Valeurs intrinsèques en fin de concession
Calcul
Les enjeux financiers des futurs renouvellements de concessions se comptent en centaines de millions de francs. Si des bases légales encadrent la gestion de ces « successions », des éléments comme la détermination de la valeur intrinsèque des installations sont laissés à l’appréciation des acteurs. Le présent article souhaite clarifier certains aspects.
Au cours des prochaines décennies, des dizaines de concessions hydroélectriques arriveront à échéance (figure 1). En vertu de l’article 67 de la loi fédérale sur l’utilisation des forces hydrauliques (LFH), la communauté concédante a le droit, au retour de la concession, de reprendre gratuitement les installations « mouillées » (barrage, conduite forcée, turbine, etc.) et de reprendre, moyennant le paiement d’une indemnité équitable, les installations servant à la production et au transport de l’électricité (parties « sèches » ou « onéreuses » telles qu’alternateur, transformateur, ou contrôle-commande). Le retour des concessions est une opportunité pour les collectivités publiques d’accéder à un patrimoine industriel d’une valeur estimée à 40 milliards CHF. Les enjeux sont importants : l’indemnité équitable des aménagements valaisans est estimée à 1,5 milliard CHF.[1]
Des bases légales ont été définies au niveau fédéral (LFH) et au sein de divers cantons, p. ex. en Valais (LcFH), afin d’encadrer la gestion de ces « successions ». Cependant, certains éléments sont laissés à l’appréciation des acteurs, comme la détermination de la valeur intrinsèque en fin de concession. Le but du présent article est de contribuer à clarifier les éléments sujets à discussion et de proposer une méthodologie d’appréciation, tout en dépassant la seule approche financière, afin de valoriser les connaissances industrielles liées à la gestion du cycle de vie de ces actifs dans un esprit de développement durable.
Durée d’utilité
Les concessions actuelles formalisent l’utilisation d’un droit d’eau concédé à un ou plusieurs acteurs industriels regroupés sous la forme d’une société anonyme. Selon l’International Accounting Standard (IAS) n° 16, un actif industriel est une ressource contrôlée par l’entreprise qui se doit de la comptabiliser à son bilan en enregistrant une immobilisation corporelle lorsque des avantages économiques et des risques associés à cet actif doivent aller à l’entreprise. Ce standard précise également que les immobilisations corporelles s’amortissent à un rythme devant refléter la consommation par l’entreprise des avantages économiques liés à l’actif considéré. Pour cela, la notion de durée d’utilité est définie par l’IAS n° 16 en fonction de trois aspects : l’usage présumé et attendu de l’actif, son usure physique et son obsolescence technique.
Le législateur fédéral (art. 67 al. 1a, LFH) et son homologue valaisan (art. 54 al. 2a, LcFH) ont limité la durée d’usage des parties totalement mouillées à la durée de la concession. En revanche, aucune durée d’usage ou d’utilité n’est définie pour les « parties sèches » (art. 67 al. 1b LFH ; art. 54 al. 2b LcFH), ni pour les installations regroupant des parties sèches et mouillées. Le concessionnaire sortant a droit au paiement d’une indemnité équitable lors du transfert de ces installations. Selon l’article 56 al. 2 LcFH, « l’indemnité équitable est calculée en partant de la valeur réelle au moment du retour, c’est-à-dire d’après la valeur à neuf, réduite de la moins-value résultant de l’usure correspondant à la durée de vie de ces installations et de leur dépréciation économique et technique ». Cette définition a été précisée en décembre 2015 par le Conseil d’État valaisan.[1] Cette définition ne fait aucun lien avec les valeurs comptables figurant au bilan des sociétés.
Pour empêcher que le droit de retour soit dépouillé de sa valeur économique par une installation dégradée ou présentant trop de risques de dysfonctionnement, les législateurs ont imposé une obligation de maintenir en état d’être exploitées les installations soumises au droit de retour (art. 67 al. 3, LFH ; art. 55 al. 1, LcFH).
Par ces dispositions, les législateurs reconnaissent donc implicitement que le versement d’une indemnité équitable est associé à des avantages économiques futurs qui devraient être sécurisés sur une durée raisonnable, sans pour autant définir cette dernière. Pour satisfaire à leurs obligations légales d’entretien, les concessionnaires sortants disposent de plans de maintenance et d’investissements en fin de concession et au-delà qui précisent les actions qu’ils mèneront.
Le processus de retour de concession gagnerait à reposer sur une approche transparente du concessionnaire sortant qui devrait expliciter son jeu d’hypothèses pour justifier les durées d’utilité qu’il considère lors du calcul de la valeur intrinsèque de son aménagement en fonction des stratégies de maintenance qu’il a mises en place (figure 2). Le concédant devrait ensuite employer ses moyens à l’analyse des éléments de preuve apportés par le concessionnaire sortant pour justifier ses hypothèses et, ainsi, disposer d’une garantie « raisonnable » qu’il achète un actif industriel au juste prix.
Fonctionnement, maintenance et risques
Le concessionnaire fait reposer son jeu d’hypothèses sur le fait que le bon état de fonctionnement de ses actifs doit être assuré tout au long de leur durée d’utilité. Il est essentiel que toutes les parties prenantes puissent se retrouver autour d’une définition commune de l’état de fonctionnement. Cet état est associé à la capacité d’un équipement à assurer la fonction pour laquelle il a été conçu. La figure 3 illustre différents points caractéristiques du fonctionnement des actifs : la mise en service (O), l’apparition de premiers défauts (D), l’apparition des prémices de la défaillance fonctionnelle (P), de la défaillance fonctionnelle (F) et de la rupture (R). La durée d’utilité va de la mise en service à la défaillance fonctionnelle.
L’état de fonctionnement n’est plus assuré à partir de la défaillance fonctionnelle (F). Cette défaillance est différente de la rupture (R). En effet, elle est déterminée comme l’instant à partir duquel une fonction n’est plus assurée avec un niveau de fiabilité suffisant ; le risque associé à la défaillance de la fonction devient inacceptable pour l’entreprise. Par conséquent, il n’est pas admissible, en fin de concession ou durant les premières années qui suivent, qu’un aménagement dispose d’équipements dont l’état de fonctionnement est jugé « Mauvais » ou « Hors service ». Seuls les états « Très bon » à « Satisfaisant » sont admissibles.
Le point P de la courbe d’usure (figure 3) partage la durée d’utilité d’un équipement en deux régimes : un premier (O–P) pour lequel le taux de défaillance λ est constant, puis un second pour lequel le taux de défaillance λ augmente avec le temps sous l’effet du vieillissement accéléré. L’intervalle P–F est une caractéristique d’un équipement défini selon la théorie de la maintenance basée sur la fiabilité.[2] Cette durée correspond au temps que le propriétaire a pour réagir dès les premiers signes de défaillance fonctionnelle.
Sur la base de ces notions, définir la durée d’utilité d’un équipement revient à positionner le point F dans l’intervalle entre le point P et la rupture R. Ce choix est directement associé à la stratégie de maintenance retenue pour l’équipement. Une maintenance purement curative revient à attendre la rupture pour décider du renouvellement d’un équipement. L’entreprise peut a contrario choisir de limiter fortement le risque en optant pour une stratégie de maintenance « hyper » préventive (F confondu au point P). Dans la plupart des cas, le propriétaire opte pour des stratégies intermédiaires, basées sur la connaissance et le suivi de l’état de fonctionnement des équipements. Le positionnement de F correspond à un équilibre acceptable entre les réductions des coûts planifiés de maintenance grâce à la prolongation de vie entre P et F et l’augmentation du risque de devoir dépenser de manière fortuite lié au rapprochement du point F de la rupture R (figure 4). Les propriétaires disposent de méthodologies et d’outils leur permettant de définir le positionnement de F à l’aide d’approches de maintenance basée sur la performance.[3] De telles pratiques d’optimisation des plans de maintenance et d’investissements, encadrées par la norme ISO 55'001, permettent aux concessionnaires actuels de tirer le maximum d’avantages économiques des aménagements existants tout en maîtrisant les coûts et l’évolution des risques associés.
L’effet possible d’une intervention sur l’évolution de l’état d’un composant et sur sa durée d’utilité est également visible dans la figure 3. Par exemple, la durée d’utilité initiale pourrait être limitée par le point F. Dans ce cas, le coût de l’intervention qui prolonge la durée d’utilité de F à F’ devrait être considéré comme un investissement, car elle permet à l’entreprise de percevoir des avantages économiques et lui impose de gérer des risques sur une durée supérieure à la durée initiale.
Des éléments de preuve
Le jeu d’hypothèses du concessionnaire sortant doit être rendu plausible à l’aide d’éléments de preuve pertinents. La transparence du concessionnaire sortant concernant son jeu d’hypothèses doit permettre au concédant de se forger un degré « d’assurance raisonnable » que l’indemnité équitable qu’il verse correspond à des avantages économiques futurs qui pourront bien être perçus et que le niveau de risques associés est acceptable. Les éléments de preuve pourraient être des :
- rapports d’activités de maintenance, rassemblés dans les systèmes de gestion de la maintenance assistée par ordinateur. L’objectif est de connaître l’historique des travaux réalisés,
- indices d’état de fonctionnement et indices de confiance (cf. ci-dessous),
- données historiques sur les défaillances et les pannes des équipements. Le traitement de ces éléments permet de déterminer des valeurs de sûreté de fonctionnement d’un actif utiles pour vérifier la plausibilité du jeu d’hypothèses.
Indice d’état de fonctionnement
Plusieurs méthodologies ont été développées pour caractériser l’état de fonctionnement des différents actifs. Les premières [4] permettent d’évaluer l’état de santé d’un équipement. Elles ont été adaptées par Hydro Exploitation SA (ci-après HEX) et Alpiq SA [5] en Suisse depuis plus de 10 ans. L’évolution des indices d’état est un élément de preuve important qui permet de vérifier si les hypothèses de durée d’utilité sont plausibles.
Le présent article retient l’échelle à 5 niveaux de fonctionnement présentés à la figure 3. Cette échelle a le mérite de proposer des limites d’état qui prennent un sens physique en lien avec le cycle de vie d’un actif. La méthodologie couvre bien les trois aspects de la durée d’utilité, à savoir : l’usage fonctionnel, l’usure physique et l’obsolescence technique.
Le premier exemple concerne l’alternateur du groupe n° 2 de l’usine de Miéville. Le tableau 1 fournit les valeurs d’état de santé des différents équipements de cet alternateur, calculés selon la méthodologie d’HEX, basée sur une échelle allant de 1 (mauvais état) à 10 (état excellent). Le résultat illustre que cet alternateur présente un parfait usage et que certaines technologies retenues peuvent faire l’objet à terme d’une obsolescence. Son usure physique a débuté sans remettre en question sa fonction. L’état de santé général vaut 7,75. Ramené à l’échelle à 5 niveaux, l’état de fonctionnement de l’alternateur est bon (3). Le point P n’est pas encore atteint. L’hypothèse de durée d’utilité de 50 ans à partir de la dernière réhabilitation est donc cohérente.
Le deuxième exemple concerne la pompe n° 2 de la station de pompage de Cleuson. Bien que la pompe soit considérée comme une partie mouillée de l’installation, le futur concessionnaire doit pouvoir évaluer la vétusté d’un tel équipement lors de la reprise de l’aménagement. Le résultat du tableau 1 illustre que cette pompe est dans un état satisfaisant (2), malgré son âge, et ce grâce à un entretien soigneux depuis la mise en service. La fonction est toujours garantie. Le point P est atteint. Les révisions des pompes et des vannes d’aspiration et de refoulement se poursuivront avec une fréquence de révision adaptée d’ici l’échéance des concessions, et le contrôle-commande sera remplacé afin d’améliorer la protection contre le dévirage (élément limitant). L’indice de confiance pour le maintien des pompes en exploitation est important pour le cycle de vie de cette installation.
Indice de confiance
L’état de fonctionnement d’un équipement est généralement réévalué tous les 3 à 5 ans. Toutefois, les travaux d’inspection lourds ne suivent pas toujours le même rythme dépendant du type d’équipements et de leur état (figure 5). La cinétique d’augmentation du taux de défaillance après le point P (figure 3) dépend des conditions locales et de l’utilisation réelle du composant. Cette notion est caractérisée par une incertitude qu’il faut maîtriser. La notion d’indice de confiance IC (figure 5) a été développée par HEX pour adapter l’intervalle d’inspection en fonction de l’état de fonctionnement. Elle trouve tout son sens pour les équipements positionnés au-delà du point P. Cette approche basée sur 80 ans d’expérience intègre les paramètres suivants : contrôles effectués, mesures de diagnostic, révisions, suivi de l’exploitation, nombre d’heures de fonctionnement, de démarrages ou d’incidents.
Le tableau de la figure 5 présente l’estimation de l’indice de confiance pour un alternateur fictif dont l’état de fonctionnement est passé au-delà du point P en utilisant la méthodologie développée par HEX. Pour cet alternateur, l’intervalle d’inspection devrait être réduit à 8 ans au lieu des 15 ans initialement prévus avant le point P.
Conclusions
Les enjeux financiers des futurs renouvellements de concessions se comptent en centaines de millions de francs. La transparence du concessionnaire sortant, qui explicite son jeu d’hypothèses concernant les durées d’utilité choisies pour ses actifs et met à disposition des éléments de preuve, permet au concédant de se forger un niveau raisonnable d’assurance que le prix qu’il paie pour reprendre un aménagement est juste par rapport aux avantages économiques et aux risques qu’il devra transférer aux futurs acteurs. Cela pourrait conduire à proposer une solution de partage des risques et opportunités en lien avec la fixation de l’indemnité équitable.
La détermination des durées d’utilité et les preuves de leur vraisemblance sont des notions qui embarquent un savoir-faire industriel important dans le domaine de l’optimisation des plans de maintenance et d’investissements. Il s’agit de connaissances sur l’état réel des installations, sur la stratégie de maintenance retenue après plus de 80 ans d’exploitation et sur des éléments qui permettent de rendre objectifs les risques et opportunités associés. Les concessionnaires présents et futurs ont tout à gagner afin de garantir une performance optimale en termes de coût, de risques et de disponibilités des actifs avant et après le renouvellement des concessions.
Références
[1] Message du Conseil d’État au Grand Conseil concernant la stratégie force hydraulique du Canton du Valais, 3 décembre 2015.
[2] John Moubray, « Reliability-centered Maintenance », British Library, ISBN 0 7506 3358 1, 1997.
[3] Nicolas Rouge, Olivier Bernard, Alexandre Bircher, « De la maintenance préventive à la Maintenance 4.0 », Bulletin SEV/AES 9/2019, p. 27–30.
[4] « Using Condition Assessments and Risk-Based Economic Analyses », Hydropower Asset Management, Sept. 2006
[5] Aurélien Jordan, « Etat de santé des aménagements », fmpro service 4/2018.
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