L’IA au service des fournisseurs d’énergie
Décarbonation du secteur bâti grâce au design génératif
Avec la majorité des bâtiments chauffés aux énergies fossiles et un taux de rénovation de seulement 1% par an, est-il encore réaliste d’atteindre les objectifs climatiques? Une planification entièrement digitalisée appuyée par l’IA permettrait de pallier le manque de main-d’œuvre en priorisant les projets à fort impact.
Les fournisseurs d’énergie jouent un rôle clé dans la décarbonation des bâtiments, que ce soit par le déploiement de réseaux thermiques ou de panneaux solaires, ou en accompagnant les villes dans l’élaboration de plans énergétiques territoriaux. Cependant, avec deux tiers des bâtiments encore chauffés aux énergies fossiles, un taux de rénovation de seulement 1% par an et une pénurie de main-d’œuvre qualifiée [1,2], un nouveau défi se pose: comment atteindre les objectifs climatiques au rythme et à l’échelle requis? Aujourd’hui, des solutions digitales innovantes permettent «de faire plus avec moins», en rendant les équipes actuelles plus productives et en permettant de concentrer les ressources limitées – tant financières que temporelles et matérielles – sur les projets présentant le plus fort impact.
Urbio, une société suisse de développement logiciel fondée en 2020 comme spin-off de l’EPFL Valais Wallis, a mis au point un outil qui innove sur trois fronts, combinant dans une plateforme Web, données fiables, cartes interactives et un module dit de «design génératif». Ce dernier module, en cours de dépôt de brevet, permet de générer intuitivement des scénarios énergétiques géoréférencés, un peu comme lorsque l’on façonne aujourd’hui du contenu textuel avec des outils tels que ChatGPT.
Un système énergétique complexe
Le déploiement en masse de pompes à chaleur, réseaux thermiques, panneaux solaires, bornes de recharge et autres systèmes décentralisés complexifie la tâche des énergéticiens. Autrefois, les flux d’énergie étaient relativement simples: ils provenaient de quelques sources centralisées et étaient acheminés vers des consommateurs relativement prévisibles. Aujourd’hui les rôles et les frontières s’estompent, notamment en raison de notre dépendance à l’égard de ressources intermittentes et de l’émergence de «prosommateurs», qui consomment l’électricité qu’ils produisent de manière décentralisée.
En outre, la fragmentation, voire l’absence, de sources de données crée de l’incertitude lorsqu’il s’agit d’investir dans des projets à forts besoins en capital. Avec des milliers de milliards de francs investis dans la décarbonation des bâtiments à l’échelle mondiale et une main-d’œuvre qui se raréfie, une planification efficace en amont est vitale pour assurer que les acteurs locaux priorisent leurs efforts sur les projets les plus rentables et à fort impact sur leurs objectifs en matière de réduction des émissions de CO2 et d’utilisation des énergies renouvelables.
Actuellement, nous ne disposons pas des ressources humaines nécessaires pour mener à bien ces plans au rythme et à l’échelle requis pour s’aligner sur les objectifs des accords de Paris. Les méthodes traditionnelles sont chronophages et limitent la capacité d’explorer le champ des possibles de manière systématique et dynamique.
Par ailleurs, les données utilisées pour informer les décisions d’investissements doivent être structurées et facilement accessibles, afin de permettre le suivi et la mise à jour de plans d’affaires de projets d’infrastructure dans un contexte dynamique, où les paramètres changent quasi quotidiennement.
Données, cartographie et IA
Dans les coulisses du parc d’innovation Energypolis, en Valais, la start-up Urbio a développé une plateforme Web réunissant trois modules innovants et complémentaires (figure 1). L’objectif: permettre aux fournisseurs d’énergie et aux bureaux d’ingénieurs d’identifier les opportunités les plus intéressantes dix fois plus rapidement qu’auparavant. Cette plateforme permet aux utilisateurs de repérer les meilleures opportunités à l’échelle nationale, puis de dimensionner les systèmes énergétiques ainsi que leurs paramètres techno-économiques, le tout sur une base de données clés en main et personnalisable selon ses préférences.
Chaque module a une fonction bien spécifique. La «data factory» centralise et combine plus de 80 sources de données différentes, y compris des sources open data. Viennent s’y ajouter des attributs provenant de modèles de machine learning, voire de bases de données des utilisateurs. Si, historiquement, la collecte et le traitement manuels de données pouvaient représenter jusqu’à la moitié d’un budget de planification énergétique, cette solution peut réduire les coûts à moins de 1% du budget total.
Le «digital twin», ou jumeau numérique, agit comme un Google Maps dédié aux données énergétiques. Au lieu d’y chercher des restaurants gastronomiques ou des itinéraires piétons comme sur la plateforme de Google, les utilisateurs se connectent au jumeau numérique pour y trouver des informations telles que la demande en chaleur d’un bâtiment ou le revêtement de sa toiture. Si ce genre d’exploration peut se faire aujourd’hui sur des systèmes d’information géographiques classiques – moyennant des connaissances fines en la matière –, Urbio démocratise ces outils afin que des équipes techniques et commerciales entières puissent bénéficier de la valeur ajoutée de cartes visuelles et interactives, sans besoin de formation avancée. Autre avantage: ce jumeau numérique permet d’explorer, de filtrer et d’agréger des millions de bâtiments simultanément, à la volée.
Enfin, le «design génératif», alimenté par l’intelligence artificielle (IA), automatise la création de scénarios géoréférencés basés sur les objectifs et les contraintes de l’utilisateur. En s’appuyant sur un jeu de données complet et transparent, le modèle fournit des résultats précis et à la minute. Là où la génération manuelle d’un scénario peut prendre plus de 40 h – entre préparation des données et modélisation du problème –, ce module produit des résultats similaires en 5 min.
L’IA comme compagnon de travail
Au-delà des algorithmes sous-jacents, Urbio innove également dans la manière dont les utilisateurs interagissent avec la plateforme pour produire le résultat escompté. Bien que proche en nom de «l’IA générative», le design génératif de la solution diffère des modèles de langage (LLM, Large Language Models) employés, notamment chez ChatGPT. Si ces outils excellent dans les interactions verbales avec les utilisateurs pour la génération de contenus créatifs textuels ou visuels, les résultats restent largement inexplicables et limités lorsqu’il s’agit de travailler avec des nombres ou des informations spatiales. À l’inverse, Urbio est en train de breveter une solution permettant de produire des scénarios zéro émission nette géoréférencés optimisés et explicables, tout en permettant une interaction intuitive avec l’utilisateur, directement sur une carte. Ainsi, plutôt que de compter sur la machine pour produire une «solution finale» – qui est rarement à la hauteur de la complexité du monde réel –, les utilisateurs façonnent leur plan de manière itérative, en incorporant leur savoir-faire et leurs connaissances contextuelles, tandis que les algorithmes recalculent les indicateurs à la volée en optimisant différents objectifs tels que les émissions de CO2, les coûts d’investissement ou d’autres objectifs encore. L’utilisateur reste ainsi aux commandes et son «compagnon» digital soutient ses actions en arrière-plan.
En s’appuyant sur le design génératif, les acteurs de l’énergie peuvent passer au crible des territoires plus vastes, beaucoup plus rapidement qu’auparavant. Les résultats se trouvent améliorés, car différentes options peuvent être comparées à moindres frais, permettant d’augmenter le retour sur investissement.
Quels sont les bénéfices pour les énergéticiens?
Les réseaux thermiques sont un sujet d’actualité pour beaucoup d’énergéticiens suisses, comme Romande Energie, Groupe E ou Oiken. En Suisse alémanique, le fournisseur d’énergie CKW a souhaité savoir quelles étaient les prochaines zones prioritaires pour la mise en place de réseaux de chaleur dans son secteur d’activité. Face à la nécessité d’agir rapidement dans un environnement dynamique, il a cherché à améliorer son processus.
Par le passé, les évaluations de CKW impliquaient en effet un effort manuel important: collecte des attributs des bâtiments, cartographie des données de base dans des outils SIG de bureau, puis ajustement de modèles de demande thermique dans des feuilles de calcul ad hoc. Les processus souffraient de données lacunaires et de travail répétitif. Avec la solution présentée, CKW a pu automatiser l’ensemble du processus, économisant de précieuses heures de travail et permettant à l’équipe de se concentrer sur l’exploration de scénarios avec l’appui de cartes et d’indicateurs clés en main (figure 2).
L’avantage principal de cette approche entièrement digitalisée consiste dans le fait qu’elle permet de comparer des variantes répondant à différents objectifs et de ne retenir que celles correspondant aux objectifs stratégiques visés. La figure 3 illustre comment trois scénarios indicatifs – générés à la volée par l’IA selon les objectifs de l’utilisateur – peuvent facilement être comparés. Le scénario 1 présente une solution ambitieuse, dans laquelle l’intégralité des bâtiments du site est raccordée au réseau. La réduction des émissions de gaz à effet de serre y est la plus importante, mais également les coûts d’investissement. À l’inverse, le scénario 3 ne vise qu’à raccorder un seul type de bâtiment, en l’occurrence ceux chauffés au mazout. Dans ce scénario, près de 84% des émissions peuvent être économisées pour seulement 14% des bâtiments raccordés et environ un dixième des coûts d’investissement, ce qui représente une solution stratégique si tel est l’objectif visé. Au final, la décision appartient aux utilisateurs, qui peuvent explorer plus d’une centaine de critères disponibles dans la plateforme et ainsi optimiser les investissements.
Références
[1] Luigi Jorio, «Un siècle pour rénover tous les bâtiments en Suisse», swissinfo.ch, 15 janvier 2020.
[2] Justine Fleury, «Faute de main-d’œuvre qualifiée, la Suisse pourrait rater sa transition énergétique», Agefi, 15 décembre 2021.
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