Le potentiel dormant des centrales suisses
Perspectives offertes par la rénovation de turbines Pelton
La modernisation des centrales hydroélectriques constitue une excellente opportunité pour adapter les installations à l’évolution des besoins du système énergétique. Cet article présente, au travers de deux exemples très différents, le potentiel exploitable lors de la rénovation de turbines Pelton.
Nul besoin de rappeler le rôle central que joueront les ressources hydroélectriques de la Suisse dans l’approvisionnement énergétique des années à venir. D’une part, les diverses projections tablent sur un accroissement de la production hydroélectrique [1]. D’autre part, l’augmentation de la production d’électricité à partir de sources d’énergie intermittentes et non pilotables nécessite des services de réglage du réseau qui peuvent également être fournis par les centrales hydroélectriques [2]. Or, les aménagements exploités actuellement à travers le pays ont majoritairement été conçus il y a plusieurs décennies dans le but de répondre aux missions de l’époque, essentiellement tournées vers la production. Celles-ci peuvent dorénavant être avantageusement complétées pour s’adapter au mieux aux demandes actuelles et futures du marché.
Rénover: d’un extrême à l’autre
Paradoxalement, la rénovation d’une centrale existante peut s’avérer être une entreprise techniquement plus complexe que la création d’une installation neuve. Définir l’étendue du projet devient alors un compromis entre plusieurs aspects.
Les options techniquement réalisables sont limitées par les contraintes liées à l’existant telles que l’espace disponible ou encore les limites imposées par les phénomènes transitoires dans l’aménagement [3]. Évaluer les opportunités d’amélioration offertes dans ce cadre requiert une analyse détaillée. Le recours à une solution spécifique à chaque cas semble inévitable pour tirer le plein potentiel des installations déjà en place.
Limiter la rénovation au remplacement des composants en fin de vie correspond à l’option qui minimise les investissements et la durée d’arrêt nécessaire pour la réalisation des travaux. Dans ce cas, l’amélioration possible des performances s’en trouve limitée. L’exemple de FMHL, présenté ci-après, montre néanmoins qu’elle n’est pas négligeable.
À l’autre extrémité du spectre des possibilités techniques, le remplacement complet d’un ou de plusieurs groupes de production permet de modifier plus fondamentalement les performances d’un aménagement. Ce type de projet de plus grande ampleur, mais présentant également un plus grand potentiel, est illustré plus loin par l’exemple de la centrale de Sembrancher.
Remplacement des composants en fin de vie: le cas de FMHL
L’aménagement des Forces Motrices Hongrin-Leman SA (FMHL) comprend deux centrales de pompage-turbinage. Il appartient à Romande Energie, Alpiq Suisse, Groupe E et à la Ville de Lausanne. Alpiq, en tant que représentant des actionnaires, est en charge de la gestion des actifs, et l’exploitant est Hydro Exploitation.
Les quatre groupes de Veytaux I sont équipés de turbines Pelton à axe horizontal à deux roues et deux injecteurs par roue, couplées à un alternateur et à une pompe pour former un groupe ternaire. Or, après près de 50 années de service, l’une des huit roues de turbine Pelton de la centrale a commencé à montrer d’importants signes de faiblesses. Si cet agencement ne permettait guère d’envisager une modification en profondeur de la turbine, le mandat confié à Andritz Hydro pour la fourniture de nouvelles roues a néanmoins été accompagné de deux études annexes.
La première étude avait pour objectif d’évaluer le potentiel d’amélioration du rendement par l’emploi de profils hydrauliques modernes pour les injecteurs. La seconde consistait à analyser l’écoulement en sortie des nouvelles roues dans le bâti turbine existant, et ce, dans le but de vérifier la compatibilité de ce dernier avec la roue et d’évaluer le potentiel d’amélioration des performances de la turbine offert par d’éventuelles modifications du bâti. Dans les deux cas, les études ont permis d’établir que le potentiel résiduel de ces modifications était restreint, notamment du fait de la compatibilité et des bonnes performances déjà offertes par l’existant – ce qui n’est pas toujours le cas. Ce potentiel a été jugé insuffisant en regard des augmentations de coût et de durée d’indisponibilité des groupes pour effectuer les travaux relatifs à leur mise en œuvre. La rénovation a donc été limitée au remplacement de deux roues par de nouvelles roues dotées de profils hydrauliques modernes offrant une amélioration des performances pour le groupe concerné (figure 1).
La figure 2 présente une approximation des courbes de puissance en fonction du débit turbiné avant et après la rénovation, ainsi que le gain en puissance pour un débit donné dans le cas de la rénovation de Veytaux I. Le domaine de fonctionnement des groupes en mode turbine n’a pas été modifié par cette rénovation, mais une consommation d’eau équivalente permet désormais de générer plus d’énergie grâce à l’amélioration du rendement hydraulique.
Malgré le périmètre de cette rénovation limité au seul remplacement de la roue, l’augmentation de la production d’énergie est tout de même de l’ordre de 2%, ce qui correspond à environ 1 GWh supplémentaire par année. Au vu de l’amélioration notable des performances et de l’âge des roues, le propriétaire a décidé de remplacer les six roues des trois autres groupes, de sorte à obtenir un gain total de 4 GWh/an, ce qui est comparable à la production d’une éolienne.
Remplacement complet d’un groupe: le cas de Sembrancher
Dans le cas de l’aménagement des Forces Motrices de Sembrancher SA, propriété des communes d’Orsières (50,1%), de Sembrancher (19,3%), de Romande Energie (20,6%) et des Forces Motrices Valaisannes (FMV, 10%), la stratégie de modernisation retenue est radicalement différente. La centrale de Sembrancher comprenait à sa mise en service trois turbines Pelton à axe vertical à deux jets pour une puissance totale installée de 14,6 MW. En vue d’apporter une plus grande flexibilité de fonctionnement de la centrale et de préparer une future augmentation de la chute disponible, il a été décidé de remplacer intégralement le groupe 1 par une turbine Pelton à axe vertical à six jets de plus grande capacité. La puissance installée de l’aménagement sera ainsi portée à 17,6 MW après la mise en service à l’été 2024.
Concevoir un nouveau groupe à implanter dans une centrale existante comporte un certain nombre de difficultés auxquelles les ingénieurs ne sont pas confrontés dans le cas d’une nouvelle centrale. Le choix de la vitesse de rotation est un élément déterminant des performances hydrauliques du nouveau groupe, mais également des dimensions de l’alternateur et de sa masse. Le choix de la solution technique la plus pertinente peut dès lors se retrouver dicté par la charge maximale admissible du pont sur la route d’accès, ou par les dimensions de la porte du bâtiment.
Dans le cas de la centrale de Sembrancher, l’utilisation d’un profil hydraulique moderne pour la roue permet une amélioration significative des performances hydrauliques de la turbine, de manière similaire à l’exemple de Veytaux I. Pour en bénéficier pleinement, il a également été nécessaire de développer des profils hydrauliques spécifiques pour le répartiteur de la turbine ainsi que pour la bifurcation directement en amont, en vue de garantir les meilleures performances hydrauliques tout en respectant les contraintes géométriques imposées par le bâtiment existant (figure 3).
La figure 4 présente une approximation des courbes de puissance en fonction du débit turbiné avant et après la modernisation de la centrale de Sembrancher. Le gain en puissance pour un débit donné est tracé dans la gamme de débit de la turbine originale. Tout comme dans le cas de Veytaux I, la nouvelle turbine permettra de générer plus d’énergie pour une consommation d’eau équivalente grâce à l’amélioration du rendement du groupe.
En outre, le recours à une turbine à six jets de plus grande capacité accroît l’étendue du domaine de fonctionnement de la turbine, y compris vers les petites puissances. Ce groupe modernisé dispose donc de capacités de services au réseau électrique augmentées et améliore dans le même temps la flexibilité de pilotage de la centrale. Il devient ainsi possible, par exemple, de disposer d’une réserve de puissance de quelques mégawatts sans avoir à recourir au démarrage d’un groupe supplémentaire. De ce fait, cette réserve est disponible plus rapidement que dans la configuration précédente de la centrale, et son engagement ne requiert pas un cycle de démarrage-arrêt d’un autre groupe, réduisant ainsi l’usure de celui-ci.
Les solutions intermédiaires
Au-delà des deux exemples présentés précédemment, une infinité de solutions intermédiaires pour la modernisation d’une centrale existent et méritent également qu’on y prête attention. Dans certains cas, il est par exemple possible de réaliser une augmentation de puissance d’un groupe en modifiant les injecteurs afin d’augmenter leur capacité de débitance maximale, conjointement à l’installation d’une roue adaptée aux nouvelles conditions de fonctionnement pouvant être atteintes. Il est également possible d’envisager le recours à des composants robustes à l’érosion abrasive, adaptés en cas d’augmentation de la teneur en sédiment de l’eau turbinée, qui offriront à l’usage une plus grande disponibilité du groupe et donc des capacités de production.
Une constante dans la variété
L’implémentation de profils hydrauliques modernes permet généralement l’amélioration du rendement, qui se traduit par une meilleure utilisation du potentiel énergétique disponible. Se limiter à cette seule vision serait néanmoins réducteur puisque la rénovation peut aussi être une opportunité d’adapter une centrale à ses nouvelles conditions d’utilisation. Il peut, par exemple, s’agir d’augmenter sa capacité à fournir des services au réseau – des services indissociables des futures stratégies énergétiques.
Malgré la variété des cas existants, une constante demeure: qu’il s’agisse d’une modernisation limitée à quelques composants ou du remplacement complet d’un groupe, il existe toujours un potentiel de gain de performances de l’aménagement. L’impact environnemental négligeable lié à ce surplus de performance tend à compenser amplement les contraintes et les difficultés liées à l’intégration dans une infrastructure déjà existante.
Références
[1] «Stratégie énergétique 2050 – Rapport quinquennal dans le cadre du monitoring», Conseil fédéral, 2022.
[2] M. Bianciotto, «Recommendations towards the deployment of hydropower flexibility technologies», European Project Xflex Hydro, (consulté le 23 avril 2024).
[3] E. Quaranta et al., «Hydropower case study collection: innovative low head and ecologically improved turbines, hydropower in existing infrastructures, hydropeaking reduction, digitalization and governing systems», Sustainability 12, no 21, 8873, 2020.
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