Quels défis pour les turbines Pelton?
Prédire leur comportement face à la demande accrue de flexibilité
En Suisse, plus de 65% des centrales haute chute sont équipées de turbines Pelton. Plusieurs projets de recherche en cours évaluent des méthodes de prédiction et de surveillance de leur comportement grâce aux simulations numériques ainsi qu’aux essais sur site et en laboratoire.
Les grandes et petites centrales à accumulation, et parfois celles au fil de l’eau présentant une haute chute, sont équipées de turbines Pelton pouvant aller de quelques dizaines de kW lorsqu’elles sont installées sur des réseaux d’eau potable, à plus de 400 MW pour les machines de la centrale de Bieudron. Ce type de turbine à action, inventé en 1870, est constitué d’un distributeur, d’un ou plusieurs injecteurs (6 au maximum), d’une roue équipée d’augets et d’une fosse (figure 1). Le transfert d’énergie hydraulique en énergie mécanique se fait au moment de l’impact des jets d’eau sortant des injecteurs à haute vitesse sur les augets de la roue. Grâce aux injecteurs, qui permettent de réguler la quantité d’eau turbinée en adaptant la section du jet, cette turbine présente un très bon rendement sur une large plage de variation de débit.
Dans le contexte énergétique actuel et futur, la flexibilité des centrales hydroélectriques est cruciale pour assurer l’intégration des nouvelles énergies renouvelables dans le mix électrique suisse. L’un des objectifs de l’Hydro Alps Lab, le nouveau laboratoire industriel mis en place en juillet 2021 à la HES-SO Valais, consiste à augmenter la flexibilité des centrales hydroélectriques, en particulier celles équipées de turbines Pelton, tout en évaluant l’impact de ces nouvelles conditions d’exploitation sur la durée de vie des équipements.
Plusieurs projets de recherche sont en cours à la HES-SO Valais, avec pour objectif de prédire une éventuelle fatigue prématurée des turbines Pelton due à un fonctionnement avec une chute variable, une eau chargée en sédiments, de nombreux arrêts-démarrages, ou une utilisation non prévue des déflecteurs pour détourner l’eau de la roue et ainsi limiter les éclusées. Ces études sont menées en alliant des approches expérimentales – sur site ou en laboratoire – et des simulations numériques.
Approche expérimentale sur site
Les machines hydrauliques n’échappent pas à la tendance industrielle vers la maintenance prédictive, même si la plupart des centrales sont toujours exploitées et entretenues selon le principe de maintenance préventive, qui prévoit des séquences d’indisponibilité et de contrôle des groupes planifiées à intervalles réguliers. L’instrumentation digitalisée des machines est cependant devenue la norme et permet une surveillance automatisée et délocalisée des installations. Les signaux des différents capteurs d’une centrale sont aujourd’hui sauvegardés dans des serveurs, assurant ainsi une grande traçabilité pour l’exploitant et pour le propriétaire. Ces données peuvent notamment servir à nourrir des algorithmes de «machine learning» afin d’identifier des tendances ou des dérives de certains signaux indiquant un défaut naissant. Naturellement, une connaissance approfondie des machines est nécessaire lors de la phase d’implémentation d’une stratégie de maintenance prédictive.
Analyse du comportement dynamique
Dans le cadre du projet OFEN HydroLeap, des études actuellement en cours visent à étendre les connaissances sur le comportement dynamique des turbines Pelton, plus précisément sur l’évolution de ce comportement en cas de dommage sur une roue. La centrale de Veytaux 1 (figure 2a), des Forces Motrices Hongrin-Léman SA (FMHL), constitue l’un des démonstrateurs étudiés dans le projet HydroLeap. Cette centrale subit actuellement un remplacement de ses roues originelles, datant de la mise en service de la centrale en 1971, par des roues de dernière génération forgées et usinées dans la masse par le constructeur Andritz Hydro. L’étude en cours se dessine sous la forme de plusieurs campagnes expérimentales sur site, comprenant notamment des empreintes vibratoires, ainsi que des expériences modales par impact. Les mesures sont effectuées avant et après le remplacement des roues. De ce fait, une analyse comparative permet d’évaluer l’influence des roues sur le comportement vibratoire global de la machine.
L’instrumentation d’un groupe pour la mesure d’une empreinte vibratoire est illustrée dans la figure 2b, dans laquelle les étiquettes vertes représentent les vélocimètres installés à demeure, et les étiquettes orange, des accéléromètres ajoutés pour les besoins de la mesure. Une corrélation a été établie entre le pourcentage d’ouverture des injecteurs (figure 3a) et l’intensité vibratoire lors des phases transitoires et stationnaires (figure 3b). En effet, lors d’une montée en puissance dynamique, les injecteurs s’ouvrent successivement selon la puissance de consigne. Par exemple, lors du passage de 2 à 3 injecteurs, le même débit est aussitôt réparti de manière uniforme entre les 3 injecteurs ouverts, produisant une réduction du débit par injecteur par rapport à la configuration à 2 injecteurs. Cette réduction de débit est illustrée par des flèches rouges sur la figure 3a pour le pourcentage d’ouverture des injecteurs, et sur la figure 3b pour le signal d’un accéléromètre (ACC_2TU_X). Des résultats complémentaires sont disponibles dans l’article [1].
Des analyses plus approfondies dans le domaine fréquentiel devraient permettre d’identifier la signature vibratoire des roues depuis un point de mesure situé sur un palier de la turbine. In fine, le but sera de développer et de fournir de nouveaux outils décisionnels aux propriétaires et aux exploitants de centrales hydroélectriques afin d’améliorer la planification et l’anticipation des séquences de maintenance ou de réhabilitation des machines.
Approche numérique
Les simulations numériques sont complémentaires aux études expérimentales et permettent d’améliorer la compréhension des phénomènes observés, notamment en donnant un accès virtuel à tout l’écoulement. Cependant, la résolution par simulation numérique de l’écoulement dans les roues Pelton demeure encore un défi aujourd’hui, du fait de la nature des écoulements rencontrés (en charge jusqu’à la sortie des injecteurs, puis diphasique avec un mélange eau/air...). Trois classes de méthodes numériques sont utilisées pour simuler ces écoulements: les méthodes eulériennes qui nécessitent un maillage, lagrangiennes (ou particulaires) qui ne nécessitent pas de maillage, et les méthodes hybrides.
Avec la croissance de la puissance de calcul, la simulation numérique devient un outil performant pour l’étude des écoulements dans les turbines Pelton. L’Hydro Alps Lab tente de fiabiliser ces méthodes, en cherchant un compromis entre précision et coût de calcul. À travers deux projets, trois thématiques sont abordées ci-après: l’effet falaise et l’érosion dans le cadre du projet OFEN P-Gpher et l’étude en fatigue d’un déflecteur initiée dans le cadre de deux travaux de master HES. Les simulations numériques sont réalisées avec le logiciel commercial Ansys CFX.
Simulation de l’effet falaise
Dans le cadre du projet P-Gpher, une méthode eulérienne non visqueuse a été retenue pour simuler l’écoulement dans les augets de la turbine Pelton de la centrale de Gletsch-Oberwald (KWGO). Le domaine de calcul ne comprend qu’une part de la géométrie: deux injecteurs et six augets. La principale grandeur suivie est le couple transmis à chaque auget, servant à extrapoler le couple transmis à l’arbre en considérant tous les augets et tous les injecteurs. Le temps de résolution pour le calcul est d’environ 20 h sur 12 CPU pour 2/3 de tour de roue.
En diminuant la chute disponible, la vitesse du jet en sortie de l’injecteur diminue également. À partir d’une certaine chute limite, le rendement de la turbine décroît brusquement. Ce phénomène est connu sous le nom d’«effet falaise». La diminution brusque du rendement s’explique par l’interaction dans les augets des nappes d’eau issues de deux injecteurs consécutifs. En effet, la diminution de la vitesse du jet implique que l’eau s’écoule plus lentement dans l’auget. Par conséquent, la nappe d’eau provenant du premier injecteur ne s’est pas évacuée lorsque la nappe du jet suivant impacte l’auget. Les deux nappes d’eau s’entrechoquent, provoquant la baisse soudaine du rendement.
Sur la figure 4a, dans le premier cas, à chute nominale, il apparaît que les nappes d’eau s’évacuent proprement par la joue supérieure de l’auget. Alors que dans le second cas, à 50% de la chute nominale, le jet d’eau impacte la nappe d’eau provenant du premier jet qui n’a pas eu le temps de sortir de l’auget. Cette interférence induit une évacuation radiale de la nappe d’eau par l’échancrure de l’auget. L’effet falaise (figure 4b) survient plus tardivement qu’observé expérimentalement, mais plus tôt que ce que prévoient les formules analytiques disponibles dans la littérature [2]. L’extrapolation du couple de la roue à partir de six augets implique une potentielle source d’écarts. Simuler plusieurs tours de roue devrait permettre de réduire les incertitudes.
Simulation de l’érosion
Toujours dans le cadre du projet P-Gpher, à partir du même set-up, l’érosion a été modélisée en tronquant l’arrête principale de l’auget par un chanfrein. La simulation prédit une diminution du rendement associée à cette érosion de - 3% pour un chanfrein d’une largeur relative b/B = 0,028 (figure 4c). Cet ordre de grandeur se situe dans la plage décrite dans la littérature [2]. Qualitativement, un point d’arrêt est identifié dans l’écoulement, au niveau de l’arrête érodée, c’est-à-dire une augmentation locale de la pression statique et un champ de vitesse assimilable à une source dans le cadre d’un écoulement potentiel. Sur la joue intérieure de l’auget, à proximité de l’arrête médiane érodée, un décollement de l’écoulement associé à une dépression locale est identifié. Ces conditions pourraient potentiellement causer une dégradation de la joue intérieure de l’auget.
Étude en fatigue d’un déflecteur
Le but de cette étude initiée dans le cadre des deux travaux de master est d’évaluer l’impact d’une utilisation prolongée des déflecteurs du groupe 3 de la centrale de Gondo sur leur durée de vie. L’utilisation prolongée de ceux-ci permettrait de réduire les risques sécuritaires et l’impact environnemental des éclusées en aval de la centrale, en maintenant un débit constant même en cas de variation de puissance.
L’analyse de durée de vie commence par une simulation fluide qui permet de déterminer le champ de pression sur le déflecteur lorsqu’il dévie le jet provenant de l’injecteur (figure 4d). La pression du jet cause une poussée sur le déflecteur et induit des contraintes mécaniques dans l’ensemble du mécanisme. Ensuite, une analyse structurelle par éléments finis permet de déterminer localement les contraintes mécaniques et de mettre en évidence les points faibles du mécanisme en fonction de la géométrie des pièces et des matériaux qui les composent.
Les premiers résultats montrent que le déflecteur est bien conçu et qu’il résistera à la charge maximale statique qu’il pourrait subir. Normalement, le déflecteur sert à couper le jet uniquement en cas d’urgence et sa durée d’utilisation est donc limitée. S’il est engagé pour de plus longues périodes, l’accumulation des charges causée par les vibrations de la pièce doit être prise en compte. La fatigue de l’ensemble du mécanisme a été évaluée selon la norme reconnue BS7910 [3], en tenant compte des contraintes mécaniques calculées précédemment et d’un spectre de vibrations estimé à partir d’une campagne de mesures similaires [4].
Le mode de défaillance le plus probable est une rupture par fissuration progressive de l’axe du déflecteur à partir d’un défaut hypothétique de dimension inférieure à la limite de détectabilité (1 mm). Selon ce scénario, la rupture surviendrait après une dizaine d’heures d’engagement du déflecteur. Pour l’éviter, il suffit de contrôler ou de remplacer l’axe avant que sa durée d’utilisation atteigne, par exemple, 50% de sa durée de vie maximale.
Approche expérimentale en laboratoire
Les projets de recherche en cours visent à développer de nouvelles approches expérimentales et numériques pour mieux prédire le comportement des turbines Pelton dans des conditions d’exploitation non standard. En complément des simulations et des mesures réalisées dans les centrales, un banc de test composé d’une turbine Pelton de 2 kW à 4 injecteurs et de son canal de fuite (figure 1) est utilisé à la HES-SO Valais pour générer des données en fonctionnement anormal tel qu’en cas d’affaissement de la conduite amont ou de blocage de la section de l’un des injecteurs.
Ces données, en complément de celles simulées ou collectées sur site, serviront à entraîner des algorithmes de maintenance prédictive permettant d’appuyer les décisions des exploitants dans des cas réels.
Références
[1] M. Chiarelli, V. Hasmatuchi, A. Amini, J. Decaix, R. Boes, C. Münch-Alligné, «On-site measurements of the dynamic behaviour of Pelton turbines in the context of predictive maintenance», IOP Conf. Ser.: Earth Environ. Sci. Vol. 1079, Art. 012096, 2022.
[2] Z. Zhang, Pelton Turbines, Springer International Publishing AG, 2016.
[3] Norme BS 7910: Guide to methods for assessing the acceptability of flaws in metallic structure, BSI Standard Publication, 2013.
[4] P. Bryla, M. Pilou, M. Bennebach, «Operation of the Bois plant hydraulic Turbine in bypass operating mode: analysis of fatigue behaviour», Procedia Engineering, Vol. 66, p. 435-450, 2013.
Remerciements
Les auteurs remercient l’OFEN, Alpiq, Hydro Exploitation, FMV et FMHL pour leur soutien financier et technique.
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