Article Marché de l’énergie , Régulation

L’accord bilatéral sur l’électricité avec l’UE

Perspectives sur l’historique et l’avenir d’un accord critique et complexe

30.08.2019

Un accord sur l’électricité avec l’UE est en négociation depuis 2007, ce qui en fait presque la plus longue des négociations entre l’UE et la Suisse. De nombreuses questions restent à régler avant qu’il puisse être signé. Cependant, l’accord est vital pour la Stratégie énergétique 2050, les consommateurs suisses et l’économie en général.

L’absence persistante d’accord sur l’électricité soulève des préoccupations concernant la sécurité de l’approvisionnement et la faisabilité de la Stratégie énergétique. Quelle est la toile de fond de cet accord, pourquoi est-il si important, et où nous mènera-t-il? Ce texte est le résumé d’une étude du Programme national de recherche 70/71 du FNS, dont la publication est prévue sous peu. La première partie décrit l’historique des relations Suisse-UE en matière d’énergie et de l’accord. La deuxième partie explore des scénarios futurs de relations Suisse-UE en matière d’énergie en s’appuyant sur un modèle de simulation hybride développé à l’EPFL.

Historique des relations UE-Suisse en matière d’énergie

Pendant les années 90, l’UE a opté pour la libéralisation afin de faciliter l’intégration et l’harmonisation des marchés nationaux de l’électricité. Différents «Paquets énergie» ont été élaborés à cet effet. Vers la même époque, le gouvernement suisse a commencé à rédiger la Loi sur le marché de l’électricité (LME). En Suisse, l’élan de libéralisation était motivé par la situation géographique du pays, entièrement encerclé par l’UE, ainsi que par la promesse de bienfaits économiques.

En 1992, l’adhésion à l’Espace économique européen a été rejetée par référendum. Il a fallu chercher une alternative. La Suisse et l’UE ont entamé des négociations pour un premier ensemble d’accords bilatéraux. Les négociations pour ce premier volet n’incluaient pas le domaine de l’énergie, mais un accord technique basé sur le premier Paquet énergie, et la LME était en cours d’ébauche en vue de la préparation aux négociations politiques d’un accord bilatéral sur l’électricité. Avant d’entamer les négociations officielles, les responsables européens souhaitaient attendre qu’une version finale de la LME soit disponible et qu’un éventuel référendum ait eu lieu. Les «Accords bilatéraux I» ont donc été signés en 1999 sans que l’énergie y soit incluse.

Le gouvernement suisse a finalisé la LME en 2000. La législation était très semblable au premier Paquet énergie de l’UE et incluait une ouverture complète du marché. Mais en 2002, la LME a été rejetée par 52.5% de la population suisse. Jusque-là, l’implication de la Suisse dans le contexte énergétique européen était fondée sur la disposition de la Suisse à y participer, et la crédibilité des représentants suisses dans les discussions européennes reposait sur une diplomatie habile et sur la «promesse» qu’une législation compatible avec la législation européenne – la LME – était en voie d’adoption, que l’intégration allait avancer et que leur présence était donc nécessaire. Après le rejet de 2002, la position suisse a perdu en crédibilité. Malgré cela, le rejet n’a pas suscité de forte réaction de Bruxelles, principalement parce que la Suisse n’était à l’époque pas considérée comme importante pour le succès du marché intérieur de l’électricité. De plus, l’intégration technique semblait assurée par les normes UCTE, le prédécesseur de l’ENTSO-E. L’exclusion de l’intégration politique n’impliquait donc pas que la Suisse allait aussi devoir se passer d’intégration technique.

Un changement important s’est produit en 2003, lorsqu’une importante panne de courant prenant sa source à la frontière helvético-italienne a eu des répercussions immenses en Italie. Environ 56 millions de personnes ont été privées d’électricité et les préjudices économiques ont été estimés à CHF 1.2 milliard. La Suisse a fait l’objet de vives critiques parce qu’elle n’avait pas réagi à temps et ne disposait pas de véritable gestionnaire de réseau de transport (GRT). Cet incident a entraîné un changement de paradigme dans la manière dont de nombreux acteurs européens considéraient la Suisse : elle n’était plus vue comme un pays insignifiant et marginal en matière d’électricité. Une collaboration plus étroite s’imposait pour garantir la sécurité de l’approvisionnement. L’UE et la Suisse ont annoncé leur intention d’entamer des négociations en vue d’un accord bilatéral sur l’électricité en 2005. Les négociations ont débuté en 2007.

La Suisse avait déjà commencé à instaurer des changements compatibles avec l’UE et les négociations ont donc bien démarré. Le processus de libéralisation avait été relancé en 2003, lorsque le Tribunal fédéral avait statué que l’accès des tiers au réseau était déjà requis par la Loi sur les cartels. Le processus législatif pour une nouvelle loi a été lancé, avec pour résultat en 2007 la Loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl). La première phase d’ouverture du marché a été définie pour 2009 et l’ouverture complète pour 2014 au plus tôt. La LApEl exigeait par ailleurs la création d’une autorité de régulation nationale (ElCom) et d’un GRT (Swissgrid).

Pendant que les négociations pour un accord sur l’électricité étaient en cours, l’UE a commencé à signaler qu’elle souhaitait qu’un cadre institutionnel régisse les relations avec la Suisse, en instaurant une condition pour de nouveaux accords d’accès au marché. Les négociations pour un accord institutionnel ont débuté en 2013. Cependant, la fin de celles portant sur l’accord sur l’électricité était déjà en vue. Un consensus avait été trouvé pour la plupart des sujets, mais le référendum contre l’immigration de masse en 2014 a mis à mal les relations entre la Suisse et l’UE, interrompant abruptement toutes les négociations. Une nouvelle législation européenne sur l’énergie adoptée à ce moment-là, les Codes de réseau, exclut explicitement la Suisse de toute participation en matière d’allocation de capacité à terme, de couplage de marchés intraday et day-ahead, et de marchés européens d’ajustement, sauf nécessité stricte pour la sécurité du système. Il en résulte une perte d’opportunités de négoce et de vente, une quantité accrue de loop-flows et un besoin de redispatching en Suisse.

Une ouverture politique s’est créée en décembre 2016, lorsque la Suisse a instauré la nouvelle Loi sur les étrangers (LEtr), compatible avec l’Accord bilatéral sur la libre circulation des personnes. L’UE a accueilli la nouvelle loi avec une attitude ouverte, mais prudente. Il était à nouveau possible de progresser. La situation était toutefois très différente de 2007, lorsque les négociations avaient débuté. Depuis 2007, les législations suisse et européenne en matière d’énergie avaient continué de s’écarter l’une de l’autre, et l’accord sur l’électricité est devenu un élément de marchandage dans les négociations concernant le cadre institutionnel. De plus, le Brexit en 2016 a sensiblement modifié le ton des négociations. L’UE était dans l’incapacité d’accorder trop de concessions à la Suisse et de créer ainsi un précédent trop souple pour le Royaume-Uni.

Fin 2017, le Conseil fédéral a annoncé qu’il comptait poursuivre le processus de libéralisation indépendamment de l’accord sur l’électricité, citant comme objectifs l’élimination de distorsions du marché et la stimulation de l’innovation. Une révision de la LApEl a été soumise à consultation publique fin 2018. Les dernières négociations concernant l’accord sur l’électricité se sont tenues en été 2018 et devraient reprendre lorsque l’accord institutionnel sera signé.

L’avenir de l’accord

Les conséquences quantitatives d’un accord sont explorées par simulation. (figure 1) Le modèle utilisé, développé à l’EPFL, est un modèle hybride qui combine la dynamique des systèmes et la modélisation à base d’agents, deux méthodologies courantes pour simuler les dynamiques à long terme de systèmes et de transitions énergétiques. Ces méthodologies sont particulièrement bien adaptées au domaine des systèmes énergétiques parce qu’elles ne reposent pas sur des hypothèses idéalisées, mais se fondent sur des hypothèses plus réalistes basées sur un cas particulier.

Trois scénarios sont avancés: l’accord sur l’électricité est conclu en 2020, en 2030, ou jamais. Bien entendu, la mise en œuvre de tels scénarios dans un modèle quantitatif présente un grand nombre de problèmes et de difficultés. Il existe une forte incertitude quant aux implications d’une exclusion du marché européen sur le long terme, et beaucoup des conséquences d’un accord ou d’une absence d’accord seront de nature politique et n’apparaîtront donc pas dans une simulation quantitative. Une description détaillée du modèle, des hypothèses et des données est disponible dans l’étude complète.

Mix énergétique

Les simulations ne montrent pas d’impact direct significatif sur les investissements dans les énergies renouvelables. Un impact majeur sur les investissements dans les centrales au gaz naturel (figure 2) est en revanche pressenti. Si aucune entreprise n’investit dans des centrales à gaz en cas de plein accès au marché européen grâce à un accord sur l’électricité, les investissements sont conséquents en l’absence d’un tel accès. Les simulations indiquent une moyenne de 1.0 GW d’ici 2040, soit l’équivalent d’une grande centrale nucléaire.

Dans ce scénario sans accord, les subventions accordées aux énergies renouvelables impactent directement les investissements gaziers: les simulations indiquent en moyenne 1.4 GW de centrales à gaz supplémentaires d’ici 2040 en l’absence de telles subventions. Ces résultats confirment l’importance d’un soutien continu aux énergies renouvelables en Suisse et d’un accord bilatéral sur l’électricité pour la réussite de la Stratégie énergétique.

Sécurité de l’approvisionnement

Aucun problème de sécurité de l’approvisionnement n’apparaît avant 2030 (figure 3), même en l’absence de signature d’un accord avec restriction sévère des possibilités d’importation. Ces résultats concordent avec ceux des études de la sécurité de l’approvisionnement réalisées par l’ElCom et l’OFEN. Sans accord, les problèmes commencent à apparaître après 2030, notamment après la fermeture de Leibstadt. Lorsqu’un accord est signé avant cette date, ces problèmes n’apparaissent pas.

Prix de l’électricité

Les prix de gros en Suisse étant tellement influencés par ses voisins, l’indicateur le plus intéressant est la manière dont les prix suisses évoluent par rapport à la moyenne européenne (figure 4). Les prix se situent actuellement environ au même niveau et y resteront pour les années à venir, passant légèrement au-dessus de la moyenne européenne à mesure que progresse la sortie du nucléaire. Cet effet n’est pas prononcé en cas de signature d’un accord en 2020, avec des prix moyens supérieurs d’environ 3 à 5 CHF/MWh. L’effet est plus important si un accord n’est signé qu’en 2030, avec des prix jusqu’à 20 CHF/MWh plus élevés. En l’absence d’accord, cette différence se creuse fortement sur le long terme, atteignant jusqu’à 40 CHF/MWh. Ces estimations souffrent d’une grande incertitude, car il est de plus en plus difficile d’estimer l’impact d’une absence d’accord sur le long terme, et il est improbable qu’à un horizon si lointain, cela ne s’accompagne pas d’autres mesures politiques. Quoi qu’il en soit, les résultats montrent qu’un accord est important pour maintenir les prix de l’électricité à un niveau comparable à celui de nos voisins.

Commerce transfrontalier

La Suisse devient plus fortement tributaire d’importations dans toutes les simulations. Cette dépendance augmente fortement aux alentours des fermetures attendues des centrales nucléaires de Gösgen et Leibstadt. Le déficit commercial dû aux importations et aux exportations d’électricité augmente donc dans toutes les simulations (figure 5). En l’absence d’accord, le déficit pourrait être plus élevé de CHF 300 millions par an d’ici 2030. Il devrait encore se creuser après 2030 en l’absence d’accord, mais l’incertitude des résultats augmente également de manière massive, pour les mêmes raisons que dans le cas des prix de gros.

Conclusions

Un accord sur l’électricité avec l’UE est en négociation depuis 2007, ce qui en fait presque la plus longue des négociations entre l’UE et la Suisse. De nombreuses questions restent à régler avant qu’il puisse être signé, principalement l’accord sur le cadre institutionnel. La pression de parvenir à un accord augmente. En l’absence d’accord, les coûts vont augmenter à court terme, et la sécurité de l’approvisionnement tout comme le succès de la transition énergétique seront menacés à long terme. Des concessions politiques envers l’UE seront très probablement nécessaires. La marge de négociation dont dispose la Suisse pour obtenir des exceptions aux réglementations européennes a diminué à mesure que l’UE poursuivait ses efforts d’harmonisation et de renforcement de son marché intérieur. Quoi qu’il en soit, l’accord sur l’électricité est important non seulement pour les objectifs climatiques de la Suisse, mais aussi pour le secteur de l’électricité et l’économie dans son ensemble.

Littérature complémentaire

P. A. van Baal, M. Finger, M. Fischer, M. Maggetti, L. Morger, G. Pflieger, J. E. Refle, (sous presse), The Swiss Energy Transition and the Relationship with Europe, Fonds national suisse de la recherche scientifique, PNR 70/71, Berne, Suisse.

P. A. van Baal, M. Finger, The Effect of European Integration on Swiss Energy Policy and Governance, Politics and Governance, 7(1), 2019.

Lien

www.epfl.ch/labs/mir

Auteur
Paul Adrianus van Baal

est étudiant en doctorat à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Chaire La Poste en management des industries de réseau.

  • EPFL MIR
    1015 Lausanne
Auteur
Prof. Matthias Finger

est professeur ordinaire à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Chaire La Poste en management des industries de réseau.

  • EPFL MIR
    1015 Lausanne

Commentaire

Philippe Huber,

Excellente analyse, mais à long terme l'évolution des coûts va dépendre aussi fortement des développements technologiques dans le domaine des batteries et power to gas. L'autonomie a toujours un prix, mais elle offre aussi l'avantage de développer des solutions mieux adaptées aux spécificités suisses.

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