Une ligne HVDC dans le tunnel sous la Manche
Le projet ElecLink
Lancé il y a plus de 10 ans, le projet ElecLink avait pour objectif de réaliser une liaison à courant continu haute tension, d’une puissance de 1 GW, dans le tunnel sous la Manche. Celle-ci a été mise en service avec succès au cours de l’année 2022, ouvrant ainsi la voie de la mutualisation d’une infrastructure majeure entre deux systèmes de transport, l’un ferroviaire et l’autre énergétique.
Lancé il y a plus de 10 ans par le groupe Getlink [1], concessionnaire du tunnel sous la Manche via sa filiale Eurotunnel, le projet ElecLink trouve ses fondements dans le mouvement vers une vaste transition énergétique européenne. Son objectif consistait à réaliser une liaison à courant continu haute tension (HVDC) d’une puissance de 1 GW dans le tunnel sous la Manche, afin de répondre à la demande croissante en matière de réseaux de transport d’énergie tout en améliorant la fiabilité de ces derniers.
La particularité de ce projet réside dans le partage d’une infrastructure majeure, le tunnel sous la Manche, entre deux activités de première importance: le transport ferroviaire et, désormais, celui de l’électricité. L’opportunité a été saisie d’implanter les câbles haute tension dans l’un des deux tunnels ferroviaires qui constituent le lien fixe entre la France et le Royaume-Uni. Cette coexistence entre deux mondes techniques différents a permis non seulement d’optimiser les coûts de construction, mais aussi de réduire les émissions de CO2 inhérentes au chantier lui-même.
La configuration générale du tunnel sous la Manche
Creusé dans la couche de craie bleue, le tunnel sous la Manche comprend deux galeries ferroviaires et une galerie de service reliées à intervalles réguliers par des rameaux de pistonnement et des rameaux de communication (figure 1). Chaque tunnel ferroviaire mesure 50 km et est divisé en trois intervalles par deux crossovers permettant aux trains de changer d’itinéraire (figure 2). Les deux tunnels ferroviaires sont équipés d’une caténaire classique alimentée en 25 kV AC. Communiquant avec les deux tunnels ferroviaires tous les 375 m, le tunnel de service remplit plusieurs fonctions: maintenu en surpression d’air, il fait office d’abri protégé des fumées en cas d’incendie, et il permet la circulation des véhicules de secours et de maintenance. Positionnés tous les 250 m, les rameaux de pistonnement, quant à eux, permettent à l’air de circuler entre les deux tunnels ferroviaires. De nombreux autres équipements, tels que les quatre «stations safe» – des stations de lutte incendie équipées de buses d’aspersion sur une longueur égale à celle d’une navette –, «cohabitent» aussi dans ces tunnels.
La conception du lien HVDC
ElecLink est un interconnecteur HVDC moderne de type VSC (Voltage Source Converter). Il est constitué de deux câbles isolés (1 pôle + et 1 pôle −) implantés dans le tunnel ferroviaire nord – qui permet de circuler de l’Angleterre vers la France dans le sens normal de circulation –, portés à la tension de 320 kV. Les principaux critères de conception et avantages de la technologie VSC sont multiples. Parmi ceux-ci, une emprise au sol limitée par rapport à la technologie LCC (Line-Commutated Converters), la faible pollution harmonique, ou encore la possibilité d’utiliser des câbles en polyéthylène réticulé XLPE – donc sans huile, ce qui permet de s’affranchir du risque incendie, élément crucial pour une installation en tunnel.
À chaque extrémité de la liaison, une station de conversion permet, suivant le sens de transit de l’énergie, soit de redresser, soit d’onduler le courant électrique (figure 3). Ces deux stations de conversion sont implantées sur les deux terminaux, respectivement français et anglais, du tunnel sous la Manche. La technologie de ces stations de conversion est basée sur l’utilisation de transistors de puissance, dits IGBT (Insulated Gate Bipolar Transistor), composants principaux des valves qui régulent le transit de la puissance dans la ligne.
ElecLink est une liaison de type monopole symétrique ± 320 kV dont les stations de conversion peuvent aussi faire de la compensation réactive pour les deux réseaux nationaux. Détail technique: cette liaison n’est pas équipée de retour à la terre.
Les câbles HVDC plus en détail
L’âme des câbles HVDC utilisés (figure 4) est en aluminium et leur section est de 2500 mm2. Ces caractéristiques, en plus de la légèreté, confèrent aux câbles l’ampacité adaptée à l’environnement du tunnel, dans lequel les mouvements d’air naturels permettent à la chaleur dégagée de se dissiper. Cette quantité de chaleur additionnelle a par ailleurs aussi été considérée au regard de la capacité du système de refroidissement du tunnel sous la Manche à maintenir la température en dessous de 30°C.
Les câbles sont équipés d’un écran, également en aluminium, qui permet de contenir les émissions électromagnétiques (voir plus bas la section consacrée à la compatibilité électromagnétique). Il est également important de mentionner que la liaison ElecLink est aussi équipée d’un câble isolé, appelé câble ECC (Earth Continunity Cable), permettant une mise à la terre de l’écran des câbles HVDC tous les 10 km. Le câble ECC est galvaniquement complètement séparé du réseau de terre du tunnel pour prévenir toute perturbation par couplage direct (conductive coupling). Cependant, tous les éléments de support des câbles (le monorail hexagonal et les supports métalliques) sont reliés au réseau de terre du tunnel dans un principe sécuritaire d’équipotentialité électrique.
Les stations de conversion
Les stations de conversion sont situées sur les terminaux anglais et français du tunnel sous la Manche. Comme dans le tunnel, un réel effort technique d’intégration a été réalisé. La proximité des deux stations de conversion avec les stations électriques principales existantes de la concession (figure 5) a été soigneusement étudiée et évaluée.
![<strong>Figure 5</strong> Réelle proximité des emprises ferroviaires de la station de conversion ElecLink et de la station d’alimentation principale du côté français du tunnel sous la Manche.](files/content/news-articles/B_Artikel/Archiv/2023/2302/B_2302_Findinier/B_2302_Findinier_Figure_5.png)
Une part importante du commissionnement des stations de conversion a été consacrée à des mesures de champs électromagnétiques dans leur environnement pour évaluer les effets potentiels sur les équipements existants, et particulièrement sur ceux du secteur ferroviaire. Pour ce faire, les stations ont été opérées à différents niveaux de transfert de puissance, mais aussi dans un mode plus spécifique, dit de compensation statique (fonction Statcom). Les champs magnétique et électrique ont ainsi été évalués pour des fréquences comprises entre 9 kHz et 1 GHz. Résultat: la preuve de la parfaite innocuité des stations ElecLink a été apportée tant sur le plan théorique que pratique (mesures).
L’installation des câbles dans le tunnel
Comme précisé précédemment, les deux câbles HVDC sont installés dans la galerie ferroviaire nord. Tous les travaux nécessaires ont été pensés de manière à limiter les impacts sur l’exploitation commerciale du lien transmanche. En effet, l’accès au tunnel était limité à une interruption du trafic ferroviaire de 5,5 h par semaine. Dans ces conditions, les méthodes développées ont maximisé la préparation et l’assemblage des longueurs de câbles à l’extérieur du tunnel. En parallèle, un monorail (profil hexagonal) a été mis en place sur les 50 km de la voûte de la galerie nord. Ce dernier remplit deux fonctions: il a servi de guide pour le déroulage des câbles ainsi que de support définitif.
Les câbles DC, ainsi que des liaisons optiques, ont été solidarisés à des chariots distants de 2,5 m sur toute leur longueur pour constituer un ensemble appelé «Cable Management System (CMS)» (figure 6). À chaque étape du tirage, ce sont des longueurs de CMS de plus en plus importantes (car assemblées à l’entrée du tunnel nord entre deux sessions de déploiement des câbles) qui ont été tirées depuis chaque extrémité du tunnel. La longueur maximale ainsi acheminée vers le milieu du tunnel a été de 27 km.
Les longueurs élémentaires des câbles DC étaient donc reliées entre elles à l’extérieur, dans des usines dédiées de chaque côté du tunnel, et une dernière jonction spécifique a été réalisée au milieu du tunnel, entre les deux grandes longueurs acheminées respectivement depuis la France et l’Angleterre. Cette jonction a nécessité une interruption du trafic ferroviaire de 60 h.
L’intégration à l’exploitation ferroviaire
ElecLink est donc un actif à part entière du tunnel sous la Manche. Sa conception a été orientée de sorte à permettre une complète intégration au monde ferroviaire. Le centre de contrôle (RCC) du lien transmanche a la possibilité, grâce à un écran de surveillance dédié, de connaître à tout moment le statut de la liaison. Les procédures du centre de contrôle ont été modifiées pour prendre en considération la présence d’ElecLink dans le tunnel nord et pour guider les opérateurs du RCC dans les activités, interventions ou situations ponctuelles qui mettent en interface la liaison HVDC et l’exploitation du tunnel sous la Manche. En cas de crise opérationnelle, le RCC a en outre la possibilité de procéder à la mise hors service d’ElecLink, une situation exceptionnelle aussi prise en compte.
Processus des autorisations ferroviaires
Le projet ElecLink a nécessité l’obtention d’autorisations spécifiques exigées par les agences nationales de sécurité, d’une part, et par la Commission intergouvernementale du tunnel sous la Manche, d’autre part. Le projet a ainsi fait l’objet d’une évaluation au titre du Règlement d’exécution européen 402/2013 [2], qui définit la méthode de sécurité commune. Dans ce cadre, le projet a été considéré comme une modification de nature significative et son développement a suivi un processus documentaire de référence supervisé par une entité extérieure intervenant en tant qu’organisme d’évaluation (assessment body).
L’intégration d’ElecLink a aussi engendré une nouvelle version des documents définissant le système de management de la sécurité d’Eurotunnel. Ceci a été rendu obligatoire par la Directive européenne 2016/798 [3] catégorisant ElecLink comme une modification «substantielle».
Les processus susmentionnés requièrent des exercices de type «Analyse des dangers et des risques» pour lesquels chaque élément doit être documenté de manière exhaustive par des preuves théoriques et expérimentales (mesures) pour la partie technique et des procédures adaptées pour la partie opérationnelle.
Le raccordement aux réseaux de transport d’énergie
ElecLink est raccordé à deux réseaux nationaux, le National Grid au Royaume-Uni et le RTE (Réseau de Transport d’Electricité) en France, avec lesquels il a fallu établir les conditions de raccordement. Ces dernières ont pour objet de définir les critères techniques aux points de raccordement 400 kV (puissance de court-circuit, lieux d’impédances harmoniques, règles de protection et d’effacement électrique, etc.) et les règles d’exploitation (augmentation et diminution de la puissance, règles de communication avec les réseaux).
L’étude de la compatibilité électromagnétique
En ce qui concerne la compatibilité électromagnétique, la liaison HVDC cohabitant avec une infrastructure elle-même unique au monde, l’un des axes importants de la démonstration de la parfaite intégration d’ElecLink dans l’environnement ferroviaire du tunnel nord a été la vérification de son innocuité absolue vis-à-vis des systèmes permettant l’exploitation des tunnels, et particulièrement vis-à-vis de la signalisation ferroviaire. Cet aspect s’est trouvé au cœur des réflexions très tôt dans le projet et a conduit à l’élaboration d’un modèle complet permettant de prédire les niveaux d’émissions rayonnées, d’une part, et de tensions induites, d’autre part.
En effet le «ripple» (oscillation) résiduel issu du redressement, si minime soit-il, est à l’origine d’émissions électromagnétiques, certes faibles, mais qu’il convient de caractériser dans un environnement sensible. Comme mentionné précédemment pour les stations de conversion, le spectre d’observation et d’analyse était compris entre 9 kHz et 1 GHz.
Dans une approche «cycle en V», l’ensemble des prédictions a d’abord été présenté aux autorités de sécurité nationale et gouvernementale du tunnel sous la Manche. Ces prédictions ont ensuite été confirmées par des campagnes de mesures complètes, impliquant la circulation des trains. Ces mesures ont conclu en détail à l’absence de perturbations sur les équipements ferroviaires.
En parallèle, toutes les vérifications réglementaires relatives à l’exposition des personnes aux champs alternatifs et statiques ont été réalisées: dans l’environnement proche des câbles HVDC dans le tunnel nord, mais aussi à bord des trains y circulant (Eurotunnel Le Shuttle, Eurostar).
Autres thèmes de l’intégration ferroviaire
Bien d’autres aspects ont dû être traités pour démontrer la parfaite intégration d’ElecLink dans l’environnement préexistant du tunnel sous la Manche:
- Le dégagement d’énergie (energy release) en cas de court-circuit sur un câble HVDC dans le tunnel: l’objectif était de confirmer que l’énergie d’un arc électrique consécutif à ce défaut n’était pas préjudiciable pour l’environnement ferroviaire (infrastructure et matériel roulant).
- Les scénarios incendie, soit l’étude des effets d’un incendie dans le tunnel sur la liaison HVDC et prise en considération dans les procédures ad hoc de gestion d’une telle situation.
- Le refroidissement du tunnel sous la Manche: la dissipation de la chaleur engendrée dans le tunnel nord par le transit de puissance dans la ligne HVDC a été considérée dans des études associant la ventilation naturelle de la galerie ferroviaire (mouvement des trains) et le dimensionnement du système de refroidissement (tuyauterie d’origine sur les 50 km et usines de refroidissement en surface).
- L’adaptation de la flotte des trains de travaux utilisés pour la maintenance dans le tunnel. Dès lors que la liaison HVDC est exploitée 24h/24, les câbles demeurent sous tension. Les trains utilisés pour la maintenance des autres systèmes du tunnel nord ont dû être adaptés pour garantir les conditions de sécurité requises (écran de protection, mur virtuel pour les nacelles utilisées pour les accès en hauteur, etc.).
Et il ne s’agit-là que des aspects les plus importants.
Un premier retour d’expérience
La liaison ElecLink a été mise en service en mai 2022 et fonctionne presque sans interruption depuis. Ces premiers mois d’exploitation permettent de confirmer que les choix de conception et de construction étaient pertinents. Les câbles HVDC font désormais partie des actifs du tunnel sous la Manche et n’influencent absolument pas le fonctionnement des systèmes ferroviaires. La liaison à courant continu fait évidemment l’objet d’une surveillance longitudinale grâce à des systèmes de monitoring disposés tout au long de ses 50 km.
Le contexte géopolitique de l’année 2022 et du début d’année 2023 met sous pression les capacités de production et de transport de l’électricité en Europe. Les interconnecteurs, en rendant fluides les échanges entre les pays, constituent un élément clé de la résilience des réseaux et seraient, sans nul doute, cruciaux dans le «redémarrage» en cas de crise sérieuse. ElecLink dépasse donc largement le cadre du projet d’infrastructures unidisciplinaire. Son niveau d’innovation et d’intégration en fait une référence internationale dans la conception multifonctionnelle des ouvrages de transport.
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