Le régime fiscal norvégien dans le secteur hydroélectrique
Un modèle de réflexion pour la Suisse
Avec presque 96% de la production nationale, l’hydroélectrique joue un rôle dominant en Norvège. En parallèle à son essor comme moteur de l’industrialisation du pays, un régime fiscal très spécifique a été créé au fil des années. Dans cet article, le modèle norvégien est présenté sur le fond des discussions en Suisse.
La Norvège est un producteur majeur d’énergie au niveau européen. Son système d’électricité est traditionnellement dominé par l’énergie hydraulique, qui constitue plus de 95% de l’électricité produite dans le pays. Dans son ensemble, le régime fiscal du secteur hydroélectrique en Norvège doit être considéré dans une perspective historique, dans laquelle l’hydroélectricité a toujours été perçue comme un atout stratégique national qui devrait profiter à la population entière. L’hydroélectricité norvégienne contribue donc largement à la création de bien-être régional, en particulier dans les territoires qui n’ont pas profité directement de la manne pétrolière qui a commencé à couler dans ce pays dès les années septante.
C’est dans ce contexte que la discussion présentée dans cet article est ancrée. Après un aperçu des points clés du système électrique en général et de la transition énergétique en Norvège plus spécifiquement, le modèle norvégien de l’imposition et de la taxation de l’énergie hydraulique sera présenté en détail. Dans la suite, une attention particulière sera attribuée à la question de la redistribution des valeurs à la population en tenant compte de la gouvernance territoriale. L’article terminera par une discussion du modèle norvégien sur le fond du contexte suisse.
La transition énergétique en Norvège
En 2018, la consommation domestique d’énergie atteignait 215,14 TWh, avec une part de l’électricité à environ 54% de la consommation finale. [1] Le marché norvégien de l’électricité a été complètement libéralisé en 1991, avec comme but une production plus efficace et, à moyen terme, une meilleure intégration des marchés nordiques (Danemark, Suède, Finlande, Norvège). La Norvège elle-même surpasse largement le seuil d’auto-approvisionnement en électricité avec une production annuelle d’environ 147 TWh, ce qui représente environ 115% de la demande domestique. [2] Si on y ajoute son grand potentiel de stockage d’énergie par le biais de plus de 1000 réservoirs, la Norvège est en première ligne pour jouer un rôle majeur dans la transition énergétique en Europe.
Les piliers principaux de la politique énergétique norvégienne des dix prochaines années ont été établis dans le texte de législation «Meld. St. 25 (2015-2016) Kraft til endring - energipolitikken mot 2030» [3], ce qui peut être traduit en français par «La force pour le changement – politique énergétique à l’horizon 2030».
Dans le contexte de sa politique énergétique domestique, l’hydraulique joue un rôle clé, y compris pour la transition énergétique. Cela par le biais de trois grandes impulsions spécifiques, mais interconnectées:
- Le gouvernement norvégien a lancé de vastes initiatives pour l’électrification progressive des secteurs des transports et de l’extraction des huiles et du gaz, les deux secteurs principaux d’émission de gaz à effet de serre. Cela fait augmenter la consommation finale d’électricité du pays et pose de nouveaux défis pour l’approvisionnement continu en électricité.
- Avec le développement et l’expansion des énergies renouvelables, le grand nombre de barrages que compte la Norvège la met dans une position de tête pour figurer comme batterie pour l’Europe. Cela surtout car la Norvège est idéalement intégrée dans le marché européen et a investi fortement dans des interconnecteurs sous-marins (lignes de transmission de haute puissance) avec le continent, afin de pouvoir exporter des surplus de production pendant les phases de pénurie et ainsi profiter pleinement des fluctuations de prix sur les marchés.
- En 2012, même avant la ratification de la politique énergétique actuelle, la Norvège s’est accordée avec la Suède, son grand voisin à l’est, pour la création d’un marché commun de certificats verts. L’idée de base était de contraindre les fournisseurs d’électricité des deux pays d’acheter des certificats verts qu’ils peuvent se procurer auprès de producteurs qui ont élargi leur part de production renouvelable. Avec le faible rayonnement solaire et l’opposition montante à l’expansion des parcs éoliens, les installations de (petite) hydraulique représentent une alternative avantageuse dans ce contexte.
Le régime fiscal norvégien dans le secteur hydroélectrique
Le régime norvégien de l’imposition et de la taxation de l’énergie hydraulique se base sur quatre piliers bien distincts:
- l’impôt sur les ressources naturelles;
- l’impôt sur les rentes économiques;
- la vente obligatoire d’électricité aux communes;
- les redevances de concession.
À ces quatre piliers spécifiques pour l’hydraulique s’additionnent l’impôt sur le revenu des compagnies électriques d’environ 22%, ainsi que l’impôt foncier. Le taux d’imposition pour l’impôt foncier se situe entre un minimum de 0,95 NOK1) par kWh et un maximum de 2,74 NOK par kWh de la production moyenne sur une période de sept ans.
L’impôt sur les ressources naturelles est conçu comme un dédommagement pour l’utilisation de la ressource hydraulique et fixé à 0,013 NOK par kWh produit. L’impôt sur les rentes économiques est désigné comme une imposition du surplus des revenus, c’est-à-dire des revenus bruts moins les coûts de production, les montants d’imposition et les investissements. Il se chiffre à 37% pour des installations de plus de 10 MW. La vente obligatoire d’électricité aux communes productrices d’énergie hydraulique s’applique jusqu’à 10% de la capacité théorique de production des installations. L’électricité doit être vendue aux communes au coût de production. Si les communes n’utilisent qu’une partie de cette énergie, elles ont le droit de la revendre à la fylke (région) dans laquelle elles se trouvent. Les redevances de concession, finalement, sont basées sur la capacité théorique de production de l’installation en question. Les tarifs normaux sont de 43 NOK par kW, mais varient considérablement pour les anciennes licences.
En 2017, les recettes cumulées issues du secteur hydroélectrique se montaient à 15,7 milliards de couronnes norvégiennes (NOK), l’équivalent de 1,7 milliard de francs suisses (figure 1).
![<strong>Figure 1</strong> Les recettes publiques de la production hydroélectrique. Une couronne norvégienne (NOK) est équivalente à 0,11 franc suisse (CHF).](files/content/news-articles/B_Artikel/Archiv/2020/2002/B_2002_Wyss/B_2002_Wyss_Figure-1.png)
La Norvège connaît, comme la Suisse, trois niveaux de gouvernance principaux, l’État-nation, les fylkes (régions équivalant aux cantons, mais avec moins de souveraineté) et les communes. Les revenus d’imposition et de taxation sont répartis entre ces trois niveaux. Selon la forme d’impôt ou de taxe, les revenus sont distribués de manière différente entre les acteurs publics. Les revenus de l’impôt sur les rentes naturelles sont versés directement à l’État norvégien. Cela vaut également pour l’impôt sur le revenu. Les recettes de l’impôt sur les ressources naturelles sont partagées entre les fylkes (régions) et les communes. Le même principe s’applique à la vente obligatoire d’électricité, si la production de l’installation excède la demande de la commune. Les redevances de concession, quant à elles, sont partagées entre l’État et les communes. L’impôt foncier, finalement, est versé directement aux communes où l’installation se situe (tableau 1).
La redistribution des valeurs à la population
La redistribution des valeurs issues du régime fiscal norvégien dans le secteur hydroélectrique repose sur une évolution de plus de cent ans et reflète parfaitement le rôle clé que cette source d’énergie joue dans la conception commune du peuple norvégien. Dès la construction des premières exploitations dans les années 1880, le rôle clé de l’État norvégien a été établi. C’est dans ce contexte de valorisation des ressources naturelles que plus de 90% de la capacité de production dans le secteur appartiennent directement ou indirectement à des entités publiques. Suite à une décision de la Cour de justice de l’AELE, le parlement norvégien a approuvé en 2008 une renationalisation de tous les actifs hydroélectriques appartenant à des privés d’ici 2047, avec une part maximale d’investissement privé de 30% pour les centrales de production.
Le régime fiscal en place permet une redistribution des valeurs créées dans le domaine hydraulique sur les trois niveaux de gouvernance du pays. L’État central retient environ deux tiers des recettes fiscales, tandis que les régions et les communes se partagent l’autre tiers (figure 2). Sous le système actuel de la redistribution des rentrées d’impôts vers les communes et les fylkes, une partie de l’argent du secteur hydroélectrique encaissé par l’État central est redistribuée aux entités subordonnées sous forme de subsides régionaux par habitant, qui constituent environ 34% des recettes communales, ainsi que sous forme d’allocation à la politique du développement régional, qui constitue environ 1,7% des recettes communales. [4]
Dans un vaste débat lancé en septembre 2019 par une commission du gouvernement norvégien, il a été suggéré de réformer le régime fiscal en place afin de faciliter les investissements dans le secteur de l’hydroélectrique et de contrebalancer une favorisation démesurée des communes qui abritent de grandes installations hydrauliques. [5] Entre autres, les experts ont proposé de réduire les impôts sans relation aux excédents de l’exploitation des installations et versements aux communes. En plus, l’abaissement du seuil d’imposition de 10 000 kW à 1500 kW permettrait d’inclure un certain nombre de plus petites installations dans le cadre de l’imposition sur les rentes économiques. Ces propositions ont suscité un vif mouvement d’opposition de la part des communes productrices d’énergie hydraulique, craignant une érosion de leurs recettes fiscales. [6]
Réflexions sur le fond du contexte suisse
Il est difficile de comparer directement le régime fiscal et les recettes issues de l’imposition et de la taxation du secteur hydroélectrique en Norvège et en Suisse. La Norvège est un pays fortement centralisé. Les recettes issues de l’hydraulique sont ainsi versées majoritairement dans un premier temps à l’État central, avant d’être redistribuées aux fylkes et communes. Les structures économiques de base varient aussi assez fortement grâce à la forte implication des acteurs publics dans le secteur en Norvège.
Avec la renationalisation forcée du secteur hydroélectrique et la mise en œuvre de la stratégie d’électrification en Norvège, ces différences risquent d’être renforcées. Le fait qu’une majeure partie des revenus fiscaux proviennent de l’imposition des excédents de profit des entreprises électriques en forme d’impôts sur les rentes économiques a pour conséquence que les recettes varient énormément selon les années.
Il existe en Norvège une tension évidente entre les acteurs au niveau national, qui aimeraient élargir la base de l’imposition et faciliter l’investissement dans le secteur et les communes productrices d’électricité hydraulique, qui militent pour un maintien de leurs recettes de ce secteur. Il sera intéressant de voir comment ce bras de fer s’achèvera, surtout sur le fond des réflexions en vue d’introduire un système fiscal similaire pour le secteur éolien.
Dans le contexte de la discussion sur la réforme des redevances hydrauliques et du rôle clé de l’hydraulique dans la Stratégie énergétique 2050, il semble intéressant d’examiner de nouvelles pistes, et ce également pour la Suisse. Est-ce qu’un modèle basé sur plusieurs piliers, avec une redistribution des recettes plus équitable entre les trois niveaux de gouvernance territoriale, aiderait à sortir de l’impasse dans laquelle la discussion se trouve aujourd’hui? Le débat reste ouvert.
Références
[1] Norwegian Ministry of Petroleum and Energy, Norway’s energy supply system – Electricity production, 2019, energifaktanorge.no/en/norsk-energiforsyning/kraftproduksjon/ (accédé le 4 décembre 2019).
[2] Statistics Norway, Elektrisitet, 2019, www.ssb.no/energi-og-industri/statistikker/elektrisitet/aar (accédé le 4 décembre 2019).
[3] www.regjeringen.no/contentassets/31249efa2ca6425cab08130b35ebb997/no/pdfs/stm201520160025000dddpdfs.pdf
[4] Regjeringen, Inntektssystemet for kommuner og fylkeskommuner, 2019, www.regjeringen.no/no/tema/kommuner-og-regioner/kommuneokonomi/inntektssystemet-for-kommuner-og-fylkeskommuner/id2353961/ (accédé le 4 décembre 2019).
[5] www.regjeringen.no/contentassets/150e7a43e786456cab856213b03985ea/no/pdfs/nou201920190016000dddpdfs.pdf
[6] KPMG, Norway: Proposed changes to taxation of hydropower producers, 2019, //home.kpmg/us/en/home/insights/2019/10/tnf-norway-proposed-changes-taxation-hydropower-producers.html (accédé le 4 décembre 2019).
Littérature complémentaire
//energifaktanorge.no/
//cadmus.eui.eu/handle/1814/37519
www.regjeringen.no/en/topics/energy/renewable-energy/id2000124/
www.statnett.no/en/for-stakeholders-in-the-power-industry/data-from-the-power-system/
Lien
1) Le taux de change du 4 décembre 2019 se situe à 1 NOK = 0,107846 CHF.
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