Article Marché de l’énergie

Blockchain et modèles d’affaires

Opportunités dans les domaines de l’énergie et de l’électricité

03.09.2020

Les technologies Blockchain sont au cœur de l’actualité énergétique. Comme pour plusieurs innovations, on peine à séparer la réalité du «hype». Cet article, basé sur plusieurs exemples, met en avant les opportunités et les limites liées à cette nouvelle possibilité, notamment pour les RCP.

La blockchain est une technologie émergente qui permet l’échange de valeurs sur Internet. Cet échange tient sa particularité dans le fait qu’il ne nécessite pas un intermédiaire car il se réalise à travers un système informatique complètement réparti et sécurisé. L’information relative aux transactions est stockée dans un «livre comptable réparti» composé par des «blocks» d’informations enchainées, d’où le terme «blockchain». Les blocks d’une blockchain sont en fait dupliqués dans plusieurs nœuds du réseau, rendant ainsi une modification arbitraire de leur contenu virtuellement impossible.

Deux types d’applications

Un réseau blockchain se prête à deux types d’applications: le financement participatif et les transactions d’actifs.

Dans le premier cas, il s’agit d’une soit-disante ICO (Initial Coin Offering), c’est à dire une méthode de levée de fonds, fonctionnant via l’émission d’actifs numériques échangeables contre des cryptomonnaies durant la phase de démarrage d’un projet.[1] En d’autres termes, en échange de leurs capitaux, les investisseurs reçoivent des jetons («tokens» en anglais). Ces derniers peuvent assurer différentes fonctions. Ils peuvent, par exemple, servir de monnaie ou de droits d’accès à d’autres plateformes en ligne afin d’acquérir les produits ou les services proposés.[2]

Dans le cas spécifique du domaine de l’énergie, les ICO peuvent encourager ou financer typiquement le déploiement d’installations photovoltaïques ou, pour l’instant plus rarement, d’autres types d’énergies renouvelables. Par exemple, le «SolarCoin» est une cryptomonnaie au travers de laquelle, indépendamment de l’usage (vente sur le réseau ou autoconsommation) de l’énergie produite, les producteurs d’énergie solaire peuvent réclamer un SolarCoin pour chaque MWh solaire produit.[3] Concernant le financement participatif, le fond d’investissement Hyperion, basé en Estonie, moyennant l’ICO «Lightpaper», permet à des particuliers d’acquérir des parts dans des installations solaires.[4]

Pour le marché local de l’énergie et notamment de l’électricité, le potentiel de la blockchain (et en particulier des Smart Contracts) se situe plutôt dans le deuxième créneau.

La gestion des microgrids

Aujourd’hui, il existe la possibilité de pouvoir gérer des réseaux énergétiques autonomes ou semi-autonomes (c.-à-d. les microgrids), disposant de sources énergétiques renouvelables in situ, mais également d’un raccordement vers un ou plusieurs réseaux existants (électricité, gaz naturel, chaleur/froid à distance). Pour l’instant, on parle surtout d’énergie électrique à cause de la domination des solutions basées sur le photovoltaïque mais, à terme, des approches multi-énergies sont aussi envisagées, faisant intervenir, par exemple, des unités de cogénération alimentées au gaz naturel/biogaz, qui pourraient être couplées à des petits réseaux de chauffage à distance. Un microgrid peut être vu comme l’une des formes de ce que l’on appelle légalement un Regroupement de Consommation Propre (RCP), qui est désormais réglementé en Suisse depuis 2018.[5] En fait, il existe deux possibilités de gérer un microgrid ou RCP:

  • consommation propre de l’énergie produite par chaque nœud du microgrid, avec réinjection et rachat du surplus sur le réseau électrique géré par un gestionnaire de réseau de distribution (GRD), à un prix fixé;
  • consommation propre de l’énergie produite avec distribution du surplus à l’intérieur du microgrid, selon la demande et sur la base de prix variables (et négociables), avec éventuel rachat du surplus par le GRD (à prix fixe).


La blockchain devient particulièrement pertinente et technologiquement appropriée dans le deuxième cas. En effet, l’électricité produite en surplus peut être redistribuée, c’est-à-dire vendue et achetée par les membres du microgrid, et le cas échéant revendue au GRD si l’échange «en interne» n’est pas possible. En plus, en cas de manque d’offre d’énergie produite à l’interne, les membres du microgrid peuvent consommer l’énergie vendue par le GRD. Clairement, dans ce cas, l’intérêt des membres du microgrid est de minimiser l’achat d’électricité auprès du GRD et de maximiser la consommation propre. La variabilité du prix de l’énergie dépend de plusieurs facteurs tels que la période de la journée, de l’année, la possibilité de stockage d’énergie et, en dernière analyse, aussi du prix de l’énergie du fournisseur. L’évolution du système des garanties d’origine (GO) jouera aussi un rôle important dans les décisions d’investissement. Dans le futur, les microgrids pourraient aussi jouer un rôle dans l’équilibre général des réseaux électriques sur la base, par exemple, de contrats de délestage.

Le «Quartierstrom» et le trading d’énergie

Il existe un projet-pilote en Suisse particulièrement emblématique pour avoir réellement implémenté un système de trading d’énergie électrique dans un microgrid de type RCP. Ce projet a été réalisé à Walenstadt, dans le canton de Saint-Gall, sur initiative du GRD local, soit WEW, et s’appelle Quartierstrom.[6] Il a notamment été réalisé en collaboration avec plusieurs institutions de recherche de Suisse orientale et des partenaires industriels de grande envergure.[7]

La pertinence d’une solution basée sur la blockchain dans le cadre de ce projet est démontrée par les éléments suivants:

  • la nécessité de pouvoir disposer d’un système de trading totalement réparti qui ne dépend pas d’un seul point central d’échec (résilience);
  • la possibilité d’effectuer des transactions financières entre les membres du microgrid sans avoir nécessairement entre eux un degré de confiance très élevé (trustless system);
  • la possibilité offerte par les smart contracts de pouvoir effectuer les transactions financières rapidement et sans supervision des parties. Ainsi, les vendeurs et les acheteurs spécifient des paramètres (par ex. à quel moment vendre/acheter, à quelles conditions tarifaires) mais ce sont les smart contracts qui établissent la transaction. Les transactions d’achat/vente sont validées par la blockchain (c.-à-d. à travers le mécanisme choisi pour la validation);
  • la transparence et l’impossibilité de pirater le système car l’information est répliquée dans les nœuds du réseau. Il est donc presque impossible de modifier toutes les instances du «livre comptable» dans tous les nœuds sans qu’une personne puisse le détecter. Un degré de sécurité assez élevé est ainsi assuré.


L’avantage offert par ce système de trading d’énergie électrique interne au RCP a résulté en une augmentation d’autoconsommation moyenne d’environ 30% par rapport à la réinjection du surplus énergétique dans le réseau du GRD.

Un récent article scientifique [8] explique la technologie utilisée pour mettre en œuvre ce mécanisme de marché, tout en illustrant également ses limites. Dans ce cadre, le rôle central des GRD est appelé à évoluer. Présentement, en absence de libéralisation complète du marché électrique, seuls les GRD connaissent les caractéristiques des utilisateurs qui sont connectés au réseau à basse tension (producteurs et consommateurs). Les solutions du genre RCP peuvent représenter une opportunité pour les GRD, qui sont à même de proposer des solutions de services flexibles à leurs clients; il existe déjà plusieurs exemples en Suisse. Toutefois, un système complètement réparti, qui serait rendu techniquement possible par le biais de la blockchain, doit aussi tenir compte des enjeux politico-économiques et de l’évolution du cadre réglementaire – par exemple au sujet de l’utilisation du domaine public. Les caractéristiques physiques propres aux réseaux électriques doivent également être prises en compte.[9] Les possibilités offertes par les smart contracts restent, quant à elles, toujours très intéressantes pour la mise en place d’un système de trading réparti comme celui de Quartierstrom.

Lamp: un projet allemand qui suscite encore des questions

Un autre projet emblématique est le Lamp, développé par l’École polytechnique de Karlsruhe à Landau. Ce ­projet-pilote implique 20 habitations reliées au réseau de distribution du GRD allemand Energie SüdWest.[10] Une analyse détaillée indique que, même si le concept est réalisable [11], certaines questions restent encore sans réponses, telles que:

  • Jusqu’à quel point, arrive-t-on à augmenter l’autoconsommation avec les énergies renouvelables?
  • Les algorithmes de trading sont-ils adaptés à ce type d’application et peut-on se passer des unités centralisées d’arbitrage?
  • Comment inclure des GRD comme acteurs de cette innovation, en proposant, voire en co-créant des nouveaux services qui soient en mesure de «compenser» les pertes de vente d’énergie liées à l’autoconsommation?
  • Du moment qu’il sera possible d’accéder aux historiques des transactions, les problèmes de protection de la sphère privée deviennent évidents. Comment les aborder en évitant les bloquages?

Scodes et les modèles d’affaires dans l’énergie

Dans le cadre du projet Scodes mené à la HES-SO et coordonné par l’un des auteurs de cet article [12], une étude approfondie a été menée autour des modèles d’affaires liés à la blockchain dans le domaine de l’énergie. Des acteurs emblématiques et parties prenantes de ce domaine ont travaillé ensemble dans un atelier de conception participative: des GRD, des gestionnaires de RCP, des experts en blockchain, des organisations gouvernementales telles que l’OFEN, des spécialistes de la transition énergétique, etc. Les travaux ont clairement permis de faire émerger, d’une part, la forte complexité du domaine de la distribution électrique et, d’autre part, le fait que la digitalisation n’est pas abordée de la même manière par chaque partie prenante. De même, la libéralisation complète du marché de l’électricité amène à la fois des opportunités et des menaces, perçues ou réelles. Trouver un terrain d’entente nécessite une plateforme de discussion entre les parties prenantes et le projet Scodes a positivement œuvré dans ce sens.

Le projet s’est aussi attelé à poser des éléments de compréhension quant au possible effet de levier de la technologie blockchain dans deux contextes: les microgrids (RCP et GRD) et le marché global de l’énergie au niveau des gestionnaires de réseau de transport (GRT) [13]. Pour les microgrids, le trading de l’énergie dans le RCP est apparu comme représentant l’application la plus intéressante. Pour le marché global, les incertitudes restent nombreuses et le scénario qui pourrait bénéficier le plus de la blockchain serait le trading de certificats «verts», décernés lors d’une réduction de consommation ou pour la consommation d’énergies renouvelables. Cette technologie permettrait notamment d’éviter le risque de «doubles comptages» et améliorerait considérablement la traçabilité. Il s’agit ici d’un domaine d’étude qui va être poursuivi à la HEIG-VD ces prochaines années.

Des impulsions positives, mais à certaines conditions

En conclusion, la blockchain et les smart contracts pourraient donner une impulsion au déploiement d’installations pour la production d’énergies renouvelables et l’autoconsommation, ainsi que contribuer à l’essor des microgrids. Ces technologies permettent la création de «marketplaces» pour le trading d’énergie renouvelable produite localement, ainsi que le trading de certificat «verts» à une plus grande échelle. Dans le cadre de la libéralisation des marchés de l’énergie [14] et de la transition énergétique [15], elles pourraient avoir un impact important dans la diffusion des installations photovoltaïques ou d’autres technologies renouvelables, de solutions de stockage à grande échelle ou, encore, dans la perspective des systèmes ­multi-énergies (c.-à-d. cogénération et systèmes Power-to-X). Toutefois, ceci pourra se réaliser à condition qu’on puisse déployer des modèles d’affaires qui tiennent compte de l’historique, des contraintes et des attentes des parties prenantes dans une solution win-win ou, le cas échéant, au moins avec des compromis acceptables.

Références

[1]   fr.icomentor.net/qu-est-ce-qu-une-ico
[2]   www.kmu.admin.ch/kmu/fr/home/savoir-pratique/finances/financement/formes-speciales/initial-coin-offering-ico.html
[3]   www.capgemini.com/fr-fr/2017/05/solarcoin-une-utilisation-innovante-de-la-blockchain-pour-accelerer-le-developpement-du-photovoltaique/#
[4]   hyperionfund.net/Hyperion_Lightpaper.pdf
[5]   pubdb.bfe.admin.ch/fr/publication/download/9329
[6]   www.ew-walenstadt.ch/details/661.html
[7]   quartier-strom.ch/index.php/en/homepage/
[8]   arxiv.org/abs/1905.07940#
[9]   M.J. Bürer, M. De Lapparent, V. Pallotta, M. Capezzali, M. Carpita, 2018 IEEE International Conference on Engineering, Technology and Innovation (ICE/ITMC), 37–45 et doi.org/10.1016/j.cie.2019.106002
[10]   im.iism.kit.edu/english/1093_2058.php et energie-suedwest.de/unternehmen/projekte-dienstleistungen/lamp/
[11]   mkwi2018.leuphana.de/wp-content/uploads/MKWI_90.pdf
[12]   scodes.ch
[13]   www.swissgrid.ch/fr/home/operation/regulation/transmission.html
[14]   www.uvek.admin.ch/uvek/fr/home/energie/ouverture-marche-electricite.html
[15]   www.eda.admin.ch/aboutswitzerland/fr/home/wirtschaft/energie/energiewende.html

Auteur
Vincenzo Pallotta

est professeur de management de l’innovation et entrepreneuriat au sein de l'Institut interdisciplinaire de développement de l’entreprise de la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud.

  • HEIG-VD
    1401 Yverdon-les-Bains
Auteur
Massimiliano Capezzali

est professeur à l’Institut d’énergie et systèmes électriques (IESE) ainsi que responsable du Pôle Énergies de la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud.

  • HEIG-VD
    1401 Yverdon-les-Bains

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