Article Marché de l’énergie , Mobilité , Régulation

Des contingents flexibles pour le transport aérien

Une solution sûre pour un secteur trop longtemps ménagé

30.08.2019

L’avion fait croître les émissions de CO2 imputables aux Suisses. La politique envisage une taxe sur les billets. Ce texte documente l’évolution des émissions, examine les solutions envisagées et en propose une autre: l’attribution d’un budget à chaque individu pour ses déplacements en avion.

L’Inventaire des émissions de gaz à effet de serre de la Suisse répertorie 5,42 millions de tonnes de CO2 émises pour le transport aérien en 2017, dont 5,30 millions de tonnes pour le transport aérien international et 0,12 million de tonnes pour le transport aérien intérieur (sans militaire). En comparaison, les émissions totales en Suisse, qui n’incluent pas le transport aérien international, se montaient à 38,25 millions de tonnes. Les vols intérieurs représentent donc une part infime des émissions dans le pays (0,3%), mais avec les vols internationaux, le transport aérien contribue significativement à l’empreinte carbone de la Suisse. Depuis 2000, ses émissions ont augmenté de 14% alors que les émissions totales baissaient de 1%. Même les émissions du transport routier ont baissé sur cette période (de 5%). On comprend que la politique climatique commence à s’intéresser au transport aérien, qui a bénéficié d’un régime de faveur dans toutes les conventions internationales et lois nationales jusqu’ici.

Avant de regarder comment on pourrait corriger cela, examinons d’un peu plus près cette statistique des émissions de CO2 du transport aérien. Elle est établie par l’Office fédéral de l’énergie qui recense toutes les ventes de kérosène et autres carburants pour avions en Suisse. L’essentiel est utilisé dans les aéroports pour approvisionner les avions de ligne à destination internationale. Très peu de ces carburants seront utilisés sur le territoire suisse. Dès lors, ils ne sont pas comptés dans les émissions suisses selon le principe de la territorialité. On les ajoute cependant volontiers aux émissions de la population suisse selon le principe de la consommation.

Mais s’agit-il vraiment des émissions causées par la population suisse au gré de ses voyages? Un avion qui effectue le trajet Zurich-Johannesburg fait le plein à Zurich pour l’aller et à Johannesburg pour le retour. Ses passagers utilisent donc deux fois plus de kérosène pour leur voyage aller-retour que la quantité vendue à Kloten. Un passager qui se rend à Sydney avec escale à Dubaï et Singapour ne sera recensé que pour son vol Zurich-Dubaï. D’autres facteurs conduisent, au contraire, à une surestimation des émissions: seule une partie des passagers au départ des aéroports suisses sont domiciliés en Suisse (44% selon [1]). Qui plus est, les avions ne transportent pas que des passagers: il y a le fret ajouté aux avions de ligne et les avions-cargos.

En résumé, la statistique des émissions de CO2 liées au transport aérien international mesure très mal l’utilisation de l’avion par les résidents suisses.

Comment mieux évaluer les émissions des déplacements?

Heureusement, il existe une autre statistique: le microrecensement mobilité et transports (MRMT) de l’Office fédéral de la statistique. Il interroge tous les 5 ans quelque 60 000  personnes sélectionnées aléatoirement au sujet de leurs déplacements récents. [2] L’échantillon interrogé en 2015 a parcouru 8986  km en moyenne en avion. C’est 57% de plus que lors du précédent microrecensement, celui de 2010. Cette augmentation est la conjonction d’une augmentation de la distance moyenne des voyages avec nuitées (+10%) et surtout d’un nombre accru de voyages privés (+53%), le nombre de voyages d’affaires étant resté stable. À cela s’ajoute un doublement des voyages d’un jour en avion.

En acceptant les 8986 km de déplacements en avion en moyenne par habitant de la Suisse (en 2015), il faut encore traduire ceci en émissions de CO2 pour commencer à évaluer l’impact climatique de ces déplacements. Même si on se limite aux émissions de CO2, le lien entre les kilomètres parcourus et ces émissions est loin d’être simple. Les quelque 9000 km ne représentent pas du tout la même consommation de kérosène s’il s’agit de deux vols intercontinentaux de 4500 km (Zurich – Doha) ou de 10 vols de 900 km (Zurich – Barcelone). La consommation de kérosène par passager dépend aussi du type d’avion et de son taux de remplissage, et même du poids du passager et de ses bagages.

L’Office fédéral de l’aviation civile estime les émissions de CO2 des avions au départ d’aéroports suisses à 66 g par km et passager. [3] À ce tarif, les 8986 km par personne se traduisent en 0,6 tonne de CO2. L’Office fédéral de l’environnement recommande pour sa part d’utiliser l’outil Mobitool  v2.0 pour calculer les impacts des voyages en avion sur le climat. Cet outil utilise des facteurs d’impacts EcoInvent qui permettent d’évaluer, en plus du potentiel de réchauffement du carburant lui-même, celui de sa production, celui de la construction, de l’entretien et du recyclage des avions et celui des déplacements pour prendre l’avion. Le potentiel de réchauffement lié au seul carburant varie entre 109 gCO2-eq/km pour un vol intercontinental en classe économique et 350 gCO2-eq/km pour un vol intercontinental en première classe. [4] Comme moyenne, Mobitool utilise 155 gCO2-eq/km. En se limitant aux émissions de CO2 par la combustion du kérosène, on peut compter 115 gCO2/km. Avec tous les autres impacts, il faudrait compter 185 gCO2-eq/km. Les 8986 km de déplacements en avion par personne en 2015 se traduisent ainsi en 1,03 tCO2 si on ne prend que les émissions directes de CO2, ou 1,66 tCO2-eq si on prend en compte toute la contribution au réchauffement global du transport aérien.

Les émissions directes comprises entre 0,6 tonne et 1 tonne CO2 par personne peuvent être comparées aux émissions domestiques de CO2 selon l’Inventaire sans transport aérien, qui se montaient à 4,7 tCO2 en 2015. Les émissions attribuées à l’industrie étaient de 0,6 tCO2 par personne. Donc, les déplacements en avion ajoutent un montant significatif aux émissions de CO2 des résidents suisses. De plus, ce montant augmente, alors que les émissions domestiques par habitant diminuent de presque 2% par an depuis 2000. Selon les prévisions d’Intraplan, le nombre de passagers au départ des aéroports suisses va augmenter de 3.2% par an en moyenne jusqu’en 2030, pour autant que les infrastructures le permettent (figure 1). [5]

Comment diminuer les émissions du transport aérien?

C’est le moment de se demander comment on peut enrayer la croissance des émissions de CO2 liées au transport aérien. Il y a bien sûr les mesures technologiques, comme les énergies non fossiles. Les avions utilisent de moins en moins de carburant pour parcourir la même distance, mais cela n’a pas suffi jusqu’ici à compenser l’augmentation des déplacements. Ainsi, la consommation de kérosène par passager et kilomètre diminue de 2% environ chaque année, mais le nombre de passagers augmente de 4 à 5% par an au niveau mondial, si bien que la consommation de kérosène croît de 3,6%. [6]

L’Organisation de l’aviation civile internationale a répondu au défi avec son accord Corsia, qui prévoit que les compagnies aériennes compensent à partir de 2021 leurs émissions de CO2 qui dépassent le niveau de 2020. Il s’agit là d’une mini-mesure, car la participation est volontaire jusqu’en 2027, un socle important d’émissions n’est pas compensé, les effets de réchauffement qui s’ajoutent au CO2 ne sont pas pris en compte et la qualité des compensations est sujette à des doutes. Cette mesure ne va guère renchérir le kérosène pour les compagnies et les voyages pour leurs passagers, donc on ne s’attend pas à un coup de pouce important pour l’augmentation de l’efficacité des avions ou à un frein significatif à l’essor du transport aérien.

La plupart des compagnies desservant la Suisse devraient participer à Corsia. La Confédération a prévu, pour sa part, d’intégrer le transport aérien dans le système d’échange de quotas d’émissions (Seqe), qui doit être couplé avec le marché équivalent de l’Union européenne, l’ETS. D’ailleurs, c’est ce couplage qui exige la soumission du transport aérien à un plafond d’émissions et non une volonté politique du Parlement. Cette mesure est limitée aux vols intérieurs ou à destination d’un aéroport de l’Espace économique européen. Comme les autres secteurs, les compagnies aériennes vont bénéficier d’un contingent gratuit et élevé de quotas échangeables. La Confédération s’attend à des recettes de 5 à 6 millions de francs seulement de la vente aux enchères des quotas dépassant ce contingent et à une majoration éventuelle du prix des billets d’avion de l’ordre d’un pour cent. [7]

Tout cela ne va pas décourager les Suisses de prendre l’avion. D’où la proposition de plus en plus populaire de majorer directement le prix du billet d’avion, de la même façon que le prix des combustibles est majoré par une taxe CO2 équivalant à 96 francs par tCO2 depuis 2018 pour encourager les utilisateurs à réduire leur utilisation de combustibles fossiles. En généralisant simplement la taxe CO2 au kérosène, il faudrait prélever 24 centimes par litre. En retenant une consommation moyenne de 3,6 litres de kérosène par passager pour 100 km, on aboutirait à une taxe de 87 centimes à ajouter au billet d’avion par 100 km. Prélever cette taxe comme supplément sur le billet d’avion permettrait de contourner les accords internationaux qui interdisent les taxes sur les carburants. Il est évident, cependant, qu’une taxe à ce niveau ne va pas être très dissuasive.

De façon générale, la possibilité de décourager les déplacements en avion au moyen d’une taxe sur les billets est controversée. Si elle est fixée à un niveau justifié par l’internalisation des seuls coûts liés aux effets sur le climat des émissions de CO2, elle sera trop faible pour réellement décourager les voyageurs. Le MRMT a interrogé les habitants sur les raisons principales de leur choix d’un moyen de transport plutôt qu’un autre. Pour les voyages avec nuitées, l’avion a été choisi par 81% des répondants, avec comme motif principal pour deux tiers des répondants le gain de temps. Un quart ont indiqué la commodité. Seuls 10% ont évoqué le coût du voyage. Cela suggère que le choix de l’avion ne va pas se laisser influencer facilement par le prix. Il faudrait déjà une hausse considérable pour compenser les autres avantages de l’avion, une hausse qui serait justifiée par l’ensemble des coûts externes occasionnés par les avions. Or, beaucoup de passagers éviteront une taxe élevée en prenant l’avion dans un aéroport outre-frontières. Ces aéroports étant relativement saturés, cela conduira probablement à déplacer ou décourager d’autres passagers, ce qui entraînera bien globalement une réduction des déplacements en avion. Celle-ci sera d’autant plus forte que les pays voisins ont aussi introduit des taxes sur les billets d’avion. [8]

Un budget individuel pour les déplacements en avion

Une taxe sur les billets d’avion n’est ni la seule ni probablement la meilleure solution pour décourager les vols frivoles et favoriser le choix du train pour les voyages en Europe. En voici une autre: un budget individuel pour les déplacements en avion. Le Parlement fixerait par exemple un budget stabilisé au niveau de 2015 pour 2021, soit 8986 km. Chaque habitant du pays se verrait créditer ce contingent individuel. Ceux qui voyagent plus doivent acheter une partie du contingent d’autres personnes qui empruntent moins ou pas du tout l’avion. Ceux qui renoncent à tout vol en 2021 peuvent aller deux fois plus loin en 2022, à condition bien sûr de ne pas avoir vendu leur contingent pour 2021. Ils peuvent aussi faire un geste supplémentaire pour le climat en faisant annuler leur contingent inutilisé.

Le système est financièrement neutre. À l’inverse des programmes de fidélité, il récompense ceux qui renoncent à prendre l’avion. Le Parlement réduirait le budget global chaque année de 3 à 4%, en excluant les avions non polluants du plafond à mesure qu’ils arrivent sur le marché.

La proposition est techniquement faisable, puisque les opérateurs de téléphonie mobile enregistrent déjà nos déplacements en avion, même à l’étranger. On ne pourrait donc pas tricher sur son budget en partant d’un aéroport de l’autre côté de la frontière. Pour les cas de force majeure justifiés, le budget individuel pourrait être adapté. Il y a, bien sûr, encore des questions à régler: comment prendre en compte les déplacements professionnels; quels facteurs de majoration appliquer aux kilomètres parcourus en business ou en première classe; ou encore comment éviter la spéculation avec les contingents. Il faudrait aussi créer la plateforme permettant leur échange sûr et aisé.
Comme le Seqe et les autres bourses aux émissions, cette proposition combine la garantie de la réduction des déplacements en avion et la flexibilité donnée par la possibilité d’échanger les quotas. Le défi sera de trouver une solution suffisamment simple pour être comprise et mise en œuvre sans trop de frais, mais aussi suffisamment précise pour décourager spécifiquement les voyages les plus nuisibles pour l’environnement et les plus facilement substituables par d’autres modes de déplacement. Enfin, il faudra évidemment que cette solution soit acceptée par une majorité de la population et de ses représentants politiques…

Références

[1]  Flughafen Zürich AG, Zahlen und Fakten 2018, Zürich, 2019.
[2]  OFS, Comportement de la population en matière de transports – Résultats du microrecensement mobilité et transports 2015, Office fédéral de la statistique, Neuchâtel, 2017.
[3]  Ofac, Les émissions de CO2 du transport aérien - Notions de base et chiffres, Office fédéral de l’aviation civile, Berne, 2019a.
[4]  Rolf Frischknecht, Annika Messmer, Philippe Stolz et Matthias Tuchschmid, mobitool – Rapport de référence, Uster et Zurich, 2016.
[5]  Intraplan, Entwicklung des Luftverkehrs in der Schweiz bis 2030 – Nachfrageprognose, Bericht im Auftrag des Bundesamtes für Zivilluftfahrt, München, 2015.
[6]  Peter De Haan, «Mobilitätsverhalten, Flugverkehr und Klima», Vortrag «Klimaschutz im Luftverkehr», Parlamentarische Gruppe Klimaänderung, Bern, 2018.
[7]  Detec, Révision partielle de l’ordonnance sur la réduction des émissions de CO2 (Ordonnance sur le CO2) - Rapport explicatif, Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, Berne, 2019.
[8]  Detec, Taxe sur le trafic aérien - Rapport à l’intention de la Ceate-N, Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, Berne, 2018.

Littérature complémentaire

Ofac, L’impact du transport aérien sur le climat et comment le mesurer, Berne, 2019b.

Auteur
Dr Philippe Thalmann

est Professeur d’économie à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.

  • EPFL
    1015 Lausanne

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