Le paradoxe de la transition énergétique
Le futur de l’hydroélectricité et la montée en puissance des nouvelles énergies renouvelables
La transition énergétique semble paradoxalement générer des conditions économiques contraires à son propre intérêt. Les coûts marginaux pratiquement nuls des nouvelles énergies renouvelables précipitent le prix de l’électricité vers le bas. Les centrales hydroélectriques, pourtant précieuses à l’intégration harmonieuse des nouveaux renouvelables dans le réseau, voient leur rentabilité réduite comme peau de chagrin. Un modèle physico-économique permet d’identifier les principaux ingrédients responsables de cette situation paradoxale. Cette dernière devrait prendre fin avant 2020, si l’augmentation des productions renouvelables est synchronisée au niveau européen avec la fermeture de centrales thermiques surnuméraires.
Le but de la transition énergétique est de satisfaire la demande en énergie des activités humaines à l’aide de sources d’énergies renouvelables. Dans le secteur électrique européen, le photovoltaïque et l’éolien voient leur pénétration augmenter considérablement dans le mix de production. Ces nouveaux renouvelables diffèrent des productions traditionnelles par plusieurs caractéristiques fondamentales. Premièrement, ils ne produisent que lorsque la nature le veut bien. Deuxièmement, ils ne disposent pas à proprement parler d’inertie mécanique. Troisièmement, leurs coûts marginaux sont pratiquement nuls. Leur manque de flexibilité et d’inertie mécanique doit être compensé par des réserves de production et de puissance afin de garantir l’équilibre et la stabilité du réseau électrique - la montée en puissance des nouveaux renouvelables doit donc être accompagnée d’un déploiement accru de réserves de production flexible. D’un autre côté, les faibles coûts marginaux des nouveaux renouvelables tirent les prix de l’électricité vers le bas, rognant la marge bénéficiaire des compagnies électriques et allongeant la durée d’amortissement de nouvelles installations de production. Comment effectuer dans ces conditions économiques les investissements nécessaires à garantir la stabilité du réseau tout en continuant à augmenter la part des nouveaux renouvelables dans le mix de production? La transition énergétique fait face au paradoxe qu’elle crée des conditions économiques néfastes à son propre développement. Il est communément admis que cette situation n’est que temporaire, mais combien de temps va-t-elle durer?
Il est probablement impossible de donner une réponse exacte et fiable à cette question. Par contre il est possible d’identifier les agents principaux responsables de la situation économique actuelle et ainsi de déterminer où agir pour l’assainir. Le modèle physico-économique Eurotranselec a été construit dans ce but par le groupe d’efficience énergétique à la Haute École d’Ingénierie du Valais. Partant de scénarios annoncés d’évolution future des consommations et des capacités de production en Europe, il modélise le dispatch des capacités de production en tenant compte des contraintes techniques de production et de la transmission d’électricité à travers le réseau européen. Une fois le dispatch horaire déterminé, Eurotranselec invoque un modèle de tarification future pour calculer les revenus des différentes productions en fonction de leur caractéristiques spécifiques. Cet article décrit le modèle et les principaux résultats déjà obtenus.
Modélisation du réseau électrique européen
Le marché de l’électricité est en voie de libéralisation au niveau continental européen. Il est porté par un réseau de transmission AC synchrone allant du Portugal à la Pologne et des Pays-Bas à la Grèce. Il est connecté par des lignes DC avec les réseaux scandinave et du Royaume-Uni. Eurotranselec modélise ce réseau de manière aggrégée en tenant compte de la Suisse, de ses voisins et des pays voisins de ces derniers. Chaque pays est représenté par un noeud du réseau aggrégé. Chaque ligne entre deux pays du réseau aggrégé a une capacité donnée par la somme des limites thermiques des lignes réelles reliant ces deux pays. [1, 2]
Les capacités de production des pays européens vont être fondamentalement modifiées dans les années à venir. Le rythme auquel la transition énergétique est menée dépend de pays à pays. Eurotranselec utilise des scénarios inspirés des volontés politiques déjà exprimées, tels que les scénarios publiés par Entso-E pour l’évolution des capacités (puissances) de production futures pour chaque pays membre et chaque type de production électrique [3].
Les productions d’électricité sont déterminées par un ordre de mérite où les capacités de production sont mobilisées dans l’ordre croissant de leurs coûts marginaux. Le prix de l’électricité est déterminé par le plus haut prix marginal des centrales nécessaires à couvrir la demande. Eurotranselec modélise ce dispatch à travers un algorithme d’optimisation en tenant compte des contraintes techniques telles que les limites sur la durée de démarrage des centrales et sur leur taux maximal de montée et de descente en puissance, ainsi que les capacités de transmission d’électricité entre pays. [1, 2] La figure 1, adaptée de la référence [1], illustre la validité du dispatch d’Eurotranselec.
Prix de l’électricité et charge résiduelle
Une fois l’algorithme de dispatch validé, une méthode de tarification de l’électricité doit être construite. Celle d’Eurotranselec se base sur la charge résiduelle, soit la différence entre demande totale – considérée constante et donnée par la consommation de 2015 – et la somme des productions inflexibles – le photovoltaïque, l’éolien et l’hydraulique au fil de l’eau, notamment, mais aussi une partie significative des productions fossiles appelée must-run. En effet, les centrales nucléaires, à charbon et, dans une moindre mesure, à gaz produisent même lorsque les conditions économiques leur sont défavorables, afin d’éviter des coûts additionnels d’enclanchement / déclanchement de production. On estime que le must-run atteint actuellement environ 30 GW en Allemagne (figure 3a) [1]. En Suisse, le must-run correspond à la production nucléaire soit environ 3 GW.
Il s’avère que la quantité de must-run est déterminante dans la tarification de l’électricité. Il est clairement appelé à diminuer au cours de la transition énergétique: d’une part l’augmentation des nouveaux renouvelables rendant certaines centrales fossiles excédentaires, celles-ci devraient être retirées; d’autre part, l’intégration des nouveaux renouvelables devrait à terme favoriser les productions fossiles flexibles, telles les centrales à gaz, dont le must-run est nettement inférieur à celui des centrales nucléaires ou à charbon. Mais quel sera le rythme de réduction du must-run? Eurotranselec propose trois différents scénarios de réduction du must-run illustrés pour l’Allemagne dans la figure 3a, selon que les centrales fossiles sont démantelées au rythme exact de l’augmentation des renouvelables (courbe rouge), avec un délai maximal, en exportant les productions excédentaires (courbe bleue, proche de la situation actuelle de l’Allemagne), ou à un rythme intermédiaire (courbe jaune).
Pour que l’équilibre entre production et consommation soit satisfait, la charge résiduelle doit être égale à la somme des productions flexibles – pour notre pays, la production des barrages – et des importations nettes. La charge résiduelle constitue ainsi une mesure fidèle du rapport entre l’offre et la demande. De ce fait, elle a un comportement fortement corrélé avec celui du prix day-ahead de l’électricité. La figure 2, adaptée de la référence [1], montre l’évolution sur une semaine d’hiver et une semaine d’été de la consommation résiduelle et du prix day-ahead de l’électricité en Allemagne. Après un déplacement vertical approprié d’une courbe par rapport à l’autre, on observe qu’elles se superposent presque exactement. Il s’avère que pour tous les pays d’Europe continentale, le prix day-ahead est fortement corrélé avec la charge résiduelle nationale, avec une corrélation accrue dans les pays à forte pénétration de nouvelles énergies renouvelables (Allemagne, Espagne et Italie notamment). La corrélation est également forte en Suisse. Par ailleurs, le marché day-ahead est représentatif du marché total de l’électricité: il correspond à plus de 50% des transactions dans de nombreux pays européens et ne cesse d’augmenter avec la libéralisation du marché de l’électricité (figure 2). [4, 5] Il est donc naturel de construire un prix synthétique de l’électricité comme fonction linéaire de la charge résiduelle - on obtient ainsi un indicateur économique basé uniquement sur des considérations techniques, en particulier la capacité de production des nouveaux renouvelables.
Le prix ainsi construit a été comparé au prix day-ahead réel de plusieurs années pour les pays européens considérés dans Eurotranselec. À l’exception de certaines heures de pics et creux exceptionnels, représentant moins de 5% de l’année, le prix réel est fidèlement reproduit. De plus, les paramètres déterminant le prix sont stables entre 2013 et 2015 malgré les changements fondamentaux apportés au marché européen de l’électricité dans cette période. On conclut que la transition énergétique modifie le comportement de la charge résiduelle et du prix day-ahead mais pas la relation entre les deux.
Futurs revenus du secteur hydroélectrique
Une fois un prix synthétique construit, Eurotranselec calcule les revenus de centrales électriques individuelles. La production est distribuée sur le profil horaire annuel du prix synthétique afin de maximiser le revenu, tout en tenant compte des contraintes spécifiques du type de production considéré, telles que durée de démarrage de la centrale, taux maximal de montée et de descente en puissance et remplissage et vidange des réservoirs. La figure 3 montre l’évolution des revenus pour des centrales hydroélectriques typiques de notre pays, en fonction du prix synthétique calculé pour l’Allemagne.
Une centrale de pompage-turbinage similaire à celle de Linth-Limmern a été considérée, dont la puissance permet de remplir ou vider son réservoir supérieur en une quarantaine d’heures. Sur la figure 3c, on observe une chute des revenus entre 2005 et 2014 suivie d’une remontée à partir de 2015. Un comportement similaire est obtenu sur la figure 3d pour une centrale hydroélectrique de barrage similaire en terme de puissance, de taille du réservoir et d’apports hydrauliques annuels à celle de Mauvoisin.
Ce comportement s’explique d’une part par le tassement initial de la charge résiduelle généré par les nouveaux renouvelables lors des premières étapes de la transition énergétique et d’autre part par le retrait des productions surnuméraires et la réduction correspondante du must-run. La production photovoltaïque étant synchronisée avec le pic de consommation de midi, elle réduit initialement les opportunités financières pour les productions de pointe. Ces opportunités sont restaurées ultérieurement, mais à des moments différents de la journée, lorsque la production photovoltaïque dépasse un certain niveau et que la production de base est réduite en parallèle. Cette évolution est illustrée schématiquement sur la figure 4. Le rythme de réduction du must-run influence de manière particulièrement critique l’évolution des revenus de l’hydroélectricité. La figure 3d illustre en traitillé la chute continue des revenus des barrages en cas de non retrait des centrales thermiques surnuméraires.
Il semble clair que l’ingrédient principalement responsable de la chute actuelle des prix de l’électricité est le maintien en service des centrales surnuméraires. La courbe rouge en figure 3d correspond à un retrait des centrales fossiles synchronisé avec l’engagement de nouveaux renouvelables. Ce scénario, non réalisé, n’indique aucune baisse de prix.
Conclusion
Les résultats d’Eurotranselec indiquent clairement la nécessité de fermer rapidement les productions surnuméraires si l’on veut valoriser les productions flexibles. Le prix de l’électricité repartira à la hausse dès que la surcapacité de production européenne sera réduite de manière consistante avec la transition énergétique. Depuis 2011, l’Allemagne a augmenté sa production renouvelable de près de 50 TWh, mais n’a réduit ses productions thermiques que d’environ 20 TWh. Le volume de ses exportations a été triplé, mais les revenus correspondant n’ont même pas été doublés. [6] Ce modèle n’est viable économiquement que grâce à la faiblesse de la taxe CO2 en Europe qui favorise les centrales au charbon au détriment des productions flexibles, hydroélectriques et au gaz. La philosophie de la transition énergétique est avant tout de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Elle devrait donc imposer la réduction rapide des surcapacités européennes de production au charbon. Le bilan CO2 européen s’en trouverait nettement amélioré et les productions flexibles, indispensables à la bonne intégration des nouveaux renouvelables, seraient nettement revalorisées.
Références
[1] L. Pagnier et Ph. Jacquod, A predictive pan-European economic and production dispatch model for the energy transition in the electricity sector, Proceedings of the IEEE PES Powertech conference (2017).
[2] L. Pagnier et Ph. Jacquod, How Fast Can One Overcome the Paradox of the Energy Transition? A Predictive Physico-Economic Model for the European Power Grid, soumis à «Energy» (2017); arxiv:1706.00330.
[3] Entso-E, TYDNP 2016: Scenario Development Report, tyndp.entsoe.eu (2015).
[4] EPEX SPOT, Annual report: www.epexspot.com/en/extras/download-center/activity_reports (2015).
[5] OMIE, Main results of the electricity market, www.omie.es/files/mercado_electrico_ing.diptico_web_pdf.pdf (2015).
[6] Fraunhofer Institute for Solar Energy Systems ISE, www.energy-charts.de
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