Remonter le temps jusqu’à la source
Localisation de défauts dans les réseaux électriques de puissance
Les avancées technologiques effectuées dans les domaines des capteurs haute fréquence et des enregistreurs de défaut ainsi que les récents développements de la théorie du retournement temporel permettent désormais de localiser des défauts dans les réseaux électriques en n’utilisant qu’un seul point d’observation.
La localisation de défauts est une composante importante de la gestion des systèmes de puissance. En effet, dans les réseaux de transmission, cette fonctionnalité est nécessaire pour l’identification de la ligne défaillante et la reconfiguration adéquate du réseau pour prévenir les conséquences en cascade. Quant au niveau des réseaux de distribution, la localisation des défauts est davantage associée à la qualité du service, car elle affecte directement la durée des interruptions lorsque surviennent des défauts permanents.
Le problème de la localisation des défauts dans les lignes de transmission est un sujet de travaux de recherche depuis les années 1950 [1] et de nombreuses méthodes ont été proposées dans la littérature. Celles-ci peuvent être classées en trois catégories principales (voir par exemple [2,3]):
- les méthodes basées sur l’utilisation de phaseurs de tension et de courant, avant et après le défaut;
- les méthodes basées sur l’analyse des ondes, c’est-à-dire des méthodes qui analysent les transitoires électromagnétiques de courants et/ou de tensions générées par les défauts;
- et, finalement, les méthodes d’intelligence artificielle, qui regroupent des approches basées sur la connaissance.
En ce qui concerne les topologies complexes des réseaux électriques, notamment les réseaux de distribution actifs, les lignes haute tension compensées en série ou les réseaux HVDC multiterminaux, les méthodes existantes pour détecter et localiser les défauts sont inapplicables ou nécessitent l’utilisation de plusieurs capteurs pour atteindre des précisions de localisation acceptables.
Les capteurs actuellement disponibles à large bande et à faible coût, couplés de manière appropriée aux enregistreurs numériques de défauts, permettent dorénavant l’application de méthodes avancées capables de localiser efficacement les défauts en analysant les transitoires électromagnétiques associés à ces derniers.
Remonter le temps
Le retournement temporel [4] est apparu comme une technique très intéressante avec des applications potentielles dans divers domaines de l’ingénierie. Il a suscité beaucoup d’attention ces dernières années, essentiellement dans le domaine de l’acoustique, où il a d’abord été développé par le professeur Fink et son équipe dans les années 1990. [5,6] Au cours de la dernière décennie, cette technique a également été utilisée dans le domaine de l’électromagnétisme et appliquée à divers autres domaines de l’ingénierie électrique et informatique. En particulier, elle a été employée avec succès dans les domaines de la compatibilité électromagnétique (CEM) et des systèmes de puissance, conduisant au développement de technologies avancées d’identification et de localisation des sources de perturbations qui ont permis d’atteindre une performance sans précédent par rapport aux approches classiques.
Cette méthode est basée sur la propriété d’invariance du comportement d’un système donné lorsque le temps se trouve être inversé, une propriété qui s’applique à la grande majorité des lois de la nature, en particulier aux ondes acoustiques et électromagnétiques. C’est cette propriété qui permet aux ondes de «remonter le temps» et de se focaliser à l’endroit précis où elles ont été émises.
Observer les ondes transitoires générées par les défauts
Un défaut dans un réseau électrique peut être représenté par une injection d’une onde transitoire déclenchée au moment de l’apparition du défaut. Les ondes ainsi générées se propagent le long des lignes du réseau et se réfléchissent aux extrémités. Ces dernières sont caractérisées par des coefficients de réflexion dont les valeurs dépendent de l’impédance caractéristique des lignes et des impédances équivalentes des composants de puissance connectés.
En particulier, les extrémités de ligne peuvent être regroupées en trois catégories: premièrement, les terminaux de ligne avec transformateurs de puissance, deuxièmement, les jonctions vers d’autres lignes et, troisièmement, les emplacements des défauts. Comme discuté dans [7, 8], pour chacune de ces conditions aux limites, les considérations suivantes peuvent être faites:
- Dans le premier cas, les transformateurs peuvent être considérés, pour les transitoires rapides, comme des circuits ouverts, avec un coefficient de réflexion de tension proche de 1. En effet, ces transitoires sont caractérisés par un spectre fréquentiel avec des composantes haute fréquence pour lesquelles l’impédance d’entrée des transformateurs de puissance est généralement dominée par un comportement capacitif avec des valeurs de capacité de l’ordre de quelques centaines de pF (voir par exemple [7]).
- Dans le deuxième cas, les jonctions entre plusieurs lignes sont caractérisées par un coefficient de réflexion négatif.
- Dans le troisième cas, le coefficient de réflexion associé au point où le défaut se produit est proche de -1, car l’impédance du défaut peut être considérée comme beaucoup plus petite que l’impédance caractéristique des lignes.
Avec les considérations ci-dessus et pour une topologie de réseau donnée, il est possible de déterminer un certain nombre de chemins p, chacun étant délimité entre deux extrémités. La figure 1 illustre ces chemins pour une topologie de réseau simplifiée composée d’un départ principal et d’un départ latéral. Un point d’observation donné dans le système où les transitoires de tension ou de courant sont mesurés verra une superposition d’ondes associées aux différents trajets. Par conséquent, on peut conclure que le domaine d’application de toute approche de localisation de défauts appartenant à la deuxième catégorie (basée sur l’analyse des transitoires électromagnétiques) est formé par un espace unidimensionnel (associé à la coordonnée longitudinale de la ligne), avec des conditions aux limites spécifiées.
Le désavantage principal des méthodes de la deuxième catégorie consiste dans le fait qu’elles nécessitent plusieurs points d’observation qui doivent en outre être synchronisés. Contrairement aux approches existantes, la nouvelle méthode basée sur la théorie du retournement temporel [9] permet de localiser le défaut en n’utilisant qu’un seul point d’observation.
Localiser le défaut à partir d’un seul point d’observation
La méthode reposant sur l’application du retournement temporel est basée sur les trois étapes suivantes:
- la mesure des transitoires électromagnétiques issus d’un seul point d’observation;
- l’inversion dans le temps du signal de défaut mesuré et la simulation de sa rétroinjection dans le modèle du réseau en considérant différents emplacements présumés du défaut;
- et, finalement, l’évaluation de l’emplacement réel du défaut en déterminant, dans le modèle de réseau, le point caractérisé par la plus grande concentration d’énergie associée aux transitoires inversés dans le temps et rétroinjectées.
Dans les paragraphes suivants, les aspects analytiques liés à la méthode de localisation de défauts basée sur le retournement temporel sont illustrés.
Comme cela a été décrit dans [5,6], l’une des principales hypothèses du retournement temporel est que la topologie du système doit rester inchangée au cours du phénomène transitoire. Les transitoires de défaut dans les réseaux d’alimentation ne satisfont pas une telle condition, car la présence du défaut en tant que tel implique un changement de la topologie du réseau à l’instant où le défaut se produit (c’est-à-dire à t = tf). Cependant, pour les temps inversés t tels que t < T - tf, T étant la durée d’observation des transitoires, la méthode du retournement temporel est toujours applicable si le défaut supposé est considéré à l’emplacement correct. Par ailleurs, pour un emplacement présumé qui ne coïncide pas avec le vrai, la propriété d’invariance temporelle n’est plus valable. En raison de cette propriété, les signaux rétropropagés se combinent de manière constructive pour atteindre un maximum d’amplitude à l’emplacement du défaut. Cette propriété est utilisée pour prouver analytiquement la validité de la méthode. Elle est également utilisée à la fois dans les mesures expérimentales et dans les simulations numériques (voir [4]).
L’organigramme représenté à la figure 2 présente les différentes étapes de la méthode de localisation des défauts basée sur le retournement temporel. Comme on peut le voir, la méthode proposée, à l’instar des autres méthodes proposées dans la littérature, nécessite la connaissance de la topologie du réseau ainsi que de ses paramètres. Ces connaissances sont utilisées pour construire un modèle de réseau employé dans la phase de rétropropagation des signaux inversés dans le temps.
La preuve par l’expérience
En novembre 2016, une expérience a été réalisée sur une ligne de distribution triphasée 10 kV non alimentée dans la province de Shanxi en Chine [10], et ce, afin de valider la capacité de la méthode basée sur le retournement temporel à localiser une perturbation survenant dans l’environnement réel d’un réseau électrique.
Le système considéré dans l’expérience est composé d’une ligne de distribution d’énergie aérienne à double circuit de 10 kV. La géométrie de la section transversale et les principaux paramètres électriques de la ligne aérienne sont décrits à la figure 3.
Dans la phase directe du temps, le système n’est pas alimenté. L’injection et la mesure des perturbations ont été réalisées en utilisant l’un des deux circuits triphasés (les conducteurs triphasés indiqués par a, b et c à la figure 3). Le second circuit de la ligne (celui sur le côté droit de la figure 3) a été laissé ouvert aux deux extrémités pendant l’expérience. Il convient de mentionner que les deux circuits ont été considérés dans la simulation en temps inverse en prenant en compte le couplage électromagnétique entre les conducteurs.
La configuration expérimentale est présentée schématiquement à la figure 4. La section de ligne aérienne considérée est caractérisée par une longueur totale de 677 m, incluant 11 pylônes (numérotés de 22 à 32). Pour simuler le défaut, un générateur impulsionnel de tension a été connecté entre la phase c de la ligne aérienne et le sol à l’emplacement du pylône n° 23, situé à 68 m de l’extrémité de la ligne. L’impulsion injectée est caractérisée par un temps de montée de 12 ns et une largeur totale à mi-hauteur (FWHM) d’environ 1 μs. Les extrémités de ligne sont connectées à des condensateurs qui simulent l’impédance d’entrée typique des transformateurs de puissance.
La figure 5 montre l’énergie normalisée des courants de branche le long des conducteurs de la ligne triphasée, obtenue en utilisant la méthode proposée. Le maximum de cette énergie normalisée est clairement atteint au niveau de la phase c du pylône n° 23, qui correspond à l’emplacement exact du signal impulsionnel injecté.
Une méthode efficace
Par rapport aux techniques existantes, la méthode de localisation de défauts dans les réseaux électriques basée sur le concept du retournement temporel présente un certain nombre d’avantages. En premier lieu, elle est applicable aux réseaux inhomogènes et complexes. Ensuite, elle est capable de localiser des défauts de différentes natures et avec diverses impédances. Elle est en outre particulièrement robuste face au bruit et à la durée d’observation temporelle limitée des transitoires. Finalement, elle n’utilise qu’un seul point d’observation.
Une validation expérimentale de la méthode effectuée sur une ligne aérienne triphasée a été présentée dans cet article. Mais plusieurs autres exemples de validations numériques et expérimentales [4] ont été réalisés en considérant différents types de réseaux électriques, dont les réseaux inhomogènes composés de lignes aériennes et de câbles souterrains, les réseaux de distribution radiaux, les réseaux comportant des compensations en série et, enfin, les réseaux multiterminaux HVDC.
Références
[1] T. W. Stringfield, D. J. Marihart, R. F. Stevens, «Fault Location Methods for Overhead Lines», Trans. Am. Inst. Electr. Eng. Part III Power Appar. Syst., vol. 76, no. 3, pp. 518–529, Apr. 1957.
[2] M. M. Saha, J. J. Izykowski, E. Rosolowski, Fault Location on Power Networks, vol. 25. Springer Science & Business Media, 2009.
[3] «IEEE Guide for Determining Fault Location on AC Transmission and Distribution Lines», 2005.
[4] F. Rachidi, M. Rubinstein, M. Paolone, Electromagnetic Time Reversal: Application to EMC and Power Systems, Wiley, 2017.
[5] M. Fink, C. Prada, F. Wu, D. Cassereau, «Self Focusing in Inhomogeneous Media with Time Reversal Acoustic Mirrors», in Proceedings, IEEE Ultrasonics Symposium, pp. 681–686, 1989.
[6] M. Fink, «Time Reversal of Ultrasonic Fields. I. Basic Principles», IEEE Trans. Ultrason. Ferroelectr. Freq. Control, vol. 39, no. 5, pp. 555–66, Jan. 1992.
[7] A. Greenwood, Electrical transients in power systems, Wiley, 1991.
[8] A. Borghetti, M. Bosetti, M. Di Silvestro, C. A. Nucci, M. Paolone, «Continuous-wavelet transform for Fault Location in Distribution Power Networks: Definition of Mother Wavelets Inferred From Fault Originated Transients», IEEE Trans. on Power Systems, vol. 23, no. 2, pp. 380–388, 2008.
[9] R. Razzaghi, G. Lugrin, H. M. Manesh, C. Romero, M. Paolone, F. Rachidi, «An Efficient Method Based on the Electromagnetic Time Reversal to Locate Faults in Power Networks», IEEE Trans. on Power Delivery, vol. 28, no. 3, pp. 1663–1673, Jul. 2013.
[10] Z. Wang, S. He, Qi Li, B. Liu, R. Razzaghi, M. Paolone, Y. Xie, M. Rubinstein, F. Rachidi, «A Full-Scale Experimental Validation of Electromagnetic Time Reversal Applied to Locate Disturbances in Overhead Power Distribution Lines», IEEE Trans. on Electromagnetic Compatibility, 2018, in press.
[11] Voir chapitre 7 de [4].
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier Prof. M. Rubinstein, Prof. R. Razzaghi, Prof. R. Cherkaoui, Dr G. Lugrin, Dr A. Codino et Z. Wang pour leur contribution aux travaux présentés dans cet article. Ce travail de recherche a été financé par le Centre de compétence suisse pour la recherche en énergie SCCER-FURIES (Future Swiss Electrical Infrastructure).
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