Hydraulique versus batteries?
L’hydraulique et son potentiel de stockage
Le premier volet de mesures de la SE 2050 est actuellement mis en œuvre. La forte augmentation de la production d’énergie à partir d’agents énergétiques renouvelables pose surtout une question essentielle: comment stocker efficacement l’excédent?
Éléments centraux de la Stratégie énergétique 2050, les accumulateurs d’énergie ont fait leur entrée dans les médias et en politique. Ils sont souvent évoqués de manière très générale, sans indication temporelle ni quantitative, alors même qu’il faudrait commencer par éclaircir ces points clés. Les accumulateurs capables de stocker quelques kWh pendant un petit nombre d’heures sont d’ores et déjà disponibles et ont depuis longtemps abandonné leur statut de prototype ou de série limitée. L’affaire se complique lorsqu’il s’agit de conserver une très grande quantité d’énergie des mois durant pour la consommer ultérieurement. C’est notamment le cas avec la surproduction estivale (que l’on espère importante à l’avenir), utilisée l’hiver suivant. Cet aspect est incontournable puisqu’en été, la quantité d’énergie renouvelable produite est supérieure à celle consommée, et inversement en hiver. Aucune technologie permettant de remplir cette mission de manière rentable et écologique n’a pour l’instant été mise au point. L’importation d’énergie pendant la saison froide va devenir de plus en plus difficile, car de nombreux pays européens démantèlent leurs centrales fossiles et nucléaires, se rendant eux-mêmes dépendants des importations en hiver.
Stockage à court terme de petites quantités d’énergie
Aujourd’hui, on se sert principalement des batteries lithium-ion pour stocker de faibles quantités d’énergie pendant une courte durée, celles au plomb étant utilisées tout au plus dans les ASI. De nombreuses autres technologies font l’objet de recherches et d’essais, mais elles ne représentent qu’une niche pour le moment. Reste toutefois à savoir si de petites batteries lithium-ion décentralisées sont conformes aux objectifs de la SE 2050. En effet, leur fabrication pose des problèmes sociaux en plus de causer d’importants dégâts environnementaux. Les méthodes utilisées pour extraire le cobalt au Congo, en particulier, sont controversées. Or on n’a pas encore trouvé le moyen de se passer de ce métal. L’extraction de terres rares et de lithium, lequel provient par exemple de déserts de sel, n’est pas non plus sans poser de problèmes. Le transport des matières premières vers les usines, la fabrication en elle-même – probablement au moyen d’énergies fossiles dans bon nombre de cas – ainsi que le transport des produits finis jusqu’aux consommateurs ont une empreinte écologique considérable. Et une politique respectueuse de l’environnement en Suisse n’a aucun sens si elle implique des activités néfastes pour le climat à l’étranger. Il faudrait donc que l’intérêt des batteries lithium-ion soit clairement démontré pour qu’une telle charge se justifie. Dans quelle mesure ces petits accumulateurs décentralisés, installés au niveau des maisons individuelles et des immeubles d’habitation, contribuent-ils au tournant énergétique? Ces dispositifs n’entraînent pas directement de hausse de la production photovoltaïque ou éolienne. Et comme le gestionnaire de réseau doit construire son réseau sur 40 ans et offrir à tout moment une puissance suffisante, il ne peut pas revoir ses dimensions à la baisse juste parce que certains quartiers sont équipés d’accumulateurs. Il suffit que ces dispositifs ne soient pas disponibles comme prévu une fois tous les dix ans pour que le gestionnaire doive aménager son réseau comme si aucun d’entre eux ne l’était. Par conséquent, les accumulateurs privés décentralisés ne s’inscrivent pas dans la Stratégie énergétique. Le seul moyen de réaliser des économies lors de la construction du réseau est de contraindre les consommateurs finaux à réduire leur puissance soutirée à long terme, et les seules incitations en ce sens dont disposent les gestionnaires de réseau sont les tarifs qui comportent une part de puissance élevée. Tant que 50 % ou plus des coûts de réseau devront être conçus en tant que tarifs de travail, les gestionnaires d’accumulateurs économiseront les frais d’utilisation du réseau sans pour autant réduire les coûts de réseau. Avec les exigences tarifaires actuelles, les accumulateurs privés chez les consommateurs finaux ont pour unique résultat une désolidarisation dans la prise en charge des coûts, sans que les objectifs correspondants de la Stratégie énergétique soient atteints.
Les centrales hydrauliques pourraient proposer des accumulateurs virtuels
Il existe toutefois d’autres possibilités pour stocker l’énergie. Au lieu que la production photovoltaïque soit stockée dans des accumulateurs privés vers midi pour en être prélevée le soir, les centrales hydrauliques devraient par exemple retarder la production et proposer des accumulateurs virtuels. Plutôt que de produire de l’énergie vers midi, elles pourraient être coordonnées avec les installations photovoltaïques et n’en produire que le soir, au moment où les prosumers en ont besoin. Cependant, pour réduire au maximum les pertes, il ne faudrait pas qu’une centrale produise de l’énergie pendant que les autres pompent l’excédent du photovoltaïque. La régulation actuelle et le marché libéralisé (pas de concertation) rendent de telles solutions difficiles voire impossibles à mettre en œuvre, malgré leur pertinence économique et écologique. Les centrales au fil de l’eau pourraient elles aussi permettre de délocaliser quelque peu, à court terme, la production, les quantités étant alors limitées par les exigences en matière de protection des eaux. Les consommateurs finaux pourraient faire tourner une pompe à chaleur, notamment en période de canicule, et stocker cette énergie sous forme de chaleur dans un accumulateur de chaleur, une chaudière ou un sol en béton (par exemple en augmentant sa température de 1? C). Ces formes de stockage ne nécessitent pas d’appareils ni d’infrastructures supplémentaires, ne génèrent pas de surcoûts substantiels ni ne posent de problèmes environnementaux comme les batteries lithium-ion. Mais les fabricants, en particulier, sont encore à la traîne dans le développement des dispositifs de pilotage des appareils.
Stockage à court terme de grandes quantités d’énergie
Les centrales de pompage-turbinage ont été construites pour accumuler à court terme une très grande quantité d’énergie. La récente centrale de Linth-Limmern, avec 1000 MW en pompage, peut accumuler 40 GWh et en restituer 34. Quelques minutes suffisent pour inverser le sens du courant, et la puissance peut être produite ou pompée pendant 40 heures. Ces installations, excepté le contrôle-commande, peuvent rester en fonctionnement plusieurs décennies.
Une batterie le permettrait-elle? Fabriquée par Tesla, la plus grande batterie du monde à l’heure actuelle se situe en Australie. Elle peut, à court terme, accumuler 129 MWh et en restituer 100. Sachant qu’elle occupe une surface approximative d’un hectare, une batterie de 1000 MW mobiliserait environ 1 km2, et une batterie capable d’accumuler 40 GWh, déjà plus de 3 km2. Par ailleurs, le vieillissement des installations fait qu’au bout de 15 ans, il reste seulement une capacité de 60 à 65 %, en fonction de leur utilisation. Les recherches concernant ce phénomène n’ayant pas encore abouti, il est néanmoins difficile de prévoir leur durée de vie.
Quoi qu’il en soit, ces batteries sont très rapides, et certaines d’entre elles peuvent mettre à disposition des puissances extrêmement élevées en l’espace de quelques millisecondes. En Europe, la disparition des masses rotatives, tant dans la production que chez les consommateurs, rend de plus en plus délicate la compensation des importantes pertes de production. Les machines et générateurs rotatifs stabilisent la fréquence et empêchent la survenue d’un blackout dans les toutes premières secondes suivant la défaillance d’une grande centrale. Leur rapidité permettrait aux batteries de jouer un rôle important en fournissant un réglage primaire. Elles pourraient restituer leur énergie en quelques secondes pour laisser le temps aux centrales hydrauliques de démarrer. Les batteries constitueraient certes un excellent complément aux centrales hydrauliques dans le réglage du réseau, mais ne pourraient guère les remplacer. En matière de réglage secondaire et tertiaire surtout, il manquerait la quantité d’énergie qui devrait parfois être produite sur plusieurs heures.
Stockage à long terme de grandes quantités d’énergie
La Statistique suisse de l’électricité 2017 indique des importations de plus de 9000 GWh à l’hiver 2016/2017. Plus grand lac de retenue sur le territoire helvétique, Grande Dixence peut stocker quelque 2000 GWh, soit environ 20 % de la capacité de stockage totale des lacs de retenue du pays. Par conséquent, la Suisse devrait approximativement doubler la capacité de stockage de ses lacs de retenue pour parvenir à l’autonomie énergétique en hiver. Comme la plupart des centrales, Grande Dixence est tributaire des apports dus aux précipitations et à la fonte des glaciers. Lorsque l’été est sec, comme c’est le cas depuis quelques années, le lac ne se remplit pas entièrement, et il est impossible d’ajouter les pompes manquantes, car il n’y a pas suffisamment d’eau dans le bas de la vallée pour pouvoir pomper. Les centrales de pompage-turbinage nécessitent toujours deux grands lacs de retenue, un en amont et un en aval. La SE 2050 prévoit une légère progression de l’hydraulique qui, au regard des exigences croissantes en matière de protection des eaux, ne pourra avoir lieu que dans des conditions optimales. Bien que remontant lentement, les prix de l’énergie restent faibles, contrairement aux redevances hydrauliques, ce qui fait que les investissements ne sont pas rentables. Parallèlement, les mesures de protection des eaux exigent qu’une quantité accrue d’eau non utilisée soit déversée dans les fleuves et rivières. L’hypothèse d’une baisse de la capacité de stockage est donc malheureusement tout à fait plausible.
La seule technologie régulièrement évoquée pour stocker l’énergie saisonnière est le power-to-gas. L’excédent doit servir, surtout en été, à produire de l’hydrogène (ou du méthane, dont la production présente toutefois une degré d’efficacité nettement moindre), qui sera stocké puis reconverti en énergie électrique en cas de besoin, principalement l’hiver. Les appareils nécessaires sont techniquement matures et disponibles, mais leur exploitation commerciale n’est pas encore possible. D’une part, les pertes lors de la reconversion en énergie (power-to-gas-to-power) sont trop élevées, avec un degré d’efficacité de 30 %; d’autre part, l’écart entre les prix les plus élevés et les plus faibles est trop réduit pour que les coûts d’exploitation et de stockage puissent être couverts. Selon la SE 2050, ces fortes pertes posent un problème supplémentaire: l’excédent stocké en été doit être plus de trois fois supérieur à la quantité d’énergie requise en hiver. Or une telle augmentation paraît très lointaine, surtout avec l’électrification du chauffage des bâtiments (remplacement des dispositifs au mazout par des pompes à chaleur), la mobilité (voitures électriques) et le besoin d’énergie croissant en raison de la digitalisation.
D’autres technologies, comme les dispositifs de stockage à air comprimé, sont au banc d’essai, mais leur exploitation commerciale n’est pas attendue de sitôt.
Les lacs de retenue, toujours prédominants à moyen terme
Aucune solution au problème du stockage à long terme de grandes quantités d’énergie ne se dessine pour le moment à l’horizon. Les batteries actuellement disponibles ne présentent pas la densité énergétique requise et leur fabrication a de fortes répercussions environnementales. Elles pourraient certes compléter les centrales hydrauliques dans le cadre du réglage du réseau en fournissant rapidement une puissance de réglage primaire, mais non les remplacer. Par ailleurs, elles pourraient réduire les coûts de réseau, pour autant que les dispositions relatives aux tarifs d’utilisation du réseau soient modifiées conformément au principe de causalité. Quant à la technologie du power-to-gas, pour qu’elle puisse réellement peser dans la balance, son degré d’efficacité devrait être considérablement amélioré, ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Enfin, l’hydraulique aura malheureusement bientôt atteint ses limites. Bien qu’elles ne suffisent pas à approvisionner le pays en hiver, les centrales existantes resteront les principaux accumulateurs à l’avenir. Il faut donc veiller à leur pérennité, notamment financière, et à leur développement, autant que faire se peut.
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