Article Efficacité énergétique , ICT , Réseaux énergétiques

Mieux chauffer à l’aide des données

Challenges et opportunités

16.06.2023

La collecte de données se généralise dans les technologies de chauffage et l’IA permet désormais de les exploiter pour créer des modèles complexes des phénomènes sous-jacents. L’utilité de ces modèles est actuellement analysée afin de détecter les opportunités, mais aussi les défis à relever pour utiliser au mieux les données récoltées en vue de l’optimisation du pilotage du chauffage.

Aujourd’hui, les données sont devenues omniprésentes. Les paradigmes de l’Internet des objets (Internet of Things, IoT) ont facilité leur récolte depuis les capteurs, et les technologies «big data» ont démocratisé leur stockage. Les données ont d’ailleurs même été définies comme le «pétrole du XXIe siècle». L’intelligence artificielle (IA) arrive désormais en tant que moteur pour les exploiter.

L’IA permet en effet de créer des modèles complexes de phénomènes sous-jacents par apprentissage sur de grandes quantités de données. Les progrès dans le traitement du langage naturel, à l’image de ChatGPT, sont par exemple époustouflants. Les modèles d’IA envahissent nos téléphones et sont capables de recommander, de traduire ou de transcrire, facilitant ainsi moult tâches du quotidien.

Mais qu’en est-il de l’application de ces méthodes dans le contexte industriel des chauffages à distance (CAD)?

Responsable d’environ 30% des émissions de CO2 en Suisse, le secteur du bâtiment représente l’un des principaux domaines nécessitant une stratégie de décarbonation efficiente pour permettre l’atteinte des objectifs de la Stratégie énergétique 2050. Dans ce contexte, le chauffage à distance a un rôle important à jouer. Or, les défis à relever sont nombreux pour optimiser ce mode de chauffage. Cet article propose un aperçu des opportunités liées aux techniques d’IA, mais aussi des challenges métiers et techniques associés pour transformer les données en leviers d’action du chauffage à distance de demain.

Pourquoi avoir recours à des modèles basés sur l’IA?

Il s’agit, dans un premier temps, de considérer la question des besoins métiers initiaux: pourquoi est-il judicieux d’utiliser des modèles basés sur les données dans le contexte du chauffage à distance?

Avec l’implantation d’un «data pipeline», il devient possible de distinguer les caractéristiques réelles d’un système en détail. Dans le contexte du chauffage à distance, il peut s’agir, entre autres, du monitoring d’un réseau afin d’identifier quels sont les composants qui commencent à diverger d’un comportement normal. De plus, les analyses peuvent se faire sur une infrastructure à grande échelle ainsi que sur des périodes de plusieurs années, si nécessaire. Il est dès lors possible de détecter des vannes défectueuses, des échangeurs suboptimaux au niveau des stations primaires, ou encore de modéliser des habitudes de chauffe dans les bâtiments pour mieux prédire les charges.

Le but de ce monitoring est dual. Du point de vue du service industriel, il s’agit d’optimiser le rendement d’exploitation des installations, et du côté consommateur, de minimiser les charges1) d’eau chaude nécessaires pour répondre aux besoins. Pour l’opérateur du chauffage à distance, ce dernier objectif est particulièrement important en été, lorsqu’il ne peut pas compter sur la marge à disposition en hiver (la période de chauffe) pour répondre à des demandes soudaines et simultanées des utilisateurs.

Les challenges

Diverses conditions doivent toutefois être remplies pour pouvoir atteindre ces objectifs. Tout d’abord, un processus d’acquisition de données fiable – du capteur jusqu’à l’interface de monitoring – doit être assuré. La qualité des données mesurées doit ensuite être validée selon leur ordre de grandeur et leur présence et, parfois, une redondance est nécessaire. L’intégration de modèles simples nécessite en outre une maîtrise de l’analyse de données en flux et, finalement, l’intégration des modèles d’IA requiert une gestion du cycle de vie des modèles, de leurs entraînements, de leurs tests, jusqu’à leur utilisation en production.

Ces différents challenges représentent des tâches complexes au vu de la dimension de certains chauffages à distance, et ce, tant du point de vue métier que du point de vue informatique.

Les opportunités

Les solutions à ces challenges sont multiples, et leur développement est motivé par le mouvement global de la digitalisation.

D’une part, la surveillance d’infrastructures complexes est un problème résolu en informatique, par exemple dans le contexte du monitoring de grands parcs de serveurs. Des principes d’acquisition de données similaires peuvent être appliqués dans le contexte du chauffage.

D’autre part, l’application de modèles d’IA est aussi résolue. Les briques informatiques permettant l’entraînement des modèles existent déjà, et leur fiabilité a été démontrée. Les méthodes d’entraînement sont à adapter en fonction des données mais, de façon générale, les bonnes pratiques sont connues par les ingénieurs qui ont été formés pour cela. De plus, la mise à l’échelle du calcul nécessaire pour ces modèles d’IA est également maîtrisée avec la démocratisation des équipements dédiés tels que les cartes graphiques de calcul, soit dans le cloud, soit dans des serveurs dédiés chez les opérateurs de CAD.

Finalement, du point de vue métier, les fournisseurs de composants d’automatisation et de systèmes de commande commencent à proposer des produits à l’intersection entre le monde de l’automatisation et celui de
l’IA, ce qui constitue une offre intéressante pour s’assurer de la durabilité des systèmes mis en place.

Le projet Facility 4.0

Entre 2019 et 2022, la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) a réalisé le projet Facility 4.0 dans le cadre du Smart Living Lab. Ce projet a consisté à analyser et à mettre au point des services de gestion des bâtiments basés sur les techniques récentes de la science des données, et qui puissent être déployés à grande échelle.

Dans ce contexte, trois démonstrateurs ont été créés pour répondre aux problèmes de l’utilisation, de la gestion et de la maintenance des installations de chauffage des bâtiments.

Le démonstrateur dédié à l’utilisation d’un chauffage à distance, CAD Explorer, a été développé à partir de données récoltées sur un chauffage à distance de Groupe E. Il permet d’explorer et de comprendre les données nécessaires à la gestion quotidienne d’un réseau de CAD. Sous la forme de quelques visualisations, plus d’un million de mesures sont interprétées et présentées sur différentes pages qui expliquent comment les utilisateurs interagissent avec leur chauffage.

Dans un premier temps, des statistiques globales sur l’ensemble du réseau ont été calculées. Par exemple, il est possible d’identifier le nombre de charges quotidiennes d’eau chaude sanitaire (ECS) de chaque sous-station (il y a en principe une sous-station par bâtiment) et de les comparer. Une deuxième page permet d’afficher des statistiques par bâtiment: il est ainsi possible de voir le nombre de charges journalières, de vérifier la courbe de chauffe, d’être informé en cas de données manquantes d’un capteur ou du blocage des vannes et, également, de contrôler si la puissance maximale de la sous-station correspond bien à la puissance souscrite contractuellement.

Les figures 1 et 2 présentent quelques représentations de données et quelques graphiques disponibles sur l’écran de la sous-station. Ceux-ci permettent à l’opérateur d’identifier rapidement les problèmes potentiels de l’installation de chauffage à distance, et d’agir en conséquence afin d’assurer une bonne qualité de service à l’utilisateur.

Jusqu’à ce point, aucune intelligence artificielle n’a été mise en place. La suite du démonstrateur CAD Explorer est présentée dans l’article [1]. Dans cette étude, 32 architectures de réseaux neuronaux récurrents ont été testées afin de prédire les utilisations d’eau chaude sanitaire – un problème bien plus compliqué à appréhender, car impliquant l’être humain. Les résultats montrent que le comportement du système de chauffage peut être prédit avec succès. Par contre, la technique du bâtiment, qui se rapproche davantage du comportement humain, est plus complexe à anticiper (figure 3) et demande des études complémentaires, et ce, soit pour perfectionner la modélisation, soit pour intégrer des signaux différents.

Le démonstrateur de gestion a, quant à lui, pour objectif d’observer un bâtiment. Il permet d’afficher et d’analyser des données provenant de différents capteurs (température, concentration de CO2, humidité et consommation d’énergie) de manière intuitive et simple, en créant des statistiques et en les comparant à des valeurs de référence.

Finalement, le démonstrateur de maintenance vise à prédire les entretiens à partir des données des maintenances réalisées précédemment, des données des compteurs et des factures. Ce démonstrateur basé sur l’IA rassemble toutes les données et montre les moments critiques où d’éventuelles maintenances auraient pu être effectuées.

Vers le chauffage de demain

Le projet Facility 4.0 a, entre autres, mis en évidence le grand écart technologique entre le milieu de l’industrie du bâtiment et les perspectives que l’informatique peut offrir, ce qui ralentit considérablement le développement de nouvelles applications.

D’une part, les protocoles et les méthodes d’accès aux données des bâtiments sont souvent le produit des avancées informatiques. L’utilisation de nouvelles technologies informatiques nécessite donc un «rétrofit» des installations. D’autre part, les systèmes de mesure des bâtiments sont vastes et le nombre de dysfonctionnements possibles est élevé. De ce fait, l’ingénieur informatique doit faire face à des challenges liés à l’infrastructure pour pouvoir utiliser les dernières technologies issues de la science des données.

Les connaissances acquises au cours du projet Facility 4.0 ont motivé le lancement du projet Nouvelle Politique Régionale DiagnoBat [2]. Ce nouveau projet a pour objectif de transférer les technologies de la recherche vers l’industrie. Dans le contexte du bâtiment, ceci est possible en utilisant les développements de certaines start-up telles que GradeSens, E-nno et Yord, qui interconnectent l’informatique et l’industrie au sens large.

Références

[1] F. Montet, L. Rychener, A. Pongelli, J. Hennebert, J.-P. Bacher, «Prediction of Domestic Hot Water Temperature in a District Heating Network», Journal of Physics: Conference Series, Vol. 2042, no 1, p. 012026, 2021.
[2] C. Casteran, «DiagnoBat», Innosquare, news Info­square 018-4, consultée le 18 avril 2023.

Note

1) Chaque bâtiment relié au chauffage à distance dispose d’une sous-station ainsi que d’un réservoir d’eau chaude dans lequel un certain volume d’eau chaude sanitaire (ECS) est stocké. Une fois qu’une certaine quantité d’ECS a été utilisée, le réservoir est rechargé. Le nombre de charges d’ECS correspond au nombre de fois qu’il a fallu recharger le réservoir d’eau chaude au cours d’une période donnée.

 

Auteur
Frédéric Montet

est doctorant à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

Auteur
Alessandro Pongelli

est collaborateur scientifique à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

Auteur
Dr Jean Hennebert

est professeur à l’Institut iCoSys de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

Auteur
Dr Jean-Philippe Bacher

est professeur à l’Institut Energy de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

Auteur
Florian Buchter

est responsable Innovation et Veille technologique chez Groupe E.

  • Groupe E
    1763 Granges-Paccot
Auteur
Alexandre Brülhart

est responsable de projet chez Groupe E.

  • Groupe E
    1763 Granges-Paccot

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