédiments et que nous avons urgemment besoin de solutions». La sédimentation réduit non seulement le volume de stockage, mais peut également devenir un problème en matière de sécurité si les dépôts atteignent le barrage et y obstruent les prises d’eau, par lesquelles l’eau est prélevée dans les lacs de retenue, ou les vidanges permettant de vider les lacs lors de situations critiques.
Empêcher que les sédiments n’atteignent le lac de retenue
Le lac de barrage de Solis, situé en aval de Tiefencastel (GR), est connu pour ses problèmes de sédimentation. Le barrage a été construit entre 1982 et 1986 pour un coût de 25 mio. CHF et, au cours des 30 années qui ont suivi, son lac de retenue a perdu la moitié de son volume de stockage, et ce, bien que le gravier ait été régulièrement dragué à la racine du barrage. Des calculs ont montré que l’Albula charriait tellement de sédiments dans le lac de retenue qu’après 20 ans, celui-ci ne pourrait plus être utilisé. Pour remédier à cette situation, une galerie de dérivation des sédiments d’un coût de 37 mio. CHF a été mise en service en 2012 par EWZ (Elektrizitätswerk der Stadt Zürich), qui exploite le lac de retenue par le biais des Kraftwerke Mittelbünden. La galerie, longue de 968 m, détourne les pierres, le gravier, le sable et les sédiments fins du barrage et les achemine vers l’aval, d’où ils sont naturellement emportés par l’Albula. La galerie de dérivation n’est en service que pendant les décharges de crue, lorsque de grandes quantités d’eau provenant des sommets transportent beaucoup de sédiments vers l’aval.

Douze galeries de dérivation sont actuellement utilisées en Suisse pour des lacs de retenue de petite et moyenne taille. Mais il existe aussi d’autres instruments permettant de limiter la sédimentation des lacs de retenue:
- Des mesures prises en amont du lac de retenue peuvent réduire l’apport de sédiments dans ce dernier. Par exemple, l’érosion dans le bassin versant peut être réduite par l’afforestation. Les pierres, le gravier et le sable peuvent en outre être interceptés par des barrages de retenue des sédiments (lesquels doivent alors être régulièrement vidés). Il serait également envisageable de créer un «lac de dessablage» supplémentaire en aval des glaciers, où les sédiments se déposeraient avant d’atteindre les barrages situés plus en aval.
- Les sédiments peuvent aussi être dragués, pompés ou évacués du lac de retenue. Le petit lac de barrage de Gibidum (VS), par exemple, est vidé chaque année ou tous les deux ans, ce qui permet d’évacuer les sédiments par la même occasion. La possibilité de turbiner de l’eau contenant des sédiments fins (comme à Bolgenach, dans le Vorarlberg) n’est guère utilisée jusqu’à présent, mais pourrait constituer une option à l’avenir si les projets de recherche correspondants sont couronnés de succès.
- Des adaptations structurelles sont également possibles, par exemple le rehaussement d’un barrage afin d’augmenter le volume de la retenue et de compenser ainsi le volume d’eau perdu en raison des sédiments. Ceci a été réalisé par exemple en 1989/91 au lac de Mauvoisin (VS). Dans le cas de nouvelles installations, il peut être avantageux de les construire dans des vallées secondaires: ceci permet de capter l’eau du cours d’eau principal et de ne la dévier vers le barrage qu’après dessablage. Ainsi, les sédiments peuvent être efficacement tenus à l’écart du lac de retenue.
Au cours de ces dix dernières années, une équipe de chercheurs du VAW a étudié l’efficacité de la galerie de dérivation du lac de retenue de Solis. L’équipe a également cherché des possibilités d’optimisation à prendre en compte lors de la construction de nouvelles galeries de dérivation. Les chercheurs ont utilisé des méthodes sophistiquées qui leur permettent de déterminer de manière fiable la quantité de sédiments charriée dans un cours d’eau de montagne, mais aussi l’apport de sédiments dans le lac de retenue. Le projet a été soutenu financièrement par l’OFEN.

L’apport de sédiments a fortement diminué
Les mesures réalisées sur plusieurs années montrent qu’entre octobre 2018 et novembre 2021, près de 50'000 m3 nets de sédiments se sont déposés dans le lac de retenue. Durant la même période, plus de 200'000 m3 de sédiments ont été déviés via la galerie de dérivation. Sans cette dernière, le niveau du lit du lac aurait augmenté en moyenne d’environ 1 m pendant ce laps de temps. Grâce à elle, seuls 12% des sédiments contenus dans l’affluent se sont donc déposés dans le lac de retenue, contre 83% sans galerie de dérivation (les 17% restants auraient été évacués avec l’eau turbinée ou par les déversoirs). Grâce à cette mesure, la sédimentation annuelle a pu être réduite de 81'000 m3 à 17'000 m3.

On savait déjà que les galeries de dérivation étaient efficaces. Les nouveaux résultats sont particulièrement intéressants parce que la galerie de dérivation du lac de Solis ne recueille pas l’eau chargée de sédiments à son arrivée dans le lac de retenue, mais au milieu de celui-ci, et lui fait contourner le barrage. «Nous avons pu démontrer que ce type de galerie de dérivation des sédiments a, lui aussi, une efficacité comparable à celle d’autres galeries de dérivation en Suisse ou, par exemple, au Japon», explique Ismail Albayrak, responsable de projet et chercheur au VAW.
Recommandations aux exploitants
Le cours de l’Albula est barré par le barrage de Solis peu après Tiefencastel. La distance entre son embouchure dans le lac de retenue, appelée «racine du barrage», et l’entrée de la galerie de dérivation est de plus de deux kilomètres. Lorsque la rivière de montagne charrie des sédiments dans le lac, ceux-ci sont freinés par l’eau du lac. Plus le niveau d’eau est élevé, plus cet effet de freinage est important. Cela signifie que les exploitants du lac de retenue peuvent accélérer le transport des sédiments depuis la racine du barrage jusqu’au début de la galerie de dérivation en abaissant le niveau de l’eau du lac. Si celui-ci est suffisamment abaissé, l’Albula entraîne même des sédiments qui se trouvaient déjà auparavant dans le lac et les transporte vers la galerie de dérivation. Ainsi, la galerie évacue plus de sédiments que l’Albula n’en amène dans le lac au cours de la même période.
Dans ce cas de figure, la galerie de dérivation fonctionne donc avec une efficacité de plus de 100%. Les chercheurs de l’ETH ont pu montrer que celle-ci peut atteindre 250% dans des conditions d’exploitation favorables (bas niveau d’eau). La galerie de dérivation agit désormais quasiment comme un dispositif qui «aspire» les sédiments du lac et augmente ainsi à nouveau son volume de stockage. Sur la base de ces observations, les scientifiques peuvent fournir des consignes précises aux exploitants du barrage de Solis: «Pour obtenir une efficacité élevée, comprise entre 70% et 250%, le niveau minimum de l’eau devrait se situer autour de 813 m au-dessus du niveau de la mer», indique le rapport final du projet.
De nouvelles approches de recherche sont nécessaires
Les galeries de dérivation peuvent endiguer efficacement la sédimentation des lacs de retenue, comme le prouve l’exemple du lac de Solis. Cette solution technique présente toutefois aussi des inconvénients: en raison de leur coût considérable, les galeries de dérivation n’entrent en ligne de compte que pour les petits lacs de retenue. De plus, l’eau évacuée par les galeries de dérivation ne peut pas être utilisée pour la production d’électricité, ce qui constitue un inconvénient économique.
D’autres approches sont donc nécessaires pour lutter contre la sédimentation. Les chercheurs de l’ETH étudient l’une d’elles sur le site du barrage de Bolgenach, dans le Vorarlberg: les sédiments fins qui se sont déposés au fond du lac de retenue sont pompés et ajoutés par petites doses à l’eau utilisée pour la production d’électricité. Les chercheurs impliqués veulent déterminer l’influence du dosage et de la taille des particules de sédiments, et voir si l’abrasion des turbines peut être contenue dans des limites acceptables lorsque celles-ci sont recouvertes d’un film protecteur robuste.
Littérature complémentaire
Le rapport final du projet «Reservoir sedimentation, management and operation at the case study reservoir Solis» peut être consulté à l’adresse suivante: www.aramis.admin.ch/Texte/?ProjectID=41723
D’autres articles spécialisés consacrés à des projets de recherche, des projets pilotes, des projets de démonstration et des projets phares dans le domaine de l’énergie hydraulique sont disponibles à l’adresse suivante: www.bfe.admin.ch/ec-wasser
Des informations complémentaires peuvent être obtenues auprès de Klaus Jorde, responsable externe du programme de recherche «Force hydraulique» de l’OFEN.
Contexte
Sédiments
Le terme «sédiments» désigne des particules minérales de toutes tailles: les plus grosses (pierres, gravier, sable grossier) sont charriées au fond du cours d’eau, les plus fines (sable plus fin, limon, argile) se trouvent généralement en suspension dans la colonne d’eau. Les sédiments et les matériaux flottants (principalement le bois) sont regroupés sous le terme de «matières solides». En Suisse, on utilise aussi volontiers le terme anglais «silt» pour désigner le limon.
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