Flexibilité de la consommation électrique
Gestion de la charge
L’augmentation de la production d’électricité décentralisée prévue dans la Stratégie énergétique 2050 amène un besoin de flexibilité beaucoup plus conséquent que dans le passé. Dans ce cadre, la flexibilité de la consommation électrique des ménages et de l’industrie pourrait être une piste pour pallier la difficulté de prédire la production des nouvelles énergies renouvelables.
L’utilisation de la flexibilité de la consommation électrique des ménages ou de l’industrie n’est pas un concept nouveau. L’exemple le plus concret pour la majorité des consommateurs est la télécommande centralisée (Rundsteuerung). Ce système installé par la plupart des distributeurs sert à couper les gros consommateurs électriques (machine à laver, sèche-linge, boiler, chauffage électrique) et était utilisé pour atténuer le pic de midi (pic shaving) et pour fixer les périodes d’enclenchement des boilers ou du chauffage électrique direct. Cependant, le besoin de cette flexibilité a changé. L’augmentation de la production photovoltaïque en Europe a fortement modifié le profil de production et de ce fait les tarifs de consommation. À la vue des pics de production solaire en été, par exemple en Allemagne, et de l’effondrement des tarifs de l’énergie qui y sont liés, il est devenu absurde de limiter la consommation électrique tous les jours à midi. Toutefois, la variabilité de la production des nouvelles énergies renouvelables provoque des variations difficilement prévisibles de la production et des tarifs qui rendent toujours intéressant le contrôle de la consommation électrique afin de la maximiser ou de la minimiser à certains horaires.
C’est pourquoi certains acteurs se sont profilés sur le marché de l’agrégation de la flexibilité de la consommation, tel que Tiko (Swisscom) fondé en 2012.
Acteurs et environnement
La figure 1 présente les différents rôles touchant à la flexibilité électrique. Les premiers acteurs sont les clients qui peuvent fournir de la flexibilité, qu’ils soient de petits producteurs, des consommateurs ou un mélange des deux (prosumers). Un autre acteur est le distributeur (DSO) qui est intéressé par cette flexibilité pour réduire par moments la consommation sur une partie de ses lignes pour éviter la surcharge de celles-ci. Il peut aussi être intéressé à réduire son pic de puissance facturé par le TSO. Les distributeurs d’énergie (EP) et les responsables de groupe de bilan (BRP) sont quant à eux intéressés à utiliser cette flexibilité pour réduire leur énergie d’ajustement (différence entre les achats et la courbe de charge réelle de leurs clients). Pour finir, le gestionnaire du réseau de transport (TSO) est intéressé à utiliser cette flexibilité pour régler son réseau. Les outils principaux qu’il utilise sont les services systèmes (AS). Un nouveau rôle qui se crée est celui d’agrégateur qui a pour but d’agréger la flexibilité de plusieurs clients et de la vendre ensuite aux différents acteurs mentionnés précédemment et intéressés par celle-ci. L’organisation de ces acteurs en Suisse reste pour l’instant différente de certains autres marchés en Europe étant donné que plusieurs rôles se trouvent regroupés au sein de la même entreprise (par exemple, une société de services industriels qui tient le rôle de DSO, EP, BRP, d’agrégateur et qui peut aussi avoir des capacités de production).
Flexibilité de la consommation
Mais où se trouve la flexibilité de la consommation? En commençant par les ménages, plusieurs sources sont envisagées et beaucoup de groupes de recherche font des simulations, par exemple pour les machines à laver ou les machines à café. Plusieurs projets de recherche ont essayé de demander à l’utilisateur de réduire ou de déplacer la consommation électrique de leur appareil via des SMS ou des interfaces Web. Ces solutions n’ont eu que peu de résultats à long terme, car des incitations de quelques centimes ne sont pas suffisantes pour modifier durablement le comportement des gens. D’autres appareils tels que les réfrigérateurs ou les congélateurs pourraient être contrôlés différemment que par simple hystérèse et offrir ainsi une certaine flexibilité, sans demander aux gens de modifier leur comportement. Il faut cependant noter que la puissance et l’énergie consommée par les appareils de froid (environ 100 W et 0,5 kWh par jour) sont plutôt faibles. Elles représentent en général une dizaine de pour cent de la consommation d’un ménage (hors chauffage et eau chaude sanitaire). L’approche a donc consisté à se focaliser sur les installations de chauffage (chauffage électrique, pompe à chaleur, boiler électrique) et les véhicules électriques, même si ces derniers ne sont pour l’instant que peu courants. La production de froid (climatisation) est quasi inexistante au sein des ménages suisses, même si elle reste un objet très intéressant au sud de l’Europe ou dans les régions chaudes du globe.
En Suisse, ces installations offrent des caractéristiques électriques intéressantes (plusieurs kW de puissance, plusieurs MWh par année). Un autre avantage est le suivant: ces appareils fonctionnent souvent moins de 30% du temps et l’inertie thermique des bâtiments ou des ballons d’eau chaude permet facilement de déplacer le besoin de consommation de plusieurs heures. Il faut cependant noter que la flexibilité du chauffage en été est nulle (aucune consommation) et très faible en période de grand froid (doit fonctionner pratiquement en continu). La production d’eau chaude sanitaire est quant à elle un peu plus stable au cours de l’année. Dans ses articles, Gilbert Maître évaluait la flexibilité des installations de chauffage des ménages à 5,5 GWh et 1,8 GW pour une variation faiblement sensible de 1°C dans les bâtiments [1, 2], ce qui montre l’importance de cette flexibilité, même s’il faudrait interfacer des centaines de milliers de bâtiments.
Au niveau industriel, une approche similaire peut être réalisée en s’attaquant à la production industrielle de chaud et de froid. Concernant le chaud, on trouve le chauffage des bâtiments et le maintien en température de certains liquides, produits ou procédés (piscines, bitume, fonderie, etc.). Concernant le froid, on trouve la climatisation des bâtiments, le refroidissement de serveurs informatiques, les patinoires, le refroidissement de certains procédés (p.ex. les cuves de vin lors de la fermentation), etc. La figure 2 montre des compresseurs utilisés pour la production de chaud et de froid dans une boulangerie industrielle. Ces procédés offrent souvent des puissances bien plus intéressantes (de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de kW), même si elles sont souvent moins surdimensionnées que les installations des ménages et proposent ainsi proportionnellement un peu moins de flexibilité. Il reste cependant à noter qu’il est plus facile de gérer 10 installations de 100 kW que les 200 boilers qui offrent la même puissance.
Contrôle de la flexibilité
La HES-SO Valais/Wallis a participé et participe encore à plusieurs projets européens sur la gestion de la charge (Semiah, Sim4Blocks, Goflex). Dans ces projets, deux approches de la flexibilité ont été envisagées. La première concerne les grosses installations (immeubles, procédés industriels). Dans ces cas-là, une solution complexe est mise en place avec une modélisation des procédés et de la flexibilité disponible pour contrôler le plus précisément et le plus avantageusement les installations. Cette démarche a cependant un coût important dans la mesure où chaque installation est souvent très différente et l’interfaçage, ainsi que la modélisation demandent souvent beaucoup de ressources. Mais il faut noter que l’énergie et la puissance à disposition correspondent souvent à plusieurs dizaines de ménages, ce qui réduit fortement les coûts par kW ou kWh de flexibilité disponible.
La seconde approche consiste à contrôler les installations de chauffage et les boilers des ménages. Pour simplifier l’interfaçage de ces éléments, il a été décidé de modifier les installations existantes de la télécommande centralisée. La solution utilisée durant le projet Semiah [3] a consisté à utiliser une passerelle reliée par câble à la connexion Internet du client d’une part et, d’autre part, à des relais et à des compteurs connectés par ZigBee. Les relais remplaçaient ceux de la télécommande centralisée et les compteurs permettaient de mesurer la consommation des appareils contrôlés, ainsi que la consommation globale du ménage. Des capteurs de température de l’eau chaude sanitaire et de l’air ambiant connectés eux aussi par ZigBee permettaient quant à eux de garantir le confort des occupants. Une architecture software a ensuite été déployée pour récolter les données et agir à distance sur les relais [4]. Le contrôle des bâtiments se faisait à distance (cloud). Dans tous les cas, cette solution ne permettait que de couper l’alimentation des appareils concernés, ne rendant pas possible l’enclenchement forcé des appareils concernés. L’effet rebond quand les relais sont relâchés pourrait cependant être utilisé pour provoquer des pics de consommation. Les ressources nécessaires pour déployer une telle installation étaient de plusieurs centaines de CHF pour le matériel et de quelques heures pour l’installation. Dans le cadre du projet Semiah, 190 ménages ont été interfacés (90 en Suisse et 100 en Norvège), alors que dans le cadre du projet Goflex, plus de 200 ménages sont planifiés pour être installés avec une solution technique similaire. Ces coûts sont élevés, mais si l’installation est prévue pour fournir d’autres services (télérelevés des compteurs, conseils aux ménages basés sur leur consommation, domotique, etc.), elle permettrait beaucoup de synergies.
Expériences avec les ménages
Pour évaluer la flexibilité de ces ménages, des coupures (ouverture des relais) ont été effectuées. La figure 3 présente 9 coupures d’une durée de 1 à 4 heures qui ont été réalisées sur 16 boilers électriques. Il est possible d’observer l’absence de consommation durant ces périodes et le phénomène de rebond lorsque les relais sont relâchés. La consommation moyenne en dehors des périodes de coupure était d’environ 450 W par ménage (7,2 kW total) et le pic de rebond après une coupure de 4 heures était de plus de 38 kW. La baisse de température mesurée par heure de coupure était en moyenne de 0,2°C/h et au maximum de 0,6°C/h. Ces chiffres montrent le faible impact de telles coupures sur le confort des ménages.
Entre le 20 et le 24 février 2017, 11 coupures d’une durée de 1 à 4 heures ont également été réalisées sur les installations de chauffage (6 ménages). La figure 4 présente la courbe de charge globale des ménages concernés en dehors des cinq coupures de 1 heure et durant celles-ci. On peut observer la baisse de la consommation, ainsi que la reprise conséquente à la fin de chaque coupure. Le tableau 1 présente les statistiques de ces coupures. Elle montre une consommation plus importante après une coupure. La puissance moyenne coupée, se situant entre 440 et 920 W par maison, est supérieure à celle des boilers, même si cette flexibilité n’est exploitable qu’en période froide. Le phénomène de rebond après la coupure est facilement identifiable avec des puissances jusqu’à 87% plus élevées qu’avant la coupure. Les baisses de température maximales par maison ont été enregistrées entre 0 et 0,1°C pour une coupure de 1 heure et entre 0,1 et 0,3°C pour une coupure de 4 heures. Ces valeurs peuvent être considérées comme n’impactant pas le confort des habitants.
1h | 2h | 4h | |
Nombre de coupures x nombre de ménages | 5x6 | 4x6 | 2x6 |
Puissance moyenne avant la coupure (1h)/W | 9,7 | 6,1 | 7,7 |
Puissance moyenne durant la coupure/W | 4,1 | 3,5 | 2,8 |
Baisse/% | 57 | 43 | 64 |
Augmentation de puissance par après (1h)/W | 11,1 | 11,4 | 10,75 |
Augmentation/% | 15 | 87 | 39 |
Puissance moyenne de coupure par ménage | 920 | 440 | 820 |
Tableau 1: Statistiques des coupures.
Conclusions
La flexibilité électrique des ménages et des industries, même si elle peut être un outil pour stabiliser le réseau électrique de demain, ne résoudra pas tout. Tout d’abord, elle ne réglera pas la problématique du stockage saisonnier amené en partie par la production solaire (plus de consommation en hiver, mais plus de production en été). Elle paraît cependant être une option en parallèle de celles proposées par les batteries et les installations de pompage-turbinage. L’électrification de la mobilité envisagée dans les prochaines années devrait cependant amener de nouveaux gros consommateurs flexibles dans le réseau qui gagneraient à être contrôlés.
Il faut cependant noter qu’il y aura dans le futur un grand besoin de flexibilité si on ne veut pas «jeter à la poubelle» de l’électricité. Par exemple, si on remplace les 20 TWh produits par les centrales nucléaires en Suisse en 2016 [5] par du photovoltaïque et que l’on considère un facteur moyen de 1000 heures par année pour l’ensoleillement, cela nous donne une puissance pic de 20 GW pour la production solaire, ce qui est 2 à 3 fois plus élevé que la consommation totale du pays en été à midi (environ 8 GW).
Références
[1] G. Maître et al., «Stocker l’énergie électrique sous forme de chaleur dans les bâtiments», Bulletin SEV/AES 9/2015, pp. 51-55, 2015.
[2] G. Maître et al., «Distributed grid storage by ordinary house heating variations: a Swiss case study»,
Euromicro Conference on Digital System Design (DSD), 2015.
[3] G. Basso, D. Gabioud, P. Roduit, «IoT Architecture for Decentralised Heating Control in Households», Smartgreens, pp. 70-77, 2018.
[4] cloudio.hevs.ch
[5] OFEN, Statistique suisse de l’électricité, 2016.
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