Transport d’électricité et avenir énergétique
Refonte du mode de fonctionnement des réseaux
Afin d’anticiper l’impact des contraintes sur le futur réseau électrique suisse, un groupe de recherche de la Haute École d’Ingénierie du Valais a construit deux modèles numériques flexibles. Ils permettent d’explorer des scénarios d’évolution du réseau interconnecté d’Europe continentale et d’évaluer statistiquement les variations de charge sur le futur réseau de transport de notre pays.
Le réseau électrique à très haute tension de notre pays est interconnecté avec ceux de nos voisins européens. Les flux de puissance qu’il transporte résultent de courants internes entre producteurs et consommateurs helvétiques, de courants d’importation et d’exportation, mais aussi de courants de transit entre différents pays européens. Chacune de ces quatre contributions varie selon des rythmes journalier, hebdomadaire et saisonnier. Actuellement, les importations sont pratiquement permanentes en hiver, et interrompues uniquement par les pics journaliers de consommation dont profite l’hydroélectrique de barrage pour couvrir la consommation suisse et exporter. À l’inverse, les exportations sont particulièrement importantes en été. D’autre part, comme l’Italie est importatrice nette d’électricité, et qu’elle est principalement connectée au reste de l’Europe par la Suisse, d’importants courants traversent périodiquement notre pays en direction du sud.
Les variations temporelles de ces quatre flux vont évoluer selon la montée en puissance des nouveaux renouvelables, le déploiement de nouvelles technologies d’électronique de puissance et de stockage d’énergie électrique et les changements de rythme de consommation associés à la transition énergétique. Le modèle vers lequel productions et consommations vont évoluer est difficilement anticipable au niveau européen. De grandes incertitudes pèsent donc sur les charges que le futur réseau suisse de transport électrique devra supporter. La figure 1 illustre une évolution possible pour deux semaines fictives de 2030, où la production nationale ainsi que les flux à travers notre pays varieront fortement et brusquement au gré des conditions météorologiques et des productions de nouveaux renouvelables.
D’un point de vue opérationnel comme d’un point de vue de la planification, il est particulièrement important de réduire les incertitudes sur les charges du futur réseau de transport et d’en évaluer les valeurs extrêmes pouvant survenir. Un groupe de recherche à la Haute École d’Ingénierie du Valais à Sion développe une approche statistique, appliquée à des modèles réalistes. Cet article décrit la construction de tels modèles simulant le réseau interconnecté d’Europe continentale au niveau de la très haute tension. Il présente quelques résultats déjà obtenus.
Deux modèles de réseaux européens
La figure 2 montre les deux modèles principaux construits. Le réseau helvétique de transport à 220 et 380 kV est résolu spatialement, bus par bus et ligne par ligne. Dans un cas, il est intégré dans un réseau européen agrégé pour chaque pays; dans l’autre, le réseau européen est détaillé à la même résolution que le réseau suisse. Le premier modèle offre une visualisation rapide mais approximative des flux de puissance en Suisse, permettant d’identifier des situations intéressantes à investiguer en plus de détails et de précision avec le deuxième modèle. Ce dernier inclut non seulement les données de production et de consommation, les paramètres électriques des lignes et les capacités de productions au niveau européen, mais aussi les paramètres dynamiques des productions (tels l’inertie des machines rotatives et les paramètres de contrôle primaire) et les localisations géographiques des bus et des lignes. Ce dernier ingrédient est particulièrement important si l’on veut corréler des perturbations de fréquence avec la position de la faute qui les a générées. Le réseau final détaillé a 3809 bus et 4944 lignes à 220 ou 380 kV. La construction du modèle détaillé est présentée en [3], celle du modèle agrégé en [4].
Une fois le réseau électrique construit et les productions localisées et identifiées, le fonctionnement du réseau est déterminé par les productions et les consommations. Des séries temporelles de consommations nationales sont obtenues du site d’Entso-E [5]. Pour le modèle détaillé, ces consommations sont ensuite distribuées sur les bus consommateurs selon la démographie à proximité de ces derniers – les bus proches des grands centres urbains recevant plus de consommation. Les productions éoliennes et photovoltaïques sont calculées à partir de données météo d’ensoleillement et de vitesse du vent, région par région. Finalement, les autres productions sont obtenues par un algorithme de dispatch (optimal power flow) minimisant des coûts effectifs de production, sous les contraintes que les limites thermiques des lignes ne soient pas dépassées et que la production de chaque centrale ne varie pas plus vite que sa technologie ne lui permet.
Calibration des modèles
Une fois construits, les modèles doivent être calibrés. L’algorithme de dispatch distribue les productions nationales sur les centrales à disposition. Cette distribution s’effectue par minimisation de coûts fictifs de production. Un paramètre par type de centrale détermine ces coûts fictifs et doit donc être fixé de manière à obtenir des résultats réalistes. Pour effectuer cette calibration, le groupe de recherche a reproduit des données historiques de production et de flux sur certaines lignes. La validité de la calibration est illustrée en figure 3 pour le dispatch de la production de l’hydroélectrique de barrage suisse. La production calculée reproduit les variations horaires, journalières et hebdomadaires caractéristiques de ce type de production de manière assez fidèle, tant en hiver qu’en été. Étant donné, d’une part, la simplicité de l’algorithme de dispatch et, d’autre part, la complexité de simuler des courbes de production pour des centrales aussi flexibles, ces résultats sont considérés comme très satisfaisants, bien qu’imparfaits.
L’algorithme est de plus validé sur la base des flux entre pays et sur des lignes particulières. La figure 4 compare les flux historiques réels sur quatre lignes majeures interconnectant notre pays au réseau européen avec les flux calculés. L’accord entre les deux ensembles de données est remarquable et valide les modèles du groupe de recherche.
Flux nord-sud
Une fois le modèle construit, il permet d’analyser le comportement du réseau, en particulier d’observer le comportement d’un réseau réaliste en fonction de différents mix de productions et de rythmes de consommation modifiés pour correspondre à de potentielles évolutions futures. Les scénarios potentiels sont nombreux et variés et l’incertitude sur les charges auxquelles les réseaux seront soumis d’ici une à deux décennies est encore très grande. Il paraît donc naturel de suivre une approche statistique, combinant de nombreux scénarios d’évolution de productions, de consommations et d’échange. Les investigations dans cette direction ne font que commencer. Dans un premier temps, il a été choisi de garder les consommations à leur niveau de 2015 et de calquer les productions sur les capacités annoncées pour 2030 par Entso-E [1, 2]. D’autres scénarios seront considérés dans les études à venir.
Le renforcement des réseaux électriques européens de transport est communément basé sur des scénarios où la production éolienne augmentera massivement au nord de l’Europe, en parallèle à une forte augmentation de la production photovoltaïque au sud. Dans de tels scénarios, la capacité de transport nord-sud doit être renforcée afin de diriger les surproductions temporelles de nouveaux renouvelables vers les centres de consommation. La figure 1 confirme ces anticipations de manière spectaculaire. Selon le scénario 2030 Vision 4 of European Green Revolution, la capacité de production éolienne allemande passera de 56 GW actuellement à 95 GW en 2030. [2] Avec une telle capacité, il n’est pas rare d’observer des montées en puissance de 70 GW ou plus lorsque le vent souffle sur le nord de l’Allemagne – c’est le cas lors de la deuxième semaine reportée sur la figure 1. Toutes les productions dispatchables se réduisent autant que possible devant cette montée en puissance. En particulier l’hydroélectrique de barrage de notre pays produit presque à pleine puissance en l’absence de production de nouveaux renouvelables, mais cesse de produire dès que l’éolien et le photovoltaïque produisent massivement.
Les flux sur les interconnexions entre la Suisse et ses voisins sont considérablement modifiés par rapport à l’année 2015. Le panneau de droite de la figure 1 montre, premièrement, des fluctuations journalières sensibles entre l’Italie et la Suisse fortement amplifiées par l’apparition des nouveaux renouvelables. En particulier, des inversions de flux dus au photovoltaïque apparaissent quasi-quotidiennement. Deuxièmement, le sens des flux entre l’Allemagne et la Suisse est également fortement corrélé avec les productions des nouveaux renouvelables. Mais comme l’éolien est dominant en Allemagne, les inversions apparaissent sur des échelles de temps plus longues. Elles reflètent les surproductions éoliennes persistant pendant plusieurs jours. La figure 1 indique clairement le besoin de renforcement du réseau helvétique [6] et européen, et illustre le rôle important de régulateur que l’hydroélectrique de barrage sera appelée à jouer dans des phases ultérieures de la transition énergétique.
Stabilité dynamique
Outre leurs fluctuations de production, les nouveaux renouvelables diffèrent des productions traditionnelles par leur absence de régulation de fréquence – dans leur configuration actuelle, ils se synchronisent à la fréquence du réseau, ne disposant pas d’inertie mécanique pouvant définir cette dernière. Tant que la pénétration des nouveaux renouvelables est limitée, cela ne pose pas de problème. La question de l’impact des nouveaux renouvelables sur la stabilité dynamique du réseau se posera par contre avec acuité lorsque les nouveaux renouvelables seront majoritaires.
La figure 5 montre la propagation d’une perturbation de fréquence sur le réseau européen, suivant la perte d’une grosse centrale de production dans le réseau européen actuel. De telles simulations sont précieuses: elles permettent d’anticiper les régions plus sujettes à fluctuations de fréquences et d’y adapter les mesures de contrôle. Les simulations montrées en figure 5 indiquent que les perturbations sont plus importantes dans le cas d’une faute en périphérie du réseau européen. La position centrale de notre pays semble par contre le protéger des fluctuations de fréquence.
Conclusions
Les modèles construits et les premières investigations du groupe de recherche confirment les challenges attendus de la transition énergétique: l’augmentation forte de flux nord-sud et une résistance dynamique réduite aux perturbations de fréquence. Les modèles ont été utilisés pour conduire une étude indépendante du réseau stratégique 2025 de Swissgrid [6] qui a confirmé la bonne planification de ce réseau pour au moins jusqu’en 2030 [7].
Devant les nombreuses incertitudes sur l’évolution future du réseau, les études déjà menées seront complétées par des investigations statistiques poussées, balayant un large spectre de scénarios potentiels, et offrant la possibilité d’identifier les situations potentiellement critiques et les ingrédients permettant de les éviter – tant du point de vue de la planification que du point de vue opérationnel.
Références
[1] Entso-E Mid-term adequacy forecast, www.entsoe.eu/outlooks/maf/Pages/default.aspx.
[2] Entso-E Tyndp 2016 scenario development report, tyndp.entsoe.eu.
[3] L. Pagnier, Ph. Jacquod, Inertia location and slow network modes determine disturbance propagation in large scale power grids, PLOS ONE 14, e0213550, 2019.
[4] L. Pagnier, Ph. Jacquod, A predictive pan-European economic and production dispatch model for the energy transition in the electricity sector, Proceedings of the IEEE PES Powertech conference, 2017.
[5] Entso-E transparency platform, transparency.entsoe.eu.
[6] L. Pagnier, Ph. Jacquod, Swissgrid’s strategic grid 2025: an independent analysis, rapport technique disponible sur demande ou sur Researchgate, 2018.
[7] M. Emery, Le réseau stratégique 2025 de Swissgrid, Bulletin 12, 57, 2016.
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