Un clone numérique pour gérer les actifs
Prédiction du vieillissement des installations hydroélectriques
La gestion des actifs consiste à investir dans la maintenance le plus tard possible afin de maximiser la production, mais avant une défaillance pour assurer la sécurité et éviter de longues indisponibilités. L’utilisation d’un clone numérique permet de prédire le vieillissement des conduites forcées et, ainsi, d’optimiser leur maintenance.
La maintenance planifiée, qui consiste à réaliser les opérations de maintenance selon un calendrier préparé à l’avance, n’est plus une solution optimale dans le contexte énergétique actuel. Si elle permet aux propriétaires et actionnaires de connaître les futurs investissements sur de longues périodes, elle suppose que les sollicitations subies par les installations soient connues ou prédictibles, et que la durée de vie (ou la somme des sollicitations que les équipements peuvent subir avant une avarie) le soit aussi.
Cette première hypothèse est évidemment caduque, compte tenu de la volatilité du marché actuel des prix de l’électricité qui impose une production à la demande et est donc difficilement prédictible. La deuxième l’est aussi, car les services systèmes provoquent des manœuvres dont la fréquence et l’intensité n’avaient pas toujours été prises en compte lors de la construction des centrales hydroélectriques au siècle passé.
La création d’un plan de maintenance est aussi rendue plus complexe par le fait que l’exploitant n’est que très rarement confronté à des avaries majeures, la carrière du personnel étant souvent plus courte que la durée d’exploitation de la centrale. De plus, les centrales étant construites et exploitées de manières différentes, il est difficile d’en tirer un retour d’expérience global applicable à toutes les installations. Cela démontre l’intérêt de mutualiser l’expérience des exploitants en leur permettant de travailler sur plusieurs aménagements et en les fidélisant à leur entreprise.
Prévoir la gestion des actifs hydroélectriques
Dans le contexte actuel d’incertitude sur les prix, la stratégie de maintenance revêt une importance particulière. Elle doit être optimisée de manière à assurer la sécurité des ouvrages, à contrôler le prix de revient de la production et à optimiser la productivité tout au long de la durée d’exploitation. Les modes d’exploitation tels que les réglages primaire, secondaire et tertiaire provoquent des sollicitations fréquentes des machines ainsi que des organes de prise et d’adduction. Si le prix de rétribution pour ces manœuvres est connu, leur coût ne peut pas être estimé sur la seule base de la maintenance réalisée jusqu’ici.
Les investissements dédiés à la maintenance doivent permettre de limiter le coût de la réalisation des risques liés aux indisponibilités imprévues (figure 1). Ce principe constitue la base de la gestion d’actifs selon la norme ISO 55000. L’objectif consiste à évaluer le bilan financier d’une centrale sur toute sa durée de vie (ou sur la durée de concession) en prenant en compte:
- les profits réalisés par la vente d’énergie ou les services systèmes;
- les investissements nécessaires à la maintenance;
- les risques de pertes financières causées par des avaries.
Ces trois facteurs sont évidemment liés. La production et le réglage nécessitent des manœuvres qui sollicitent les machines et les équipements, et dégradent donc leur état. Ceci augmente le risque d’avarie tant que la maintenance n’est pas réalisée. Connaître et optimiser le bilan financier à long terme nécessite, d’une part, une estimation de la fréquence des différents types de manœuvres au cours des prochaines années et, d’autre part, une évaluation de l’impact de ces manœuvres sur l’état des installations.
L’apport du numérique
Les conduites forcées et les puits blindés subissent des oscillations de pression causées par les nouvelles conditions d’exploitation. La variation d’ouverture des pointeaux ou du distributeur, les arrêts et les démarrages ainsi que les cycles de pompage-turbinage créent des transitoires hydrauliques dont l’amplitude et la fréquence peuvent accélérer le vieillissement d’organes qui, pour la plupart, n’ont pas été dimensionnés dans ce but.
Depuis quelques années, Power Vision Engineering Sàrl développe un clone numérique permettant de simuler en temps réel le comportement des aménagements hydroélectriques. [1] Ce jumeau virtuel, dénommé Hydro-Clone, comprend un modèle numérique capable de reproduire instantanément tous les comportements dynamiques d’une centrale. Pour ce faire, le modèle doit d’abord être calibré à partir de mesures réalisées sur site et dans des conditions de service spécifiques, par exemple lors d’une fermeture de vanne ou de l’arrêt des machines.
Hydro-Clone est installé depuis 2014 sur la centrale de la Bâtiaz, un aménagement d’une puissance de 200 MW, propriété de la société Electricité d’Emosson SA. Ce système permet de diagnostiquer en continu l’état de santé de la centrale en clonant numériquement ses principaux composants hydrauliques et électriques. Le clone peut simuler le comportement de la centrale en temps réel et repérer les événements inhabituels, pour lesquels les mesures du SCADA et la simulation ne sont plus corrélées. Cela peut permettre de détecter la panne d’un capteur, mais aussi potentiellement des événements plus graves tels que des coups de béliers provoqués par une mauvaise séquence d’arrêt de la turbine.
Hydro-Clone permet aussi de déterminer des valeurs de pression sur toute la longueur du puits blindé et cela, même dans des zones très éloignées des jauges de pression existantes. Compte tenu des caractéristiques locales du blindage (épaisseur, diamètre, type d’acier, présence de joint soudé), la contrainte peut alors être calculée localement pour chaque oscillation de pression. La figure 2 montre que les valeurs de contraintes simulées à partir du clone correspondent presque parfaitement aux valeurs de contraintes mesurées sur le bas du puits à l’aide de jauges extensométriques. [2]
L’évaluation des sollicitations passées et futures
La fatigue est un phénomène par lequel, sous des sollicitations répétées, les propriétés de résistance mécanique d’un matériau se révèlent inférieures aux valeurs mesurées sous une charge statique. À terme, la fatigue peut provoquer la rupture de la pièce sollicitée, par création puis propagation d’une fissure.
L’objectif du projet Penstock Fatigue Monitoring, financé par Innosuisse, consiste à utiliser les valeurs simulées par Hydro-Clone pour évaluer le taux de sollicitation mécanique du blindage du puits de la centrale de la Bâtiaz. Les oscillations de pression simulées en temps réel par le clone sont transformées en contraintes mécaniques tout au long du puits et agrégées localement par zone d’environ 12 m de long (figure 3). Cette agrégation requiert le traitement des données et leur évaluation normalisée selon le standard BS 7910.
Le résultat permet d’évaluer localement l’impact sur le blindage d’une période donnée d’exploitation de la centrale, afin de repérer les points faibles et les conditions d’exploitation les plus «fatigantes». Il est ainsi possible de comparer l’impact d’un jour comprenant uniquement du turbinage à un autre incluant du réglage secondaire ou primaire. Sur la figure 4, le taux de sollicitation de telles journées typiques est représenté pour toute la longueur du puits d’Emosson. Le taux de sollicitation est rapporté par rapport au taux de sollicitation maximum engendré par une journée de production de référence sans service système, soit le cas A décrit ci-dessous. La figure 4 compare quatre journées d’exploitation durant l’année 2019:
- cas A: 24 h sans réglage, uniquement du turbinage, sans arrêt d’aucun des deux groupes;
- cas B: 24 h sans réglage, uniquement du turbinage, avec 2 démarrages et arrêts d’un des groupes;
- cas C: 24 h de réglage secondaire;
- cas D: 24 h de réglage primaire et secondaire.
Cette évaluation montre très clairement que les journées durant lesquelles la centrale de la Bâtiaz est utilisée pour le réglage sont plus fatigantes pour le puits blindé. Les réglages primaire et secondaire nécessitent des variations de puissance, de faible amplitude en 30 s pour le primaire et de plus grande amplitude, mais en 5 min, pour le secondaire. Ces opérations comprennent donc des mouvements d’ouverture ou de fermeture des pointeaux qui entraînent des variations de contraintes dans l’acier du puits. De ce fait, la journée D, qui combine du réglage primaire et du réglage secondaire, est dix fois plus sollicitante sur la partie haute du puits blindé qu’un jour de turbinage sans service système. Cette localisation s’explique par le fait que la partie haute du puits a été dimensionnée pour des pressions statiques plus faibles, donc construite avec des tôles moins épaisses que la partie basse qui est sous haute pression.
Ces informations permettent, en quelque sorte, de construire la courbe de vieillissement du blindage et donc de mieux prédire les périodes de maintenance ou la fréquence des inspections du puits, ainsi que d’identifier les zones les plus sollicitées. Hydro-Clone offre aussi la possibilité de simuler et de tester l’impact de différentes séquences de manœuvres. Les exploitants peuvent ainsi définir des séquences permettant de répondre à la certification de Swissgrid tout en limitant la fatigue des équipements.
Comme le clone est corrélé en tout temps avec le contrôle-commande de la centrale, il est aussi possible d’évaluer le taux de sollicitation actuel en reproduisant avec le clone les valeurs enregistrées depuis la mise en exploitation. Combinée à l’historique de la maintenance et aux rapports d’inspections, cette approche peut permettre d’optimiser les futurs investissements.
À moyen terme, la fréquence et l’amplitude des contraintes fournies par le clone numérique pourront être utilisées pour prédire l’évolution de défauts ou de points faibles précédemment détectés dans la structure. Cela permettra d’engager les procédures de réparation lorsque le défaut atteint une taille critique, et non pas juste après qu’il soit détecté.
La maintenance 4.0
Ces dernières années ont vu l’émergence de l’industrie 4.0 et du machine learning. Ces technologies ne sont que très peu répandues dans le domaine de l’hydroélectricité, principalement en raison du fait qu’elles n’étaient pas disponibles lorsque les centrales ont été construites. L’utilisation d’un clone numérique pour simuler en temps réel le comportement d’une centrale hydroélectrique permet de surveiller les installations, de mieux planifier la maintenance et finalement d’optimiser la gestion d’actifs. Ces technologies ont un coût et doivent être implémentées uniquement sur les actifs qui en valent la peine, c’est-à-dire ceux liés à des risques critiques (dont le coût et/ou la probabilité sont élevés). À l’avenir, les informations du clone permettront aussi d’évaluer la durée de vie des machines tournantes et des autres organes mécaniques.
Références
[1] C. Nicolet, M. Dreyer, A. Beguin, E. Bollaert, S. Torrent, J.-D. Dayer, «Hydraulic Transient Survey at Cleuson-Dixence with Real-Time Hydro-Clone Monitoring System», Proc. of Hydro 2018 Conference, Gdansk, Poland, 2018.
[2] M. Dreyer, C. Nicolet, A. Gaspoz, D. Biner, S. Rey-Mermet, C. Saillen, B. Boulicaut, «Digital clone for penstock fatigue monitoring», Proc. 8th IAHR International Meeting of the Workgroup on Cavitation and Dynamic Problems in Hydraulic Machinery and Systems, Stuttgart, Germany, 2019.
Les auteurs tiennent à remercier Innosuisse pour le financement de leur projet Penstock Fatigue Monitoring.
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