Repenser le réseau pour la transition énergétique
Les six piliers pour construire le réseau électrique de demain
Les voitures électriques, les pompes à chaleur et les installations photovoltaïques constituent les trois technologies principales qui permettront une transition énergétique rapide en Suisse. Afin de permettre leur intégration rapide et économique dans le réseau électrique, Groupe E a développé une stratégie «smart grid» basée sur six piliers.
La neutralité carbone est un objectif suisse, européen et mondial. La Suisse détaille dans sa stratégie climatique [1] comment elle entend réduire ses émissions nettes à zéro d’ici 2050, et décrit le système énergétique visé dans ses Perspectives énergétiques 2050+ [2]. La crise énergétique en Europe à l’automne 2022, les progrès technologiques et industriels rapides en Chine et l’augmentation du nombre de catastrophes liées au dérèglement climatique ont fortement accéléré la transition énergétique au cours des dernières années, de sorte que bon nombre des objectifs fixés pourront probablement être atteints plus tôt que prévu.
Avec la multiplication des installations photovoltaïques, des voitures électriques et des pompes à chaleur, les changements sont également évidents en Suisse. Ils annoncent le début d’une nouvelle ère de l’électrification, dans laquelle la consommation nationale d’électricité augmentera d’environ 30% d’ici à 2050, mais où la consommation totale d’énergie et la dépendance vis-à-vis de l’étranger seront massivement réduites [2].
Défis pour le réseau électrique
Les réseaux électriques suisses ont été construits durant le siècle dernier pour une consommation électrique relativement constante, entre 5 et 10 GW, légèrement plus élevée en hiver et pendant la journée, et légèrement plus faible en été et pendant la nuit. Or, avec la multiplication des installations photovoltaïques et l’électrification de la mobilité et du chauffage, comme prévu dans les Perspectives énergétiques 2050+, les flux d’électricité changent rapidement et deviennent plus variables. Il n’existe aujourd’hui aucun consensus parmi les experts sur la manière d’intégrer une puissance nominale de 40 GW de photovoltaïque au réseau, ainsi que la puissance supplémentaire de 10 GW1) nécessaire pour alimenter les pompes à chaleur et les voitures électriques depuis le réseau électrique.
Le défi de l’intégration de ces technologies est particulièrement important dans les réseaux ruraux et des villages, comme ceux que Groupe E exploite dans les cantons de Fribourg, Neuchâtel et Vaud. Cela s’explique par le fait que le potentiel photovoltaïque et les besoins en mobilité individuelle et en chauffage pour des maisons individuelles sont plus importants dans ces régions. Pour le réseau électrique de Groupe E, qui a été construit au cours des dernières décennies pour une charge maximale d’environ 500 MW, le défi consiste à intégrer au réseau des installations photovoltaïques d’une puissance nominale cumulée de 2,2 GW, ainsi qu’à fournir 350 MW de puissance supplémentaire pour la recharge des véhicules électriques et 350 MW de puissance supplémentaire pour les nouvelles pompes à chaleur.
Les six piliers pour construire le réseau électrique de demain
Les défis décrits ci-dessus peuvent, en théorie, être adressés en renforçant et en étendant le réseau électrique. Suivant cette approche, le gestionnaire du réseau de distribution (GRD) devrait remplacer de très nombreux câbles existants par des câbles supportant de plus grandes charges et les transformateurs existants par des transformateurs de plus grande puissance. Comme le GRD opère dans le cadre d’un monopole réglementé et surveillé, une telle stratégie impliquant des investissements massifs dans le réseau électrique conduirait à une forte hausse des tarifs pour l’utilisation du réseau. Outre les coûts économiques très élevés de cette approche, il ne serait pas possible de réaliser l’extension suffisamment rapidement et le tournant énergétique devrait être retardé dans de nombreuses régions pour attendre le renforcement du réseau électrique.
Groupe E s’est fixé pour mission d’accélérer la transition énergétique tout en maintenant une qualité élevée de l’approvisionnement en électricité ainsi que des coûts aussi bas que possible pour les utilisateurs du réseau. Pour atteindre cet objectif, le GRD a développé une stratégie «smart grid» et a commencé à la mettre en œuvre. Celle-ci repose sur les six piliers suivants (figure 1):
- la définition de réseaux cibles compatibles avec la stratégie énergétique suisse;
- le renforcement du réseau électrique basé sur des mesures et des analyses de risque;
- l’exploitation dynamique du réseau;
- l’activation de fonctions intelligentes dans les appareils des clients;
- les incitations financières pour une utilisation efficace du réseau;
- le pilotage des appareils flexibles des clients.
Ces six piliers sont décrits un à un ci-après.
La définition de réseaux cibles
Le réseau électrique se compose principalement de lignes aériennes, de câbles électriques souterrains et de transformateurs qui relient les différents niveaux de tension. La durée de vie des transformateurs est de 40 à 60 ans, celle des câbles et des lignes de 60 à 80 ans. Le réseau actuel a été essentiellement construit lors de la dernière phase d’électrification, entre 1945 et 1970, et a depuis été ponctuellement étendu et renouvelé. Comme les flux d’électricité sont restés constants au cours des dernières décennies, la planification du réseau était simple jusqu’à il y a quelques années: le GRD savait ce que l’on attendait du réseau. Mais les éléments de réseau installés de nos jours doivent servir pour les 40 à 80 prochaines années, bien au-delà de la transition énergétique en cours. Compte tenu des changements à venir, il est aujourd’hui primordial d’intégrer les hypothèses sur les flux d’électricité maximaux attendus durant la période de la durée de vie du nouveau câble ou transformateur à mettre en place. Dans le cas contraire, il est probable qu’un nouvel élément de réseau doive être remplacé après seulement quelques années d’utilisation, ce qui entraînerait des coûts élevés.
La solution réside dans la définition de réseaux cibles au niveau de la basse et moyenne tension en intégrant les scénarios des Perspectives énergétiques 2050+. La déclinaison des scénarios sur les différents niveaux de tension est toutefois complexe et se base sur une multitude de critères tels que l’évolution de l’aménagement territorial et des comportements des consommateurs ou encore les potentiels en matière de production solaire, de chauffage via des pompes à chaleur et de mobilité électrique. Les réseaux cibles doivent être assez précis pour offrir une vision à long terme de l’architecture du réseau, tout en permettant de saisir les opportunités déclenchées par des acteurs externes en lien avec d’autres travaux d’infrastructure.
La mise en œuvre de cette nouvelle approche pour la basse et moyenne tension constitue un défi important. Le volume de données à traiter ainsi que la multiplicité des variantes pour les architectures réseau à simuler nécessitent la mise en place de nouveaux outils informatiques et l’acquisition de nouvelles compétences. Le développement de nouvelles méthodes de simulations de réseaux pour tous les niveaux de tension avec des scénarios à long terme est en effet indispensable pour définir des réseaux cibles permettant de prendre les bonnes décisions d’investissement.
Le renforcement du réseau électrique
Pour les travaux nécessaires sur les réseaux électriques, il est important de faire la distinction entre le renouvellement, le renforcement et l’extension du réseau. Le renouvellement consiste à remplacer un élément du réseau (câble ou transformateur) qui arrive en fin de vie par un nouvel élément avec les mêmes caractéristiques, le renforcement consiste à remplacer un élément par un élément de plus grande capacité, tandis que l’extension consiste à insérer de nouveaux éléments dans le réseau de distribution. Idéalement, les renforcements et extensions sont réalisés au moment du renouvellement. Mais avec les changements de flux électriques qui n’étaient pas prévisibles par le passé, il n’est pas rare de devoir remplacer un élément de réseau qui n’a pas encore atteint la fin de sa durée de vie technique et qui n’est pas encore totalement amorti d’un point de vue comptable. De tels remplacements d’éléments réseaux avant leur fin de vie conduisent à des amortissements extraordinaires et peuvent fortement augmenter les coûts du réseau.
Par le passé, les GRD calculaient le moment où un élément de réseau devait être remplacé – en raison de nouveaux consommateurs ou producteurs raccordés – à l’aide de scénarios «worst-case» globalement valables sur tout le réseau. Compte tenu de l’ampleur des changements des flux électriques, cette approche est aujourd’hui inefficace, car les scénarios worst-case valables pour tous les éléments de réseau ne peuvent jamais se réaliser, du moins pour la plupart d’entre eux. Pour effectuer uniquement les renforcements de réseau réellement nécessaires, le GRD doit s’orienter davantage sur les mesures des flux électriques réels afin d’éviter de mauvaises décisions d’investissement.
Pour ce faire, Groupe E utilise les données des compteurs intelligents (smart meters) et les données de la topologie du réseau pour calculer une courbe de charge pour chaque élément de réseau et déterminer si un renforcement est réellement nécessaire. De plus, le remplacement d’un élément de réseau est déclenché par une analyse des risques, en tenant compte des aspects financiers et techniques, afin de prendre la meilleure décision d’un point de vue technique et économique. À noter que Groupe E est certifié ISO 55001 pour la gestion des actifs depuis plusieurs années, et les lignes directrices dans ses principes de gestion d’actifs intègrent aussi les piliers «intelligents», décrits dans les paragraphes suivants, qui permettent de réduire fortement la nécessité de renforcer ou d’étendre le réseau.
Exploitation dynamique du réseau
Pour garantir un réseau sûr et performant, le GRD doit veiller à ce que les courants limites pour chaque élément du réseau ne soient pas dépassés et que la tension reste dans la plage autorisée chez le client consommateur (230 V ± 10%). Ce maintien de la tension représente aujourd’hui le défi principal, notamment dans les réseaux ruraux avec beaucoup d’injection photovoltaïque. Pour limiter les variations de tension, le GRD peut utiliser des transformateurs qui régulent la tension de manière dynamique en fonction du courant qui circule.
Groupe E utilise depuis plusieurs années de tels transformateurs réglables pour stabiliser la basse tension en cas d’injection photovoltaïque importante et exploite aujourd’hui plus de 30 transformateurs de ce type avec des courbes U(P). Le GRD a également introduit la première régulation dynamique dans une sous-station pour stabiliser la moyenne tension [3] et a l’intention d’utiliser cette technologie pour la plupart des réseaux moyenne tension dans les années à venir.
Activation de fonctions intelligentes chez les clients
Alors que par le passé, les appareils consommateurs étaient principalement constitués de simples résistances électriques, les nouveaux appareils qui consomment et produisent de l’électricité sont équipés d’électronique de puissance, de systèmes de mesure et de processeurs de calcul. Les onduleurs photovoltaïques, les onduleurs et les redresseurs pour les batteries des voitures électriques ou les pompes à chaleur sont des appareils «intelligents»: ils peuvent être paramétrés de telle sorte qu’ils se comportent de manière favorable au réseau et rendent ainsi le système électrique plus efficace et plus résistant.
Grâce aux fonctions intelligentes Q(U) et P(U) – activées dans les onduleurs photovoltaïques raccordés au réseau de Groupe E [4] –, le GRD peut déjà renoncer à certains renforcements qui auraient sinon été nécessaires. Dans la planification des réseaux cibles, ces fonctions permettent d’économiser des dizaines de millions de francs de renforcements de réseau, mais leur paramétrage par l’installateur est encore difficile, nécessitant une configuration manuelle de chaque appareil. Une harmonisation de ces fonctionnalités intelligentes en Suisse permettra aux producteurs de ces appareils d’activer ces fonctionnalités par défaut pour la Suisse, ce qui faciliterait grandement leur mise en place.
En ce qui concerne l’utilisation de telles fonctions pour la recharge des voitures ou pour les pompes à chaleur, des développements et des efforts de standardisation sont en cours au niveau international, comme en témoigne la nouvelle norme ISO 15118-20 qui prévoit le paramétrage Q(U) et P(U) également pour les bornes de recharge rapide pour voitures électriques. Pour les bornes de recharge à domicile et les pompes à chaleur, les travaux de standardisation sont encore en cours au niveau international.
Incitations financières pour une utilisation efficace du réseau
Les pompes à chaleur et les stations de recharge pour voitures électriques sont des consommateurs dits «flexibles». Leur consommation d’électricité peut être décalée dans le temps sans que cela ne réduise le confort de l’utilisateur. Cette flexibilité peut aider le réseau électrique si ces appareils s’éteignent pendant les pics de consommation sur le réseau, et consomment de l’électricité seulement aux moments où le réseau électrique dispose d’une capacité suffisante.
Pour activer cette flexibilité, le GRD peut contrôler directement les appareils ou mettre en place des incitations financières afin de motiver les clients à contrôler eux-mêmes leurs appareils. Une incitation financière bien connue en Suisse est le double tarif, qui a été introduit au siècle dernier pour rendre plus attrayante la consommation nocturne de l’électricité nucléaire excédentaire. Le haut tarif s’applique en principe durant les heures où le réseau électrique est le plus sollicité, et le bas tarif les heures où le réseau est le moins mis à contribution.
Or, avec environ 450 MVA de puissance photovoltaïque installée dans le réseau de Groupe E, la charge du réseau est désormais régulièrement la plus faible les après-midi ensoleillés, à un moment où le réseau se trouve aussi de plus en plus souvent en situation de surplus d’électricité renouvelable et où l’ensemble du réseau de distribution de Groupe E réinjecte du surplus solaire dans le réseau de transport. Le tarif élevé dans ces situations crée de mauvaises incitations qui doivent être corrigées. Groupe E prévoit d’adapter les plages horaires du double tarif de telle sorte que le haut tarif soit appliqué le matin et le soir, et le bas tarif l’après-midi et la nuit.
Le double tarif est facile à comprendre et s’adresse au consommateur humain. Cependant, de plus en plus de clients décident d’automatiser l’optimisation de leurs appareils flexibles à l’aide d’un système de gestion de l’énergie. Pour les clients équipés de tels systèmes, Groupe E propose depuis le début de l’année 2024 un tarif dynamique dont les prix de référence sont annoncés la veille pour le lendemain et varient toutes les 15 min au cours de la journée [5]. Ce type de tarif permet aux appareils flexibles automatisés de consommer de l’électricité chaque jour au moment le plus opportun pour le réseau électrique, tout en réduisant les coûts pour le client.
Il reste néanmoins encore un problème non résolu en matière d’incitations financières: le tarif constant pour la reprise du surplus d’électricité solaire. Les autoproducteurs manquent d’incitations pour optimiser la réinjection d’électricité dans le réseau, afin de réduire les pics de réinjection qui surviennent typiquement l’après-midi, vers 14 h. De façon similaire aux tarifs variables pour la consommation, une bonne solution à ce problème consisterait à appliquer des tarifs de rachat variables dans le temps, avec un tarif de rachat bas en début d’après-midi, lorsque les plus grandes quantités d’électricité excédentaire sont injectées dans le réseau.
Pilotage des appareils flexibles chez les clients
En plus des incitations financières, le GRD peut commander directement les appareils flexibles des clients à l’aide d’un système de commande et de réglage intelligent. Les «systèmes de télécommande centralisée» sont courants en Suisse depuis les années 1950. Ces systèmes commandent à distance les chauffe-eau électriques afin qu’ils se chargent pendant la nuit, et interrompent les chauffages électriques et les pompes à chaleur à midi.
Groupe E a débuté le remplacement de la télécommande centralisée dans le cadre du déploiement des compteurs intelligents, ce qui permet d’optimiser la charge du réseau grâce au pilotage plus flexible rendu possible par ces dispositifs. Depuis 2023, les relais intégrés dans les compteurs intelligents sont utilisés pour commander les chauffe-eau électriques et les pompes à chaleur. Le GRD prévoit en outre d’introduire dès 2025 le pilotage des bornes de recharge pour les voitures électriques par le biais de ces relais.
Les installations flexibles de plus grande taille nécessitent, quant à elles, des systèmes de pilotage à distance plus performants. Pour les nouvelles grandes installations photovoltaïques, Groupe E exige par exemple la mise en place d’un système de pilotage avec une passerelle sécurisée installée sur le site de l’installation et un protocole conforme à la norme IEC 60870-5-104 permettant le contrôle à partir de son centre de conduite.
Conclusion
La mission du GRD est de veiller à ce que le réseau soit sûr, performant et efficace (LApEl, art. 8). Les activités nécessaires à l’accomplissement de cette mission étaient bien établies et stables depuis des décennies, mais la transition énergétique, avec ses changements importants dans les flux d’électricité, bouleverse le mode de fonctionnement connu des GRD. Il est important que non seulement ces derniers mais aussi les propriétaires des réseaux de distribution (il s’agit ici essentiellement des communes ou des cantons) prennent conscience de l’ampleur des défis auxquels le réseau électrique est confronté et du fait qu’il n’est pas possible d’attendre une solution miracle qui résoudrait tous leurs problèmes.
Pour éviter que les GRD ne deviennent un frein à la transition énergétique, les solutions multiples et complémentaires évoquées dans cet article doivent être mises en œuvre rapidement. Ce n’est qu’avec l’ensemble des solutions présentées dans ces six piliers qu’il sera possible de construire un réseau électrique capable d’intégrer les nouvelles technologies de la transition énergétique tout en maintenant l’augmentation des tarifs d’utilisation du réseau dans des limites acceptables. Toutefois, les compétences nécessaires pour ces nouvelles activités n’existent souvent pas chez les GRD. Il est donc indispensable de mettre en place de nouvelles ressources avec de nouvelles compétences, et de renforcer la coordination et la collaboration entre les GRD suisses. Ce n’est qu’ainsi que les réseaux de distribution du pays pourront jouer un rôle de soutien dans la réalisation de la transition énergétique suisse.
Références
[1] «Stratégie climatique à long terme 2050», Office fédéral de l’environnement (OFEV).
[2] «Perspectives énergétiques 2050+», Office fédéral de l’énergie (OFEN).
[3] P. Cuony, C. Kaeser, «Maintien de la tension en cas de forte injection», Bulletin Electrosuisse 1/2024, p. 31–34, 2024.
[4] D. Joss, P. Cuony, «Les onduleurs PV stabilisent le réseau», Bulletin Electrosuisse 4/2023, p. 18–22, 2023.
[5] «Vario – Votre tarif variable», Groupe E.
Note
1) Basé sur les Perspectives énergétiques 2050+ ainsi que sur un dimensionnement des pompes à chaleur à 2000 h de fonctionnement et une puissance de recharge de 1 kW par voiture électrique.
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