Un réseau électrique qui s’adapte au soleil
Protection adaptative pour les réseaux de distribution
La proportion croissante de courant photovoltaïque injecté localement pourrait bientôt impacter la fiabilité des systèmes de protection des réseaux MT, provoquant un endommagement des câbles et une augmentation des pannes. Une solution adaptative innovante permet de modifier le réglage des relais de protection en fonction de la production locale.
La décision d’abandonner définitivement la production d’électricité d’origine nucléaire en Suisse à l’horizon 2035 a nécessité une remise en question profonde de l’ensemble de l’infrastructure électrique à ses différents niveaux de tension, à commencer par la recherche de sources alternatives d’approvisionnement. Parmi les technologies à disposition faisant appel aux nouvelles sources renouvelables, le solaire photovoltaïque (PV) rencontre le plus de succès en Suisse, avec un taux de croissance d’environ 300 MW de puissance nominale installés chaque année.
Du point de vue de l’exploitation du réseau, cette technologie comporte deux différences fondamentales par rapport au nucléaire: un caractère intrinsèquement intermittent (par opposition à la production d’électricité dite «en ruban» générée à partir de la fission de l’atome) et une implantation géographique dispersée, fruit d’une densité énergétique nettement inférieure: une installation photovoltaïque d’une puissance nominale de 1 GW nécessiterait une surface au sol d’environ 2500 terrains de football, et encore, elle ne produirait pas autant d’énergie qu’une centrale nucléaire de même puissance nominale en raison d’un nombre d’heures de fonctionnement sensiblement inférieur sur l’année.
Les opérateurs des réseaux de distribution se retrouvent par conséquent à gérer un nombre grandissant d’installations photovoltaïques de moyenne et petite tailles fonctionnant de manière intermittente, raccordées à la moyenne tension (MT) ou à la basse tension (BT). Cette production décentralisée a pour conséquence une modification considérable des flux d’énergie dans le réseau, qui pourrait influencer son système de protection. Ce dernier est essentiellement composé de relais qui surveillent le réseau en permanence et actionnent des disjoncteurs en cas de court-circuit ou de surcharge. Ce nouveau modèle d’approvisionnement soulève donc une question fondamentale: les stratégies de protection traditionnelles vont-elles continuer de fonctionner correctement ou un ajustement va-t-il s’avérer nécessaire?
Concevoir une stratégie de protection adaptative
Pour répondre à cette question, une équipe de chercheurs et représentants de l’industrie a travaillé entre 2018 et 2020 au projet SynchroFAP (Synchrophasors For Adaptive Protection). Ce projet de recherche, financé par l’OFEN, avait pour objectif de concevoir une stratégie de protection adaptative pour les lignes de moyenne tension, permettant de réagir à tout moment de manière adéquate selon la condition effective de fonctionnement du réseau (notamment en présence d’une forte production photovoltaïque ou en son absence totale). Pour ce faire, l’état du réseau doit être surveillé en continu par des dispositifs qui réagissent rapidement; les PMU (Phasor Measurement Units), qui génèrent 50 mesures par seconde de manière synchronisée, constituent certainement la technologie la mieux adaptée à cette application.
Le cas d’étude a été fourni par les Services industriels de Genève (SIG). L’objectif cantonal consistant à multiplier par sept la puissance nominale installée et à atteindre ainsi les 350 MW à l’horizon 2030, ils étaient très intéressés à étudier l’impact d’une forte augmentation de production photovoltaïque sur le système de protection en opération sur la moyenne tension genevoise.[1]
Comportement du réseau en présence d’un défaut
La présence d’un court-circuit produit une modification soudaine de l’intensité de courant. Dans la plupart des situations, le courant augmente considérablement jusqu’à atteindre plusieurs multiples de sa valeur en conditions normales. Pour un réseau de distribution donné, l’intensité du courant généré par un court-circuit à un certain endroit d’une ligne électrique dépend uniquement du type de défaut (combien de phases se touchent, s’il y a contact avec la terre, et par l’intermédiaire de quelle impédance) et de la localisation du court-circuit le long de la ligne. L’endroit en défaut génère un appel de courant ressenti même sur d’autres lignes à grande distance. Cette augmentation de courant est alimentée en partie par le réseau en amont, via le poste de transformation, et en partie par la génération décentralisée, s’il y en a.
Sources traditionnelles vs nouvelles sources renouvelables
Quelle que soit la technologie utilisée pour qu’une source alimente le réseau – par machine tournante ou par onduleur –, la présence d’un défaut sévère entraîne une augmentation énorme du courant en plusieurs endroits du réseau: celui-ci doit alors être interrompu en l’espace de quelques dizaines de millisecondes par le système de protection (relais et disjoncteurs) afin d’éviter des dégâts supplémentaires. Si ce courant s’avère limité pour les sources connectées au réseau via un onduleur (ce dernier est programmé pour ne pas dépasser environ 120% de la puissance nominale de l’installation), comme dans le cas d’installations photovoltaïques ou d’éoliennes, il peut s’avérer nettement plus important lorsque des machines synchrones ou asynchrones sont utilisées: il n’est alors pas rare d’atteindre 10 fois leur courant nominal. Même si le courant est moindre dans le cas des sources d’énergie renouvelables, le grand nombre de générateurs peut tout de même faire monter le courant total à des valeurs très élevées.
Risques de dysfonctionnement des protections
Le réseau de distribution est composé de plusieurs artères formant une architecture arborescente. Pour illustrer les menaces envers la fiabilité d’un schéma de protection liées à une forte génération décentralisée, il suffit de se concentrer sur deux artères (ligne 1, ligne 2), la ligne 1 abritant une forte production photovoltaïque (figure 1). Chaque artère est protégée par des relais de protection (OC1, OC2) installés à la sortie du poste.
Deux risques de défaillance sont envisageables: ils sont représentés ici de manière schématique. Dans le cas du «blinding» (figure 1a), qui signifie «aveuglement», un court-circuit survenu dans l’artère 1 en aval de la production décentralisée ne serait pas détecté par le relais OC1 réglé pour réagir à des courants plus élevés. Il en résulterait un endommagement permanent des câbles le long de l’artère 1, dû à une surintensité générée par un défaut non détecté et qui aurait pu circuler trop longtemps. En cas de «sympathetic tripping» (figure 1b), le courant généré de manière décentralisée dans l’artère 1 remonterait pour contribuer à alimenter un défaut situé dans l’artère 2, causant le déclenchement du relais OC1 et privant ainsi la ligne 1 inutilement d’alimentation. Cette seconde menace peut être facilement contrée par l’ajout d’une fonction de protection directionnelle, qui ne réagirait pas au courant de défaut remontant vers le transformateur.
Aveuglement de la protection
Une éventuelle centrale de production (ou une batterie) installée entre le relais de protection situé en tête de l’artère et l’endroit du défaut n’augmenterait pas l’intensité du courant de défaut, mais contribuerait à l’alimenter selon la puissance spécifiée par les onduleurs de la production décentralisée (figure 1a). Prenons un exemple concret: une centrale capable d’injecter 500 A contribuerait au courant de défaut de 1400 A à hauteur de 500 A, ce qui aurait pour conséquence de diminuer la contribution au défaut venant du réseau en amont, là où se situe le relais de protection OC1, à 900 A. Il est donc clair qu’un relais avec un seuil fixe de 1000 A serait capable de détecter le défaut de 1400 A en l’absence de production décentralisée, mais serait incapable de détecter ce même défaut si une production photovoltaïque de 500 A était injectée simultanément sur la même ligne.
Évaluation des performances du système de protection actuel
Une portion du réseau moyenne tension des SIG a été modélisée, afin de tester la robustesse de son système actuel de protection en prévision d’une importante augmentation de production décentralisée (figure 2). Une analyse systématique des courts-circuits pouvant apparaître le long des lignes a été réalisée, à la recherche de l’apparition de cas de blinding ou de sympathetic tripping.
Si le sympathetic tripping peut être géré assez facilement, le phénomène du blinding est plus difficile à détecter et s’est manifesté à plusieurs reprises: le relais de protection n’a pas déclenché de signal pour interrompre le flux de courant même si la ligne observée était surchargée. Les dysfonctionnements évoqués ont concerné seulement les défauts les plus sévères (biphasés ou triphasés) et pas les défauts constitués par le contact d’une seule phase avec la terre (monophasés), le réseau étant isolé de la terre via une bobine de compensation. La figure 3 montre comment le blinding peut apparaître seulement pour certaines valeurs de l’impédance du court-circuit inférieures à 7 Ω. La bande jaune met en évidence les valeurs de l’impédance du court-circuit pour lesquelles le courant au niveau du relais est inférieur à 1000 A (et ne provoque donc pas le déclenchement de la protection instantanée) et le courant à l’endroit du défaut est supérieur à 1400 A (une valeur qui endommage les câbles si elle est maintenue trop longtemps).
Concept de protection adaptative
L’apparition du phénomène de blinding constatée lors de l’étude suggère l’adoption d’une stratégie adaptative. Celle-ci permettrait aux relais de protection d’avoir à tout moment le bon seuil de courant en tenant compte des conditions de fonctionnement du réseau, ce qui serait rendu possible grâce aux PMU qui fournissent les données relatives à la production décentralisée en temps réel. L’équipe du projet a mis au point un algorithme qui sélectionne le bon paramétrage pour les relais parmi un set de valeurs précalculées. En particulier, dans l’exemple d’aveuglement illustré plus haut, le relais fonctionnerait avec un seuil de 800 A en cas de forte injection décentralisée et reviendrait à un seuil de 1000 A le reste du temps.
Validation par le biais de simulations en temps réel
La faisabilité de la solution proposée a été validée en laboratoire grâce à une approche reposant sur des simulations HIL (Hardware In the Loop), dans lesquelles le réseau simulé en temps réel interagit avec une vraie PMU et un vrai relais de protection (figure 4). La PMU fournit au contrôleur, en temps réel, les données relatives à la puissance injectée par la production décentralisée qui, elle, est lue à partir du simulateur faisant office de vrai réseau. Ensuite, le contrôleur utilise ces informations pour ajuster les paramètres du relais sur la base d’une table de groupes de réglage (setting groups) préchargés. En fonction de la puissance photovoltaïque injectée localement, le bon setting group est sélectionné via un message Goose envoyé au relais par le contrôleur.
Le bon fonctionnement de l’algorithme a pu être démontré en répétant le scénario de blinding illustré plus haut, montrant ainsi qu’une adaptation du seuil de courant du relais aux conditions de production décentralisée du moment permet de détecter le défaut et de commander l’ouverture du disjoncteur.
Une installation pilote dès 2022
Sans attendre que le niveau de production photovoltaïque atteigne des valeurs critiques pour la sécurité du système de distribution, les Services industriels de Genève envisagent, déjà pour l’année 2022, la réalisation d’une installation pilote selon le schéma de protection adaptatif décrit dans ce travail. Premier système de ce type en Suisse, il équipera une artère du réseau moyenne tension et fonctionnera en arrière-plan du système de protection traditionnel pendant la durée nécessaire à l’évaluation de ses performances.
Référence
[1] D. Pavanello, L. Zanni, «PMU-based adaptive protections for active distribution grids: SynchroFAP (Synchrophasors For Adaptive Protection)», Rapport final, Office fédéral de l’énergie OFEN, 2021.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) pour le financement du projet de recherche SynchroFAP ainsi que le professeur Mario Paolone de l’EPFL et les sociétés Cessa (Cottens & Badoux Energie Services SA, spécialistes de la protection) et Helinks (experts du protocole IEC 61850) pour les conseils prodigués tout au long du projet.
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