Le rôle des réseaux énergétiques pour 2050
La clé d’une Suisse neutre en carbone et autonome en énergie
Une étude réalisée à l’EPFL et à la HES-SO Valais révèle l’importance cruciale du renforcement des réseaux électriques pour soutenir une production accrue à partir d’énergies renouvelables, tout en équilibrant de manière optimale l’interdépendance des productions solaire, éolienne, hydroélectrique et issue de la biomasse.
La transition énergétique, une démarche cruciale pour limiter le réchauffement climatique à un niveau inférieur à 1,5°C, représente un défi mondial. Cette tâche devient encore plus complexe pour les pays tels que la Suisse, qui ont un système énergétique déjà dense et avancé. Parmi les nombreux éléments impliqués dans cette transformation, les infrastructures énergétiques – et en particulier les réseaux électriques – auront un rôle primordial à jouer. En Suisse, ces infrastructures représentent jusqu’à 40% du coût de l’électricité et 35% du coût de la mobilité électrique. Dans ce contexte, la question de savoir comment concevoir et déployer des technologies exploitant les énergies renouvelables en symbiose avec les réseaux existants se pose avec acuité.
Alors que la Suisse s’efforce d’atteindre un bilan net de zéro émission carbone à l’échéance 2050 et donc d’augmenter son recours aux énergies renouvelables, l’importance du renforcement des réseaux électriques s’accroît: plus la part des énergies renouvelables augmente et les importations d’énergies fossiles diminuent, plus les infrastructures énergétiques – composées de réseaux et de technologies de stockage – sont sollicitées. Il est donc indispensable de modéliser ces infrastructures dans le cadre de systèmes énergétiques pour tenir compte des contraintes associées en termes de choix technologiques pour la transition énergétique.
Cet article présente une étude approfondie réalisée à l’EPFL et à la HES-SO Valais, qui se penche sur ces questions cruciales. À travers l’utilisation du cadre de modélisation multi-énergie et multisectoriel Energyscope, cette étude examine le passage d’un système énergétique basé sur les importations à un système basé sur les investissements, et comment cela se traduit par un système énergétique plus économique et résilient à long terme. Cet article aborde ensuite la question de l’équilibre entre la production, la consommation et le stockage saisonnier d’énergie, ainsi que la manière dont la mise en œuvre de l’énergie photovoltaïque (PV) et de l’éolien peut influencer ce scénario. Il traite enfin des implications du renforcement des réseaux, des choix technologiques pour la conversion et le stockage de l’énergie, et de la manière dont ces décisions influencent l’infrastructure énergétique.
Alors que la Suisse s’engage sur le chemin ambitieux de la transition énergétique, ces déductions ont pour objectif d’offrir une perspective éclairante sur la meilleure façon de naviguer vers un futur énergétique durable, indépendant et neutre en carbone.
Une Suisse indépendante et neutre en 2050
Il est plus facile de choisir son chemin quand on connaît sa destination. Et c’est pour cette raison qu’un modèle du système énergétique permettant de calculer les réalisations possibles de la transition énergétique a été développé à l’EPFL. Les technologies utilisées pour convertir, stocker, distribuer et finalement fournir les services énergétiques y sont dimensionnées sur la base du potentiel des ressources d’énergie disponibles.
Ce modèle permet, dans un premier temps, de calculer les flux d’énergie et de matières échangés ainsi que les capacités à installer pour satisfaire les besoins de la Suisse et, dans un second temps, de déterminer le prix de revient du système obtenu en annualisant les investissements sur leur durée de vie (avec un intérêt de 2,2%) tout en considérant le prix des importations. Ce modèle a été calibré et validé en calculant les flux et le prix de revient du système actuel, puis en confrontant les résultats aux statistiques de l’OFEN [1]. Pour le système énergétique actuel, le prix de revient calculé varie entre 112 et 168 CHF/mois par habitant, suivant la bonne volonté des marchés internationaux de l’énergie et les facteurs géopolitiques qui les gouvernent. Le modèle permet également de calculer les émissions associées, soit 4 t CO2-eq/an par habitant.
Le calcul des réalisations possibles du système énergétique du futur requiert de modéliser le processus de décision appliqué pour effectuer la transition. Plutôt que d’utiliser des choix d’experts, il a été décidé de modéliser le choix d’un «dictateur bienveillant» qui opte pour le système le moins cher pour réaliser la transition tout en respectant la volonté de la population suisse. Dans le modèle réalisé, cette volonté s’exprime sous la forme d’une Suisse indépendante et neutre. Indépendante grâce à la décision de ne plus importer de ressources énergétiques fossiles, d’uranium et d’électricité. Ceci permet de développer un système énergétique qui garantit la sécurité d’approvisionnement et qui met la Suisse à l’abri des aléas géopolitiques. Et neutre en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre: ceci se traduit par une quantité de CO2 séquestré de 374 kg/an par habitant [2] afin de compenser la production locale de gaz à effet de serre. Cette contrainte ne garantit toutefois pas à la Suisse d’être neutre en CO2 puisqu’aujourd’hui, plus des deux tiers de ses émissions sont réalisées à l’étranger via les importations de biens et de services [3].
Le système énergétique ainsi calculé maximise l’utilisation des ressources locales et renouvelables, et inclut une stratégie de gestion des stocks qui garantit la sécurité d’approvisionnement. Dans l’étude présentée ci-après, le modèle a été adapté pour quantifier les renforcements nécessaires des réseaux électriques, de gaz naturel, d’hydrogène et de chaleur.
Combien coûtera le système énergétique de 2050?
Le modèle distingue trois types de coûts: les investissements réalisés sur le territoire du système étudié, les frais de maintenance liés à l’exploitation des technologies, et les coûts d’opération correspondant aux achats de ressources énergétiques importées ou au prix de collecte des ressources disponibles au sein du système.
La figure 1 présente la composition des coûts annuels modélisés pour les systèmes actuels (les coûts sont normalisés par rapport aux investissements totaux du système de 2020), ainsi que pour le système basé sur le concept du «dictateur bienveillant», le moins cher en 2050 avec un prix de revient de 92 à 94 CHF/mois par habitant et le plus résilient face aux fluctuations géopolitiques. Ce dernier se caractérise par une forte proportion d’investissements dans l’infrastructure énergétique suisse – dans les technologies de récolte, de conversion, de gestion ou de distribution énergétique –, correspondant à 77% du prix de revient du système énergétique, ainsi que par une utilisation maximale des ressources locales, contrairement au système actuel qui repose principalement sur des importations d’énergie supposément bon marché.

Une caractéristique clé du système proposé est son efficacité économique, offrant une réduction des coûts de 45 à 60% par rapport aux systèmes actuels. Cette efficacité n’est pas uniquement une conséquence de l’utilisation de ressources moins chères, mais aussi le résultat d’un système qui relocalise l’argent des importations actuelles (12,6 à 22,4 milliards CHF) sous forme d’investissements en Suisse. La réalisation de ce système correspond à un investissement de 10,6 à 11,9 milliards CHF par an, similaire à celui prévu par l’Association suisse des banquiers Swiss Banking (12,9 milliards CHF par an) [4]. Basé sur l’utilisation de ressources indigènes, ce système devient aussi plus résilient face aux variations géopolitiques, tout en préservant sa capacité à offrir des services de gestion de l’énergie au reste de l’Europe.
L’importance de la gestion de l’énergie
Dans le mix électrique actuel basé principalement sur le nucléaire et l’hydraulique, on pourrait s’attendre à avoir des émissions de CO2 très basses. La valeur de 112 kg CO2/MWh [5] s’explique par la gestion de l’énergie reposant sur une part d’électricité importée d’origine fossile.
Dans le système étudié, la gestion et le stockage saisonnier de l’énergie jouent un rôle fondamental pour équilibrer la production et la demande. La figure 2 présente l’évolution du mix énergétique et des technologies de stockage en fonction de la puissance photovoltaïque installée. Le système optimal repose sur un ratio PV-éolien de 2:3 (12 GW de PV et 20 GW d’éolien), et il profite des synergies de production tout en s’appuyant sur l’hydroélectricité pour stocker les surplus de production.

L’utilisation de la biomasse et son intégration avec la technologie power-to-gas constitue l’autre technique de stockage de l’énergie. Elle permet d’utiliser le réseau de gaz naturel existant pour stocker l’excédent de production locale estivale. Ce stockage centralisé est ensuite redistribué pendant la saison froide pour satisfaire les demandes hivernales. L’analyse de sensibilité sur la pénétration du photovoltaïque montre que de forts taux de pénétration du PV se traduisent par une diminution de l’éolien ainsi que par une augmentation de l’utilisation du gaz naturel en raison de la saisonnalité plus forte du solaire.
Les déchets domestiques contribuent également à la gestion de l’énergie, surtout s’ils peuvent être stockés pour répondre à la demande saisonnière. Les unités d’incinération seront équipées de systèmes de capture du CO2 afin de produire les émissions négatives requises pour atteindre la neutralité carbone.
Vers un système décentralisé
Dans le modèle énergétique étudié, l’accent est mis sur l’importance cruciale des infrastructures de réseau, notamment des réseaux électriques de distribution à basse et moyenne tension. La figure 3 présente la consommation, la production et la transformation d’électricité à différents niveaux de réseaux.

Le quadrant supérieur gauche montre ce qui se passe au niveau basse tension (BT): la production photovoltaïque réalisée à ce niveau de tension y est consommée en totalité, mais ne couvre que 29,5% de la consommation basse tension. L’électricité de source éolienne produite au niveau de la moyenne tension (MT) est transformée et injectée dans le réseau BT pour couvrir le reste de la demande en basse tension, une demande qui est amenée à croître en raison de l’augmentation du nombre de voitures électriques.
Au niveau de la moyenne tension (quadrant supérieur droit), la production électrique correspond au double de la demande à ce niveau, mais seuls 26% de la production y sont autoconsommés. Les trois quarts de l’électricité produite sont transformés soit à un niveau inférieur pour la consommation, soit au niveau supérieur pour la gestion dans les barrages. Les changements en termes de production et de consommation aux niveaux basse et moyenne tension montrent qu’un renforcement de ces réseaux électriques de distribution sera nécessaire pour intégrer les productions décentralisées éolienne (+82% de la capacité moyenne tension) et photovoltaïque ainsi que la consommation de la mobilité électrique (+61% de la capacité basse tension). Il convient de souligner ici une faiblesse du modèle qui ne modélise pas correctement l’autoconsommation à basse tension, particulièrement celle de la production des panneaux photovoltaïques, ainsi que l’exploitation du stockage au moyen des batteries des véhicules électriques.
En ce qui concerne les réseaux électriques à haute et très haute tension (quadrants inférieurs) ainsi que le réseau de gaz, les résultats en termes de renforcements nécessaires sont moins marqués. Ceci est dû à leurs dimensionnements historiques réalisés pour un système centralisé à haute tension en ce qui concerne le réseau électrique – avec des importations d’électricité ainsi que de la production nucléaire et hydraulique –, ainsi qu’à haute pression pour le réseau de gaz en raison des importations de gaz naturel. Ces réseaux jouent néanmoins un rôle stratégique en ce qui concerne le stockage d’énergie.
La décentralisation se manifeste également dans la production combinée de chaleur et d’électricité, aussi connue sous le nom de cogénération. Les piles à combustible jouent ici un rôle clé, permettant une cogénération décentralisée dans les bâtiments ou les quartiers. Le modèle du futur sera donc plus décentralisé, ce qui implique de repenser le rôle des infrastructures de réseau en vue d’une gestion plus décentralisée et distribuée de l’énergie à l’échelle des quartiers.
Conclusions
En modélisant une Suisse énergétiquement indépendante et neutre à l’horizon 2050, il a été démontré qu’en réorientant l’argent des importations énergétiques vers un investissement en Suisse dans les énergies renouvelables et dans leur gestion, le prix de revient des services énergétiques sera inférieur à celui d’aujourd’hui. Ce nouveau système sera de plus résilient aux variations géopolitiques et du marché, ce qui contribuera à une plus grande stabilité économique.
En Suisse, la transition énergétique entraînera une décentralisation significative du système énergétique. Cette transformation fondamentale s’appuiera sur une gestion intelligente et locale de l’énergie, mettant l’accent sur l’autoconsommation. Le rôle des réseaux de distribution devra être redéfini pour intégrer la conversion des consommateurs traditionnels en prosommateurs, qui produiront et consommeront l’énergie dans leurs quartiers et feront appel aux grandes infrastructures plus pour leur sécurité d’approvisionnement et pour le stockage saisonnier que pour la fourniture d’énergie.
Les analyses de sensibilité et d’incertitudes du modèle réalisé dans l’étude présentée montrent qu’il existe beaucoup de solutions équivalentes lorsqu’il s’agit de prédire le futur.
Références
[1] Michael Kost, «Statistique globale suisse de l’énergie 2020», OFEN, Berne, 10537, juillet 2021.
[2] X. Li et al., «Decarbonization in Complex Energy Systems: A Study on the Feasibility of Carbon Neutrality for Switzerland in 2050», Frontiers in Energy Research 8, 549615, 2020.
[3] H. Ritchie, M. Roser, P. Rosado, «CO2 and Greenhouse Gas Emissions», Our World in Data, en ligne, mai 2020, consulté le 25.09.2023.
[4] A. Benz et al., «Finance durable – Besoins en investissement et financement pour la neutralité climatique de la Suisse d’ici 2050», Association suisse des banquiers, Bâle, 2021.
[5] A. Santecchia, «Enabling renewable Europe through optimal design and operation», Thèse n° 8424, EPFL, Sion, 2022.
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