De l’électricité venant des Alpes
Bilan intermédiaire
Des EAE et des communes évaluent actuellement près de 50 sites pour la construction de parcs PV alpins, et des concepts d’installation sont élaborés pour une douzaine d’entre eux. Reste à savoir ce qui sera vraiment réalisé.
Le fameux Solarexpress a été lancé l’automne dernier dans l’espoir de construire des installations photovoltaïques aussi rapidement que possible dans les Alpes. L’objectif: produire une précieuse électricité hivernale. Mais les craintes de voir des parties des Alpes suisses restées jusqu’à présent à l’état naturel se couvrir de panneaux solaires et de voir «les installations photovoltaïques alpines pousser comme des champignons» ont vite pris de l’ampleur [1]. En effet, autant des communes locales telles que Grengiols ou Gondo que des fournisseurs d’énergie comme Axpo et Alpiq ont rivalisé d’annonces dans ce sens. Plus de cinquante sites seraient actuellement en cours d’évaluation pour la construction de tels parcs solaires, dont seule une partie a été présentée au public jusqu’à présent [2]. Ainsi, le groupe suisse Axpo parle à lui seul de onze sites, parmi lesquels «NalpSolar», prévu à côté du barrage de Nalps, dans le canton des Grisons, qui devrait fournir de l’électricité à partir de 2025 avec une puissance installée de 10 MW.
Le Solarexpress a été lancé par le Parlement, lorsque celui-ci a adopté l’automne dernier en procédure d’urgence une loi permettant la construction d’installations solaires alpines au sol et sur des lacs de barrage. Si ces installations produisent plus de 10 GWh par an et qu’une grande partie de cette production est réalisée en hiver, elles bénéficient alors de subventions élevées et d’une procédure d’autorisation simplifiée – l’une des conditions étant que les installations doivent injecter de l’électricité dans le réseau au plus tard fin 2025 [3].
Plus de six mois se sont écoulés depuis – mais que s’est-il passé jusqu’ici? Depuis le printemps 2023, seuls quelques projets ont été rendus publics [4]. L’intérêt médiatique s’est aussi émoussé – mises à part les informations selon lesquelles les installations déjà planifiées seront nettement plus petites que prévu. Ainsi, il a été annoncé en mai que le parc Grengiols Solar sera réduit d’un facteur 20 et qu’au lieu de 2000 GWh (environ 3% de la production actuelle d’électricité en Suisse), il ne produira plus que 110 GWh par an [5]. Ce redimensionnement devrait avant tout être dû aux contraintes de temps qui pèsent sur le projet. Comme 10% de l’électricité doivent être injectés dans le réseau d’ici 2025, le projet doit être réduit à une taille réalisable. Dans un premier temps, l’électricité devra être acheminée dans la vallée par une ligne aérienne temporaire, car la pose d’une ligne dans des galeries de câbles prendrait trop de temps.
Un mois plus tard, en juin, Gondo Solar annonçait à son tour un redimensionnement et ne devrait plus produire que 16 GWh d’électricité au lieu de 23 GWh [6]. Cette décision a été justifiée avant tout par les défis posés par la conception de l’installation tels que l’intégration dans un paysage alpin sensible, la protection du sol, la zone difficile d’accès et le terrain accidenté. Les panneaux photovoltaïques seront dès lors conçus selon une structure arborescente et disposés en forme de forêt. Environ 1500 «arbres solaires», chacun équipé de 16 modules photovoltaïques bifaciaux montés en croix, doivent être érigés. Ceux-ci sont mieux à même de lutter contre les importantes congères se formant dans la région «Alpjerung», comme l’a montré un démonstrateur installé dans les montagnes autrichiennes. Il s’agit désormais d’étudier de manière approfondie cette disposition au moyen d’une installation test comprenant plusieurs de ces arbres solaires.
Un énorme potentiel
Si aucun autre projet n’est annoncé, ce n’est pas faute de sites appropriés, car le potentiel des installations solaires alpines au sol est énorme. Des études actuelles chiffrent la contribution théoriquement possible à la production nationale d’électricité entre 45 et 450 TWh [6-8] (à titre de comparaison, en Suisse, la production totale d’électricité a atteint 63,5 TWh en 2022). Le potentiel techniquement réalisable se situe probablement autour de 50 TWh, dont 10% se trouvent à proximité directe du réseau électrique et pourraient donc être réalisés en quelques années. Pour ces 5 TWh, moins de 30 km2 – soit 0,1% de la surface géographique des Alpes suisses – devraient être couverts de panneaux photovoltaïques. Le plus grand potentiel se trouve dans les Grisons et le Valais. Il existe également des sites appropriés dans le canton de Berne, mais ceux-ci sont un peu plus éloignés des infrastructures électriques existantes. En comparaison, le potentiel en matière de nouvelles installations PV sur des barrages est limité à une production annuelle de 0,1 à 0,2 TWh [9].
Ces études de potentiel excluent typiquement les sites ne répondant pas aux critères relatifs à l’orographie (comme l’orientation, l’altitude, la pente, la surface du terrain), aux dangers naturels (éboulements, avalanches), aux infrastructures (routes, centrales électriques, réseau de transport), à l’acceptation sociale (itinéraires de ski, bâtiments), au rayonnement (productions minimales annuelle et hivernale), mais aussi à la biodiversité (parcs nationaux, zones protégées). Il reste donc suffisamment de potentiel malgré la prise en compte des exigences légales du Solarexpress en matière de protection de la nature et du paysage. L’emplacement et la capacité des réseaux de distribution représentent actuellement encore une difficulté à surmonter pour le calcul des potentiels. Comme la plupart des projets PV alpins planifiés devraient être raccordés au réseau moyenne tension avec une puissance de 10 à 20 MW, il faudrait disposer de données relatives aux nœuds et aux lignes du réseau. Or, celles-ci ne sont disponibles au niveau national que pour le réseau de transport. L’OFEN a reconnu ce problème et mettra ces données à disposition à l’avenir [10].
Les défis liés aux coûts
Est-ce donc en raison des coûts qu’il n’y a pas encore eu d’autres annonces de projets? Alors que les premières estimations pour les installations alpines au sol faisaient état de coûts d’investissement similaires à ceux du photovoltaïque en toiture (environ 2000 CHF/kW), les prévisions actuelles ont été légèrement revues à la hausse. L’industrie indique aujourd’hui des coûts d’investissement compris entre 2100 et 3000 CHF/kW. Les postes les plus onéreux sont les supports et la fixation des modules photovoltaïques ainsi que le matériel tel que les modules et les onduleurs – chacun représentant environ un tiers des coûts totaux. Le dernier tiers est consacré à la planification, au développement, au raccordement électrique et au financement. Les coûts sont fortement influencés par l’importance des charges de neige, la desserte du site et la distance au réseau électrique. Les coûts de raccordement peuvent encore augmenter considérablement, surtout pour les sites très éloignés du réseau électrique, comme à Grengiols.
Avec de tels coûts d’investissement, le prix de revient des installations alpines au sol se situe entre 110 et 140 CHF/MWh, selon l’ensoleillement [11]. Comparées aux installations photovoltaïques sur les toits, en utilisation duale dans l’agriculture (agrivoltaïque) et sur les lacs de barrage, mais aussi aux installations hydroélectriques, les installations alpines au sol présentent ainsi souvent de plus faibles coûts de production – comparables uniquement à ceux de l’énergie éolienne. Pour que les investissements dans le PV alpin soient rentables, les coûts de production doivent être inférieurs au prix de vente escompté de l’électricité produite. La plupart des scénarios indiquent des prix moyens du marché de l’électricité compris entre 50 et 100 CHF/MWh d’ici 2050, et dans des cas exceptionnels jusqu’à 200 CHF/MWh [12]. Comme les prix de l’électricité peuvent varier fortement dans le temps, c’est ce que l’on appelle le «capture price» – c’est-à-dire le prix moyen de l’électricité attendu aux heures de production – qui est considéré pour les installations de production d’électricité. Ainsi, en raison de la part plus importante d’électricité produite en hiver, les installations PV alpines bénéficient d’un capture price prévu nettement plus élevé que, par exemple, une installation en toiture sur le Plateau. Avec les subventions (au maximum 60% des coûts d’investissement), les coûts de revient se situent dans la fourchette de ces capture prices (voir le graphique).
Les fournisseurs d’énergie suisses investissent
Les annonces actuelles de projets proviennent surtout des fournisseurs d’énergie. Si ces derniers agissent ici en tant que «first mover», c’est surtout parce qu’ils sont prêts à prendre un risque plus élevé pendant la phase de construction des projets et qu’ils disposent d’une clientèle stable, à laquelle ils peuvent vendre de l’électricité pour l’approvisionnement de base et répercuter les éventuelles hausses de prix. Toutefois, le coût du capital, qui a tendance à être élevé, constitue un défi pour l’approvisionnement en énergie, ce qui rend généralement les investissements moins attrayants. Dans le cas du PV alpin, cela peut devenir problématique, car les aides actuelles ne subventionnent les projets que jusqu’au point où l’investisseur peut réaliser un rendement de 5,23%. Selon le fournisseur d’énergie, cela pourrait ne pas suffire à couvrir le coût du capital.
D’autres capitaux pourraient être mis à disposition par des investisseurs institutionnels tels que les fonds de pension. L’intérêt de ces investisseurs dépend toutefois fortement de la sécurité du modèle d’affaires. Pour de nombreux investisseurs institutionnels, un chiffre d’affaires garanti, par exemple par des contrats à long terme (power purchase agreements), est indispensable.
Et ensuite?
Le potentiel est là. Le besoin est réel. Les estimations en matière de coûts sont prometteuses et les fournisseurs d’énergie suisses investissent. Malgré tout, l’avenir du PV alpin est encore incertain. Il reste à voir si nous en arriverons effectivement à la situation prédite par Peter Bodenmann, à savoir que «pas un seul parc solaire ne sera réalisé d’ici fin 2025» [14]. La base légale actuelle conduit visiblement à des projets bien moins nombreux et nettement plus petits qu’espéré à l’origine. Le pipeline actuel de projets n’atteint pas l’objectif de 2 TWh.
Mais cette évolution a aussi ses avantages. La réalisation d’installations solaires dans les Alpes est une innovation – il n’existe aucune installation comparable dans le monde. Les premiers projets pilotes doivent donc aider à répondre aux questions en suspens: quel est l’impact des différentes conceptions d’installations sur les coûts, sur l’environnement et sur le paysage? Dans quelle mesure les installations sont-elles acceptées une fois qu’elles sont visibles? La technologie peut désormais être testée à petite échelle.
Pour éviter que le Solarexpress ne freine à fond, les réglementations en vigueur jusqu’en 2025 devraient bientôt être étendues. Les parcs photovoltaïques dans les Alpes nécessitent plusieurs années pour être planifiés, autorisés et réalisés. C’est pourquoi le cadre réglementaire doit également être valable pendant plusieurs années, et une sécurité de planification à plus long terme doit être assurée. Afin de répondre malgré tout à l’urgence, les mesures d’encouragement pourraient, par exemple, être progressivement réduites à partir de 2025, de sorte à favoriser un développement rapide. Il serait également possible d’utiliser des «contracts for differences» comme alternative au soutien avec des paiements uniques afin d’offrir aux investisseurs une sécurité de revenus à long terme. Une autre option serait des enchères pour promouvoir les installations photovoltaïques alpines, afin de garantir une certaine qualité en termes de rentabilité, de localisation et de respect de l’environnement.
Enfin, la population locale doit se prononcer en faveur de grands parcs solaires dans les Alpes. Nous avons pu voir avec l’énergie éolienne, et plus récemment avec le projet de PV alpin de Grengiols, qu’en Suisse, un manque d’acceptation peut stopper une technologie.
Références
[1] www.nzz.ch/wirtschaft/alpine-solaranlagen-keiner-will-den-boom-verpassen-ld.1712992
[2] www.nzz.ch/schweiz/der-Solarexpress-droht-bereits-wieder-zu-stehen-zu-kommen-ld.1731094
[3] www.fedlex.admin.ch/eli/oc/2022/543/fr
[4] Il existe des exceptions, comme les deux nouvelles installations annoncées par le fournisseur d'énergie Repower à Klosters et Ilanz. Ces deux installations doivent être construites dans des régions déjà touristiques et alimenter en électricité les remontées mécaniques locales. www.energate-messenger.ch/news/233811/repower-kuendigt-weitere-alpine-solaranlage-an
[6] www.energate-messenger.ch/news/233519/gondosolar-wird-kleiner
[7] L. Meyer et al., «Das Potenzial der alpinen PV-Anlagen in der Schweiz», 2023.
[8] M. Schwarz, Alpenstrom jetzt! Modellierung von Alpenstrom zur Deckung der «Winterlücke», 2022.
[9] D. de Ferrars, The role of solar photovoltaics in the Alps for the Swiss electricity system, Master Thesis, ETH Zürich, 2023.
[10] energiezukunftschweiz.ch/de/Knowhow/News/Newsaktuell/2021-08-01-solarstrom-auf-infrastruktur.php
[12] D. Gut, M. Dukan, A. Gumber, B. Steffen, «Economics and Financing of Alpine Solar PV in the Swiss Alps», 2023 (forthcoming).
[13] L'évolution du prix de l'électricité est toutefois soumise à de fortes incertitudes. Il n'est pas possible de prédire le prix de l'électricité sur la durée de vie de l'installation PV. Exemple de scénarios: www.nexus-e.org
[15] Source PV alpin: D. Gut, M. Dukan, A. Gumber, B. Steffen, «Economics and Financing of Alpine Solar PV in the Swiss Alps», 2023 (forthcoming); Source autres énergies renouvelables: C. Bauer et al., Electricity storage and hydrogen – technologies, costs and impacts on climate change, 2022. Source agrivoltaïque: M. Jäger et al., Machbarkeitsstudie Agri-Photovoltaik in der Schweizer Landwirtschaft, 2022.
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