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L’ordinateur quantique arrive pas à pas

Principe et fonctionnement

06.12.2018

Les ordinateurs actuels traitent l’information suivant les lois de la mécanique classique. Un nouveau type d’ordinateur qui traite l’information en utilisant la mécanique quantique, soit les lois mêmes qui régissent le comportement des atomes, est en train d’être développé. Il permettra d’effectuer des tâches impossibles à réaliser aujourd’hui.

Ces dernières années, il devient difficile, pour des raisons économiques, de suivre la loi de Moore qui prédit un dédoublement du nombre de transistors dans les circuits intégrés tous les deux ans. Il est en effet de plus en plus coûteux de réduire la taille des circuits intégrés. Quel nouveau type de système permettra donc de continuer le développement technologique?

Il existe plusieurs possibilités, par exemple les ordinateurs cognitifs [1]. Les lois de la physique offrent une option complémentaire. Les ordinateurs actuels traitent l’information suivant les lois de la physique classique. Cependant, une inspection plus proche de la nature, au niveau atomique, révèle qu’elle suit des lois différentes: celles de la mécanique quantique. Un ordinateur quantique, qui traite l’information suivant les lois de la mécanique quantique, offrirait une nouvelle approche pour résoudre de nombreux problèmes parfois insolubles avec les ordinateurs d’aujourd’hui.

L’ordinateur et la mécanique quantique

Dans les smartphones, les tablettes et les centres de calculs, l’information est représentée de manière binaire par des circuits électriques à deux états: 0 ou 1. Les algorithmes manipulent ces bits à l’aide de portes logiques.

Un ordinateur quantique fonctionne selon un schéma similaire: un système physique ayant deux états (niveaux d’énergie) notés |0 〉 et |1 〉 implémente un bit quantique ou qubit. Les algorithmes sont exécutés par des portes logiques formant un «circuit quantique» agissant sur un registre de qubits. En général, les portes logiques agissent sur un seul ou sur deux qubits à la fois (figure 1).

Contrairement au monde classique, la mécanique quantique permet deux effets remarquables. Premièrement, toute combinaison linéaire de plusieurs états est aussi un état valable. De manière générale, un qubit peut être mis dans un état α|0 〉 + β|1 〉 où α et β sont deux nombres complexes tels que |α|2 + |β|2 = 1. L’état d’un qubit peut donc être représenté sur la surface d’une sphère, dénommée la «sphère de Bloch». Les portes logiques agissant sur un qubit implémentent des rotations sur la sphère de Bloch. Par exemple, l’état (|0 〉 + e|1 〉)/√2 peut être créé avec une seule porte logique. Dans cet état, la phase entre |0 〉 et |1 〉 est π. Cette phase, toujours comprise entre 0 et 2π, est une ressource importante pour de nombreux algorithmes quantiques qui l’utilisent pour créer des interférences entre les qubits. Il est important de comprendre que, dans cet exemple, le qubit est à la fois dans l’état |0 〉 et dans l’état |1 〉. C’est seulement quand l’état du qubit est observé, à travers une mesure, que celui-ci est projeté sur l’un des deux états: le résultat est alors soit |0 〉, soit |1 〉. Dans l’exemple, la probabilité de mesurer |0 〉 est de 50% et la probabilité de mesurer |1 〉 est également de 50%.

Deuxièmement, l’intrication permet d’introduire des corrélations entre les qubits. Un état possible de deux qubits est (|00 〉 + |11 〉)/√2. Cet état est remarquable. Sachant que le système est dans cet état et qu’une mesure a donné, par exemple, |0 〉 pour l’un des qubits, l’autre qubit est alors obligatoirement aussi dans l’état |0 〉. Ce type d’état intriqué est créé en utilisant des portes logiques agissant sur deux qubits, telle que la porte CNOT. La superposition et l’intrication sont deux phénomènes purement quantiques utilisés par l’ordinateur quantique.

La plateforme de l’ordinateur quantique

Pour créer des qubits, il faut un système quantique ayant au moins deux niveaux d’énergie, par exemple un atome qui peut être amené de son état fondamental à un état excité à l’aide d’une impulsion laser. L’état fondamental et l’état excité implémentent le |0 〉 et le |1 〉 logiques.

Chez IBM et dans d’autres groupes de recherche, les qubits sont construits en utilisant des circuits électriques supraconducteurs. La supraconductivité évite de dissiper l’information via des pertes résistives. Une jonction de Josephson en parallèle avec une capacité forme un circuit résonant non-­linéaire appelé «transmon». Ce circuit possède de nombreux niveaux d’énergie dont les deux premiers forment le qubit. Une jonction de Josephson est un isolant pris en sandwich entre deux supraconducteurs. Elle agit comme une inductance non-linéaire. Cette non-­linéarité implique que l’espacement entre les différents niveaux d’énergie du transmon n’est pas identique. Ceci est crucial pour adresser sélectivement la transition entre les deux niveaux d’énergie représentant le |0 〉 et le |1 〉  logiques. Cela garantit que les niveaux d’énergie plus élevés (|2 〉 et supérieurs) restent vides pendant la manipulation de l’information contenue dans les qubits.

L’état des qubits transmon est manipulé par des signaux électriques de fréquence ν01 = E01/h correspondant à la différence d’énergie E01 entre le premier état excité |1 〉 et l’état fondamental |0 〉 du qubit (h étant la constante de Planck). Typiquement, la fréquence de transition ν01 des qubits transmon est de l’ordre de 5 GHz. Cette énergie peut être convertie en une température effective de l’ordre de 240 mK. Pour garantir que les qubits puissent être initialisés dans l’état |0 〉 et que l’environnement ne perturbe pas le déroulement des calculs, il faut s’assurer que celui-ci ne puisse pas introduire des excitations thermiques. Les qubits transmon sont donc placés dans un réfrigérateur à dilution capable d’atteindre une température de 10 mK (figure 2).

Le volume quantique

La moindre perturbation externe suffit pour détruire l’information quantique stockée dans les qubits. Celle-ci a donc une durée de vie limitée que l’on appelle «temps de cohérence». Les premiers qubits supraconducteurs créés au début des années 2000 ne pouvaient stocker l’information quantique guère plus de quelques nanosecondes. Depuis, des progrès dans leur conception et une meilleure compréhension des perturbations externes ont permis d’augmenter les temps de cohérence jusqu’à 100 μs. Étant donné qu’une porte logique entre deux qubits dure environ 200 ns, un algorithme exécuté sur le hardware actuel ne peut effectuer plus de 500 portes logiques avant que l’information ne soit perdue.

De plus, les portes logiques ne sont pas parfaites. À l’état actuel, une porte logique entre deux qubits a un taux d’échec d’environ 1%. Cela est bien loin du taux d’échec des CPU des ordinateurs classiques qui ne commettent pratiquement pas d’erreurs. C’est pour cela que le concept de «volume quantique» a été développé pour mesurer la puissance de calcul d’un ordinateur quantique. En augmentant le nombre de qubits dans un ordinateur quantique, le volume quantique ne croît pas indéfiniment. Au-delà d’un certain point, il faut également diminuer le taux d’erreur des portes logiques (qui prend aussi en compte la connectivité entre les qubits) pour pouvoir exécuter des circuits quantiques plus complexes et ainsi augmenter la puissance de calcul des ordinateurs quantiques (figure 3).

L’ordinateur quantique universel

Pour combattre les erreurs de calcul commises par un ordinateur quantique, il est en principe possible d’introduire une redondance en encodant les |0 〉 et |1 〉 logiques dans une vaste grille faite de millions de qubits physiques. Des algorithmes sophistiqués dénommés «codes de correction d’erreurs quantiques topologiques» permettent ensuite de détecter et possiblement de corriger les perturbations affectant les qubits physiques sans pour autant perturber les |0 〉 et |1 〉 logiques. Un tel ordinateur pourrait effectuer autant de portes logiques que nécessaire et pourrait stocker indéfiniment l’information quantique. Cependant, les ordinateurs quantiques actuels sont encore bien loin d’avoir autant de qubits; l’ordinateur quantique universel reste un projet à long terme.

Les ordinateurs hybrides classiques-quantiques

À court terme, l’ordinateur quantique fera partie d’un ordinateur hybride classique-quantique dédié à des tâches très spécifiques comme l’étude d’autres systèmes quantiques. L’idée de simuler des systèmes quantiques avec un ordinateur quantique remonte au physicien Richard Feynmann. [2]

Un exemple concret? L’étude de molécules, un problème qui trouve ses applications dans les milieux pharmacologiques et le développement de nouveaux matériaux. Il est facile d’écrire les équations qui régissent le comportement des molécules. Cependant, les résoudre est une tâche extrêmement difficile à cause du nombre exponentiel de ressources nécessaires. Résoudre ces équations est moins difficile si un ordinateur quantique est utilisé pour simuler certains aspects de la molécule. Prenons par exemple le calcul du niveau d’énergie fondamental d’une molécule d’hydrogène H2. Pour ce faire, un ordinateur classique transmet à un ordinateur quantique un premier jeu de paramètres θ1, choisi au hasard, qui correspond à |Ψ(θ1) 〉 un état possible de la molécule. L’ordinateur quantique effectue ensuite la tâche que l’ordinateur classique ne peut pas faire de manière efficace: il prépare l’état |Ψ(θ1) 〉 et détermine les corrélations entre les électrons de la molécule. Avec cette information, l’ordinateur classique calcule l’énergie de la molécule correspondant à θ1 et établit un nouveau jeu de paramètres θ2 pour tenter de se rapprocher de la configuration électronique qui correspond à l’état fondamental de la molécule. En itérant ce processus, l’ordinateur classique exécute un algorithme d’optimisation pour déterminer les énergies possibles de la molécule en utilisant les résultats de l’ordinateur quantique (figure 4).

Étape après étape

L’ordinateur quantique offre un nouveau paradigme de calcul. Certains problèmes, comme la factorisation, ne peuvent être résolus avec des algorithmes classiques, mais pourraient être effectués sur un ordinateur quantique universel. Une telle machine est encore loin d’exister. Cependant, une machine moins puissante, mais conçue spécifiquement pour une tâche bien définie, pourrait être plus efficace qu’un ordinateur classique.

Aujourd’hui, l’ordinateur quantique fait toujours partie du domaine de la recherche. Son développement va probablement passer par les phases suivantes: dans un premier temps, des processeurs quantiques avec moins de 100 qubits vont permettre de démontrer qu’un ordinateur quantique peut effectuer une tâche impossible pour un ordinateur classique. Ce type de processeurs va permettre aux ingénieurs quantiques de se familiariser avec de telles machines, par exemple en utilisant le «IBM Q Experience», un portail permettant au public d’accéder à des ordinateurs quantiques avec 5 et 16 qubits via le cloud. Dans une prochaine étape, des machines hybrides comprenant entre 100 et 1000 qubits pourraient permettre d’effectuer des problèmes avec une plus-value pour certaines industries. Finalement, ces ordinateurs hybrides ouvriraient la voie menant à un ordinateur quantique universel.

Références

[1] Manuel Le Gallo-Bourdeau, «L’ère de l’informatique cognitive est arrivée», Bulletin SEV/VSE 4/2018, pp. 36-40, 2018. bulletin.ch/fr/news-detail/lere-de-linformatique-cognitive-est-arrivee.html

[2] Richard Feynmann, «Simulating Physics with Computers», International Journal of Theoretical Physics, Vol. 21, pp. 467-488, at p. 486, 1982.

 

Auteur
Daniel Egger

est chercheur postdoctoral chez IBM.

  • IBM Research Zurich
    8803 Rüschlikon

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