Mieux gérer et protéger les infrastructures
Vers une meilleure utilisation des données radar météo
Les orages violents peuvent avoir des conséquences importantes sur les infrastructures alpines et urbaines ainsi que sur la gestion des ouvrages hydroélectriques. Prévoir la hauteur de leurs précipitations aussi tôt que possible, avec une précision spatio-temporelle élevée, est toutefois un exercice très complexe. Le projet Radar4Infra s’y consacre.
Les orages violents sont de plus en plus nombreux en Suisse et, ces dernières années, plusieurs événements ont eu des conséquences désastreuses. Dans le Val d’Anniviers, les centrales hydroélectriques de Mottec et Vissoie ont été mises hors service. À Lausanne, la gare CFF et le centre-ville ont été submergés. Au Val-de-Ruz et à Chamoson, des morts ont été déplorés. Ou encore récemment, en juin 2021, un orage exceptionnel a frappé le village de Cressier, dans le canton de Neuchâtel (figure de titre).
Si des orages violents ont toujours été observés, leur recrudescence peut être remarquée depuis plusieurs années en raison du dérèglement climatique. Ce sentiment est d’ailleurs confirmé par les données les plus exhaustives, qui soulignent une augmentation jusqu’à 20% des intensités fortes dans les Alpes ou les Cévennes [2]. De plus, le développement territorial et l’extension des zones urbaines conduisent non seulement à une imperméabilisation dangereuse de la surface, mais aussi à une concentration des biens à proximité des cours d’eau ou dans les agglomérations. Ainsi, le risque lié à de tels événements augmente chaque année.
Malheureusement, ces événements sont difficilement prévisibles. À grande échelle, le développement des cellules convectives est conditionné par l’instabilité de l’atmosphère et la convergence des vents dans la couche limite atmosphérique, mais à petite échelle, ce développement est presque aléatoire. En quelques dizaines de minutes, le phénomène se développe, se déplace, avant de se transformer en forte précipitation localisée. Les modèles numériques de prévisions météorologiques, même pourvus d’une très haute résolution avec une maille de 1 km, ne parviennent que rarement à anticiper la formation d’un orage convectif au bon moment et au bon endroit. Pour cette raison, les mesures des précipitations par radar sont d’une grande utilité.
Le projet Radar4Infra, soutenu par Innosuisse, a pour objectif d’améliorer tous les composants de la chaîne de prévisions, dans le but d’émettre des alertes avertissant de risques d’inondation dans les villes ou de débordement des torrents sensibles à ces crues éclair. Les centrales hydroélectriques seront ainsi mieux à même de prévoir d’éventuels défauts des captages sur les torrents réduisant la production au fil de l’eau ou l’approvisionnement de stations de pompage. Cela leur permettra aussi d’améliorer la prévisibilité du productible à très court terme pour le trading intraday ou le réglage.
Améliorer l’estimation de l’intensité des précipitations
Les défis sont nombreux. Il s’agit tout d’abord d’améliorer l’estimation des intensités de pluie observées par le radar. En effet, l’interprétation du fameux Z, soit la réflectivité du signal radar, doit permettre de distinguer la taille des gouttes, mais aussi les types de cristaux de neige ou de grêle présents dans les nuages. Cette interprétation délicate conduit à la valeur de l’intensité des précipitations, facteur prépondérant pour déterminer le débit des cours d’eau. Des techniques de machine learning (apprentissage automatique) sont alors développées pour réduire les incertitudes liées à la modélisation physique déterministe du signal. Finalement, cette opération doit être réalisée toutes les 5 min pour répondre à l’évolution très rapide de ces phénomènes. Le système actuel, basé sur CombiPrecip [3] et RainForest [4], sera amélioré grâce à ce projet.
Mieux prévoir les orages
La détermination de la précipitation actuelle sur le territoire n’est toutefois pas suffisante, loin de là. Pour bénéficier d’une capacité d’anticipation qui permettra de se protéger contre une crue éclair, il faut réussir à deviner l’évolution de l’orage, en particulier son renforcement ou sa diminution, ainsi que son déplacement. Dans l’idéal, prévoir cette évolution plusieurs heures à l’avance permettrait d’obtenir une protection efficace. Cependant, le développement des orages est un phénomène chaotique, ce qui implique une très grande incertitude.
Les techniques pour réaliser cette prévision se basent sur la combinaison des derniers signaux radar, sur l’intégration des données des modèles de prévisions météorologiques, dont le champ de vent, et sur l’élaboration de plusieurs scénarios de développements possibles appelés «Ensembles». La prévision est calculée en faisant évoluer l’image initiale typiquement par déplacements basés sur la vitesse du vent à l’altitude du nuage. Une fusion progressive avec le modèle de prévision météorologique permet de disposer d’une bonne prévision allant des prochaines 5 min à 6 h, avant de laisser place aux autres modèles pour les échéances plus longues (figure 1a). Le système décrit ci-dessus, NowPrecip [5], est combiné au système Inca (Integrated Nowcasting through Comprehensive Analysis system) et fonctionne déjà depuis quelques années à l’Office fédéral de météorologie. Ses performances doivent toutefois être améliorées, car le taux de détection de fortes intensités 60 min à l’avance est actuellement de l’ordre de 30%. Cela signifie que de nombreux orages sont mal prévus: soit ils sont anticipés au mauvais endroit, soit ils ne sont tout simplement pas générés par le modèle. Grâce aux Ensembles, ce taux de détection devrait progresser et permettre une prévision plus fiable.
Prévision locale des débits pour des alarmes plus fiables
Ensuite, le calcul des écoulements dans les villes et les cours d’eau doit permettre de transformer l’information relative aux futures précipitations en une information locale de débit. Cette opération n’est pas triviale, car la formation du débit dépend de nombreux paramètres tels que l’humidité du sol, l’état de la canopée (étage supérieur de la forêt), l’imperméabilisation de la surface du terrain ou la morphologie de ce dernier. Ces paramètres sont spatialement très hétérogènes et leur connaissance lacunaire conduit également à des incertitudes, en particulier en montagne. Les modèles de simulation pluie-débit sont alors améliorés grâce aux mesures de hauteur d’eau ou de débit dans les canalisations et les cours d’eau [6, 7].
La problématique soulevée par le projet Radar4Infra consiste à réussir une modélisation satisfaisante à petite échelle (quelques km2) sur des bassins versants dont le temps de réponse est de quelques minutes. Dans ce contexte, des imprécisions du modèle telles que le décalage temporel de l’onde de crue ont des conséquences importantes sur la fiabilité de la prévision, et en particulier sur le débit maximum prévu (figure 1b). Des adaptations des modèles, dont l’assimilation des données de débit, le post-processing ou la cinématique des écoulements, sont étudiées. Par ailleurs, des alternatives au modèle pluie-débit sont développées par machine learning pour permettre de réduire les incertitudes.
Finalement, l’algorithme d’émission automatique d’alarmes doit être développé. Il ne s’agit pas uniquement de déclencher un signal en cas de dépassement de seuil prévu, mais aussi de tenir compte des incertitudes des prévisions. L’analyse rétrospective des Ensembles doit ainsi permettre de déterminer les règles de déclenchement d’alertes ayant pour objectif de maximiser le taux de détection, tout en réduisant les fausses alarmes.
Les premiers résultats
Les premiers résultats du projet Radar4Infra permettent de définir la fiabilité des prévisions en fonction de la situation de départ. En effet, des archives des prévisions Inca existent et permettent le calcul de prévisions a posteriori. Cette opération de «réanalyse» est appelée «hindcast» en anglais.
La chaîne opérationnelle actuelle fonctionne de la manière suivante: les prévisions de précipitations Inca sont actualisées toutes les 5 min et sont exploitées pour une alerte jusqu’à 90 min en avance. Plusieurs seuils d’intensité de précipitation sont définis, ainsi que de débit où cela est possible. Les dépassements de seuils prévus entre + 0 et + 90 min sont comparés aux observations et évalués selon leur probabilité de détection (hit rate) et leur taux de fausse alarme (False Alarm Ratio, FAR).
Le premier résultat porte sur la prévision des fortes intensités de précipitations, soit des valeurs cumulées supérieures à 8,33 mm en 1 h. En moyenne sur 36 mois et sur 153 stations de mesure des précipitations, la probabilité de détection à 90 min se situe autour de 40%, tandis que le taux de fausse alarme est de 30%. Ainsi, le lecteur remarque que la probabilité de détection fiable est relativement faible et qu’une amélioration de cet indicateur est souhaitable.
Le second résultat porte sur la prévision du débit du Flon à Lausanne, précisément à l’endroit où les dégâts ont été observés le 12 juin 2018. Dans ce cas, les performances de la cascade hydrométéorologique sont assez similaires à celles observées sur les précipitations. Pour les événements avec un débit d’environ 30 m3/s, la probabilité de détection se situe autour de 45%, pour un taux de fausse alarme de 40%. Pour les débits plus importants, le taux de fausse alarme grimpe à 100%. La marge de progression, on le voit, est ici encore très importante.
Un défi scientifique et technique
En raison du dérèglement climatique, de l’imperméabilisation des sols et de la concentration des biens, les conséquences des orages extrêmes s’aggravent chaque année. Améliorer les prévisions d’orage et de crue éclair est donc une nécessité. Ce travail constitue toutefois un défi scientifique et technique en raison de la nature chaotique des processus de formation des orages, du manque de données en basse couche atmosphérique et dans les cours d’eau, et de la multitude de processus naturels à reproduire.
Si les outils existants constituent un bon point de départ, il s’agit encore non seulement de les maîtriser, mais aussi de les améliorer. En particulier, l’amélioration des méthodes de prévision passe par une augmentation importante de la charge de calcul en raison, d’une part, de la multiplication des scénarios probabilistes liés aux Ensembles et, d’autre part, de la combinaison de méthodes de simulation et de machine learning. Enfin, l’instrumentation du terrain, permettant de développer de la connaissance à long terme, est un facteur de succès incontournable de cette idée.
Les systèmes d’information destinés à mieux prévenir les autorités comme les individus permettront de réduire les coûts des dommages ainsi que d’adapter les infrastructures et les comportements à des situations dangereuses, dont il est attendu qu’elles se produisent de plus en plus souvent.
Références
[1] arcinfo.ch/articles/regions/inondations-a-cressier-le-jour-d-apres-1084919.
[2] A. Ribes, S. Thao, R. Vautard, B. Dubuisson, S. Somot, J. Colin, S. Planton, J.-M. Soubeyroux, «Observed increase in extreme daily rainfall in the French Mediterranean», Climate Dynamics 52, p. 1095–1114, 2019.
[3] I. V. Sideris, M. Gabella, R. Erdin, U. Germann, «Real-time radar–rain-gauge merging using spatio-temporal co-kriging with external drift in the alpine terrain of Switzerland», Quart. J. Roy. Meteor. Soc. 140, p. 1097–1111, 2014.
[4] D. Wolfensberger, M. Gabella, M. Boscacci, U. Germann, A. Berne, «RainForest: a random forest algorithm for quantitative precipitation estimation over Switzerland», Atmos. Meas. Tech. 14, p. 3169–3193, 2021.
[5] I. V. Sideris, L. Foresti, D. Nerini, U. Germann, «NowPrecip: localized precipitation nowcasting in the complex terrain of Switzerland», Quart. J. Roy. Meteor. Soc. 146, p. 1768–1800, 2020.
[6] F. Jordan, «Modèle de prévision et de gestion des crues – Optimisation des opérations des aménagements hydroélectriques à accumulation pour la réduction des débits de crue», PhD thesis n° 3711, École polytechnique fédérale de Lausanne, Suisse, 2007.
[7] F. Jordan, J.-L. Boillat, R. Martinerie, «Modélisation du réseau d’assainissement de la ville de Lausanne – Outil de diagnostic et de planification», Gas-Wasser-Abwasser GWA, 3/2010.
Note
Projet d’innovation InnoSuisse 48218.1 IP-EE, le projet Radar4Infra est réalisé par Hydrique Ingénieurs, MétéoSuisse, l’EPFL et l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), avec le soutien des partenaires du projet suivants: le Canton du Valais, Alpiq SA, la Ville de Lausanne et la Ville de Bâle.
À propos d’Innosuisse
Innosuisse, l’Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, permet aux entreprises (entreprises industrielles, PME, start-up, institutions privées ou publiques) et aux chercheurs (hautes écoles et instituts de recherche) de collaborer pour développer des produits, des services ou des procédés innovants. Les entreprises obtiennent l’accès au savoir-faire scientifique, tandis que les chercheurs bénéficient d’une expertise commerciale et de la perspective client. Ensemble, ils peuvent développer et introduire une nouvelle innovation scientifique sur le marché, dans l’intérêt de l’économie et de la société suisse. Innosuisse soutient chaque année plus de 400 projets d’innovation, notamment dans les domaines de l’énergie, de l’environnement, de la mobilité et de la durabilité.
Plus d’informations: www.innosuisse.ch
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