Menacées d’extinction ou espèces du futur?
Système énergétique suisse
Confrontées à des bouleversements majeurs, tels que la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz, la mise en œuvre de la Stratégie énergétique ainsi que la numérisation du système énergétique, les entreprises locales d’approvisionnement en énergie (EAE) voient leur rôle évoluer. Cet article présente cinq modèles de futurs rôles hypothétiques et en examine les impacts potentiels.
Les entreprises locales d’approvisionnement en énergie (EAE) sont un élément constitutif du système énergétique suisse. Actuellement, on en compte environ 600 [1], allant de très petites entreprises de quelques collaborateurs à de grandes sociétés de plus de 1500 employés, toujours en mains publiques. 89% du capital social du système électrique suisse est détenu par le pouvoir public, dont 26% par les communes. [2] Les EAE locales sont pour la plupart multidisciplinaires et fournissent aux villes et aux municipalités les services d’infrastructure les plus importants, tels que l'électricité et le gaz, la gestion de l’eau et des déchets ou les télécommunications. Elles gèrent également les réseaux de distribution respectifs et sont donc considérées comme entreprises verticalement intégrées (production, distribution, approvisionnement et pour les grandes, commerce et services).
Dans le domaine de l’approvisionnement énergétique, les EAE sont aujourd’hui confrontées à des bouleversements majeurs, tels que la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz, la mise en œuvre de la stratégie énergétique ainsi que la numérisation du système énergétique. Ces EAE locales ont-elles encore leur place dans le futur système énergétique suisse? Sous la pression de la libéralisation, assistera-t-on à la fusion, la vente ou même la «fin de vie» des EAE locales? Les EAE locales seront-elles réduites à leur seule fonction de gestionnaire de réseau de distribution (GRD)? Ou verrons-nous une tendance contraire avec une responsabilisation de plus en plus importante des EAE locales au cours de la décentralisation et des tâches supplémentaires?
Cet article présente cinq modèles de futurs rôles hypothétiques des EAE locales et examine leurs impacts potentiels sur le système énergétique suisse en termes de sécurité d’approvisionnement, de qualité du service public, d’efficacité economique et de transition énergétique. Les modèles ont été élaborés dans le cadre de la thèse de l’auteure [3] et ont été discutés lors de deux ateliers d’experts avec des membres de la direction des EAE locales et des spécialistes des associations, de l’administration et des bureaux de conseil en Suisse alémanique et en Suisse romande.
Modèles de rôles possibles à l’avenir
La base des modèles est la chaîne de valeur énergétique, qui comprend les niveaux de production et d'achat (y compris le commerce), de gestion du réseau, la fourniture d’énergie aux clients finaux et d’autres services. Les modèles sont fondés sur deux hypothèses de base: au cours du débat sur la libéralisation, l'unbundling des réseaux de distribution aura également lieu en Suisse. La numérisation du secteur de l’énergie se poursuivra et, en plus du système énergétique physique, une couche de données numériques (digital twin) du système énergétique devra être gérée.
Afin de tenir compte du débat sur la libéralisation des marchés et de le traiter de manière neutre, les cinq modèles proposés peuvent être organisés selon deux axes (figure 1). D’une part, en fonction du degré de libéralisation qu’ils permettent tout au long de la chaîne de valeur. D’autre part, en fonction du degré de contrôle démocratique direct qu´ils permettent aux différents niveaux de la chaîne de valeur.
Modèle 1 – Entreprise entièrement intégrée
Description: les EAE locales continuent à gérer tous les niveaux de la chaîne de valeur (business as usual). Les EAE sont externalisées en tant qu’entreprises indépendantes, mais restent la propriété (majoritaire) des municipalités. La gestion des réseaux est juridiquement et organisationnellement séparée, mais fait toujours partie du groupe. Les entreprises possèdent des données locales et les utilisent pour les réseaux intelligents, le demand response management (DRM) et les nouveaux services. Exemples: de grandes EAE en Allemagne et en Autriche, telles que les Stadtwerke München ou les Stadtwerke Wien.
Effets: les plus petites EAE seront fusionnées dans des coopérations régionales ou rejoindront des EAE plus grandes pour avoir une taille critique et des avantages d´économies d’échelle. Les entreprises seront soumises à des pressions croissantes de performance économique, tandis que les intérêts publics (p. ex. la qualité et le prix du service public) seront préservés. Les EAE diversifient leur gamme de produits afin de développer de nouveaux modèles économiques. Elles sont en concurrence avec d’autres EAE locales, mais aussi avec des entreprises privées (internationales).
Modèle 2 – Producteur et gestionnaire de réseaux
Description: les EAE vendent leurs départements d’approvisionnement des clients finaux. Elles restent actives dans les domaines de la production, de l’achat, du commerce et de la gestion de réseaux. Elles conservent la souveraineté sur les données numériques de production et des réseaux; en revanche, les données clients ne leur sont plus directement accessibles. Exemple: le fournisseur norvégien Trønder Energi a vendu son activité de vente aux clients finaux parce qu’il n'était plus rentable dans un environnement libéralisé et de vive concurrence.
Effets: le désengagement des EAE locales de l’activité de vente aux clients finaux laisse la place à de nouveaux acteurs, p. ex. des plates-formes de vente. Les EAE n´ont plus le contact direct avec les clients finaux et pas de retour des données utilisateur. Pour la gestion des réseaux intelligents et le DRM, elles collaborent avec les agrégateurs et d’autres acteurs. Le commerce est renforcé parce que le lien entre la production et la demande est surtout géré par le marché.
Modèle 3 – Gestionnaire de réseaux et fournisseur
Description: les EAE locales vendent leur production, les grandes centrales sont reprises par les acteurs centraux et la production décentralisée est assurée par les clients ou les prosumers. Les EAE se concentrent sur la gestion des réseaux et les activités de vente aux clients finaux. Elles continuent d’élargir leur offre de services et d’utiliser activement les données numériques. Elles sont en concurrence avec d’autres EAE et des prestataires privés en termes de ventes et de services. Exemple: les petites EAE d´aujourd’hui (en Suisse, mais aussi en Allemagne)
Effets: les EAE sont très actives sur le marché d’achat pour interagir avec les exploitants des grandes centrales de production. Elles ne participent plus à l’expansion de la production décentralisée, mais la soutiennent activement par le biais de services. Elles jouent de plus en plus le rôle de coordinateurs locaux pour les capacités de production décentralisées. Dans l’ensemble, les EAE dépendent davantage des fluctuations des prix du marché, qui ont un impact plus important sur les prix au consommateur final. Le risque financier et les volumes d’investissement pour les villes et les communes sont réduits. Des incitations et des soutiens à l’investissement sont nécessaires pour attirer des capitaux privés en faveur des énergies renouvelables. Le modèle a pour conséquence une réglementation croissante.
Modèle 4 – Gestionnaire de flexibilité
Description: les EAE locales vendent à la fois la production et la distribution et se concentrent sur leur rôle de gestionnaires de réseaux de distribution. Elles agissent également comme agrégateurs dans un monopole local réglementé. Elles sont autorisées à exploiter un nombre d’actifs de production et de stockage pour permettre l’équilibrage du réseau (électrique). Les données numériques du système énergétique et des clients sont stockées et traitées localement par les EAE. La gestion des données est donc définie comme un service public. Exemple: aucun exemple empirique n’est connu à ce jour.
Effets: les EAE se concentrent sur la gestion des réseaux intelligents ainsi que sur le DRM et la gestion des prosumers. Elles jouent le rôle de coordinateurs locaux entre les acteurs de la production et ceux de l’approvisionnement. Une coopération croissante ou une fusion des petites EAE émerge afin de pouvoir gérer le changement d’entreprise nécessaire et accueillir de nouvelles compétences requises. Le risque financier des propriétaires est réduit au minimum et les acteurs privés sont très actifs dans un système énergétique libéralisé. Le modèle a également pour résultat une réglementation accrue.
Modèle 5 – Gestionnaire de réseaux traditionnel
Description: les EAE locales ne gardent que la gestion des réseaux et fournissent les données numériques du réseau, qui restent leur propriété, aux acteurs tiers. Les EAE n’agissent que dans le monopole. La gestion des réseaux peut, mais ne doit pas, se faire au sein d’une société indépendante et externalisée. Exemples: les gestionnaires de réseau de distribution classique (GRD) dans les systèmes libéralisés.
Effets: ce modèle permet un maximum de libéralisation et d’ouverture du secteur de l’énergie pour de nouveaux acteurs. Le risque financier, mais aussi le contrôle démocratique direct pour les propriétaires des EAE locales, sont réduits au minimum. La sécurité d’approvisionnement, le service public et le progrès de la transition énergétique sont garantis uniquement par la réglementation et des incitations à l’investissement.
Discussion d’experts: implications des modèles
Modèle 1 influence positivement la sécurité d´approvisionnement (SA) et la qualité de service public (QSP) par le contrôle démocratique direct. On constate également un effet positif sur la transition énergétique, car l’intégration verticale des entreprises permet des solutions locales pour l´ensemble du système énergétique. Il est en revanche jugé négatif du point de vue de l’efficacité économique, car il faut s’attendre à des coûts macroéconomiques plus élevés. Reste à savoir dans quelle mesure une consolidation des EAE et la réduction des redondances est politiquement souhaitable.
Modèle 2 a une influence plutôt négative sur la SA et la QSP, car les clients doivent interagir avec différents acteurs qui peuvent se dégager de leur responsabilité dans le cas d’un incident. Par ailleurs, la SA côté production ne pourrait plus être financée directement par les revenus des clients finaux. Pour la transition énergétique, ce modèle est ambigu. De nouveaux modèles commerciaux, tels que le marketing direct, sont possibles, mais le lien entre l’offre et la demande est plus difficile. Du point de vue de l’efficacité économique, ce modèle devrait être positif à cause d´une baisse des prix. Des exemples de pays libéralisés ont toutefois montré que les coûts globaux du système ne diminuaient pas et étaient compensés par une augmentation des taxes.
Modèle 3 n’a pas d´influence sur la SA et la QSP, à condition qu’il soit accompagné d’une réglementation de la SA côté production et d’une surveillance du pouvoir de marché des grands producteurs. Pour la transition énergétique, il reste à savoir dans quelle mesure les acteurs privés sont impliqués, mais les citoyens peuvent participer davantage. En termes d’efficacité économique, on constate des gains d’efficacité pour la production centrale et une réduction du risque financier pour les villes et les municipalités. Il conviendrait néanmoins d’attirer des capitaux privés pour l’expansion de la production renouvelable.
Modèle 4 limite considérablement le contrôle local direct sur le système énergétique et la fonction politique des EAE. Son influence sur la SA et la QSP a donc été jugé négatif. Le modèle a également été perçu négativement pour la transition énergétique. Des incitations pour les capitaux privés ou une réglementation accrue sont nécessaires et les solutions locales sont beaucoup plus complexes avec plus d’acteurs. En termes d’efficacité économique, le modèle a été jugé neutre, car l’équilibre entre le capital privé et public et la charge fiscale dépend fortement de la réglementation.
Modèle 5 a été jugé irréaliste et n’a pas été pris en compte dans la discussion.
Conclusions
Les résultats montrent que le rôle que les EAE locales joueront à l’avenir dans le secteur énergétique suisse n’est pas clairement prévisible, mais que différents modèles sont envisageables. Ceux-ci dépendent non seulement de la volonté de leurs propriétaires, les villes et les communes, mais aussi de la vision sociale et politique d’un système énergétique de l’avenir et de la réglementation respective. Reste à savoir si le contrôle local direct du secteur public sur la propriété et l’exploitation des infrastructures énergétiques, des acteurs publics plus grands au niveau régional, voire national, ou des acteurs privés avec des mandats de prestation clairement définis sont plus efficaces en termes de sécurité d’approvisionnement, d’efficacité économique et de progrès dans la transition énergétique.
La quintessence de cet article est donc la suivante: la transformation du système énergétique, la promotion de la technologie, le financement et la répartition des coûts constituent des questions importantes devant être discutées, tout comme la question de la structure de gouvernance, à savoir quels acteurs doivent assumer quel rôle et quelle responsabilité dans ce futur système. Un débat ouvert et une (re)définition des rôles soutiennent essentiellement l'implémentation de la stratégie énergétique. La question que l´on devrait se poser est donc la suivante: quel rôle les EAE locales devraient-elles jouer dans le système énergétique du futur?
Références
[1] Rapport d’activité de l’Elcom 2018, Commission fédérale de l’électricité, 2019, p. 28.
[2] Statistique suisse de l’électricité 2018, Office fédéral de l’énergie, p. 41, 44.
[3] Susan Mühlemeier, Resilience and agency in mature sustainability transitions. Theoretical conceptualisation and empirical analysis of actor- & system-level dynamics in sociotechnical energy systems, EPFL, 2019.
Littérature complémentaire
Statistique globale de l’énergie 2018, Office fédéral de l’énergie, disponible en ligne: www.bfe.admin.ch/bfe/fr/home/
approvisionnement/statistiques-et-geodonnees/statistiques-de-lenergie/statistique-globale-de-l-energie.html
Matthias Finger, Susan Mühlemeier, «Zielkonflikte bei den Stadtwerken» In: Ronny Kaufmann & Stefan Rechsteiner (Hrsg.) Governance der Energiewende. Verantwortung und Führung in öffentlichen Unternehmen, Stämpfli Publikationen AG, Bern, S. 133–142, 2019.
Susan Mühlemeier, «Dinosaurs in transition? A conceptual exploration of local incumbents in the Swiss and German energy transition.», Environmental Innovation and Societal Transitions, 31, S. 126–143, 2019.
Susan Mühlemeier, «Grosse Stadtwerke – theoretische und empirische Exploration eines besonderen Akteurs in der Energiewende Deutschlands und der Schweiz», Zeitschrift für Energiewirtschaft Vol. 42 No. 4, S. 279–298, 2018.
Susan Mühlemeier, «A particular species: urban utility companies in Germany and Switzerland», Network Industries Quarterly Vol. 20, S. 3–8, 2018.
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