La force hydraulique, alliée du photovoltaïque
Une électricité suisse décarbonée, fiable et compétitive
Dans un contexte où la Suisse et ses voisins européens ont annoncé des objectifs ambitieux de réduction du nucléaire et de neutralité carbone à l’horizon 2050, le débat fait rage sur le maintien de l’équilibre énergétique journalier, et surtout saisonnier. Une étude conjointe d’Alpiq et du CSEM apporte de nouveaux éléments de réflexion.
La transition énergétique ne peut plus attendre. Des solutions doivent être trouvées aussi rapidement que possible. Dans le but d’apporter de nouveaux éléments de réflexion en complément aux études existantes, et notamment aux Perspectives énergétiques 2050+ publiées en 2021 par l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), Alpiq et le CSEM ont réalisé conjointement une étude intitulée «Eau-Soleil».
Pour ce faire, l’étude s’appuie sur un outil de simulation spécifiquement développé pour représenter le système de production d’énergie de la Suisse et de ses voisins. Il s’agit d’un modèle technico-économique dérivé du logiciel ouvert Switch [1]. Cet outil adopte une approche qui vise à trouver le système énergétique permettant de répondre à la demande en électricité tout en minimisant le coût total de l’approvisionnement, incluant à la fois les coûts d’investissement dans les infrastructures énergétiques (réseaux et centrales de production) et les coûts opérationnels.
De l’eau et du soleil pour un système électrique décarboné
L’étude Eau-Soleil repose sur la principale hypothèse suivante: un système électrique européen décarboné à l’horizon 2050, c’est-à-dire sans utilisation d’énergie fossile pour la production d’électricité. De plus, pour la Suisse, il est supposé un arrêt complet de la production d’origine nucléaire ainsi qu’un système dominé par les productions photovoltaïque et hydraulique, avec une pénétration moindre des autres formes de production (éolien, géothermie, autres), et ce, conformément aux hypothèses formulées par l’OFEN dans les Perspectives énergétiques 2050+. À noter également que l’étude s’intéresse exclusivement à la production électrique plutôt qu’au système énergétique complet, en considérant toutefois une électrification importante des besoins pour la production de chaleur et le transport. Par conséquent, l’hypothèse retenue en matière de consommation finale d’électricité s’élève, en Suisse, à 63 TWh/an en 2050 (contre 56 TWh en 2020), et repose sur les scénarios publiés par l’European network of transmission system operators for electricity Entso-E (Ten-year network development plan, TYNDP) ainsi que dans les Perspectives énergétiques 2050+.
Une vue plus fine des technologies et des échanges
Afin de bien analyser les implications d’un système énergétique suisse dominé, en 2050, par les productions hydroélectrique et photovoltaïque, le modèle développé pour l’étude se démarque par plusieurs caractéristiques uniques.
En premier lieu, le modèle inclut une description détaillée des principaux actifs hydroélectriques à accumulation de Suisse. Ceux-ci fournissent en effet 85% de la production hydroélectrique nationale actuelle. Leur modélisation représente explicitement non seulement les capacités des réservoirs et les évolutions des apports hydriques à l’horizon 2050, mais aussi la progression des puissances installées ainsi que des pertes de production dues à l’augmentation prévue des débits résiduels réglementaires. Ce niveau de détail est important pour évaluer de manière réaliste le stockage hydroélectrique, qui contribue fortement à l’équilibre saisonnier de la production en Suisse.
En second lieu, l’étude utilise une modélisation détaillée du futur parc de production photovoltaïque en le divisant en segments: production intégrée en façade (dont la production peut être plus importante en hiver), production intégrée en toiture, production commerciale et industrielle, production en plein champ sur structure fixe ou avec suiveur (solar tracker). Les hypothèses en matière de coûts d’investissement et d’exploitation reposent sur le scénario central de la Plateforme européenne de technologie et d’innovation pour le photovoltaïque [2,3]. L’amélioration continue de la performance avec l’expérience accumulée constitue le moteur principal de la réduction des coûts. Parmi les technologies de production d’électricité, c’est le photovoltaïque qui en bénéficie le plus fortement, car il s’agit de la technologie qui repose le plus sur la fabrication d’un grand nombre d’unités identiques. L’évolution des volumes installés sur laquelle se basent les hypothèses relatives aux coûts est cohérente avec le scénario «Net zero by 2050» de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Pour refléter les surcoûts observés en Suisse par rapport aux pays voisins, les coûts prévus dans l’Union européenne ont été multipliés par 1,5 pour la Suisse. Il en résulte des coûts d’investissement entre 0,3 CHF/W (pour des systèmes en plein champ en plaine) et 1,2 CHF/W (pour des systèmes intégrés en façade) en 2050.
Enfin, l’étude utilise un modèle multinodal de la Suisse avec une division en cinq zones: le plateau alémanique, la Suisse romande avec le canton de Berne, le Valais, le Tessin et les Grisons (figure 1). Ceci permet de quantifier l’évolution des flux d’électricité entre les centres de consommation (deux premières zones) et les centres actuels de production (trois autres régions), et de quantifier les changements de flux d’électricité dans le réseau suisse à l’horizon 2050. Les futurs goulots d’étranglement du réseau, nécessitant de futurs investissements, peuvent ainsi être identifiés. Les quatre pays voisins de la Suisse sont également représentés chacun par une zone, avec des hypothèses relatives aux parcs de production étroitement inspirées des scénarios publiés par l’Entso-E dans le cadre du rapport TYNDP 2020, et supposant également une production d’électricité entièrement décarbonée d’ici 2050. Cette représentation permet de considérer les effets d’interdépendance et d’échanges internationaux dans le cas d’un scénario d’électricité européenne décarbonée. Par exemple, contrairement à des travaux précédents qui ne modélisaient que la Suisse, cette étude ne repose pas sur des importations hivernales massives.
En plus des technologies de production, les besoins de stockage nécessaires en complément des capacités de stockage hydroélectrique et de pompage-turbinage sont identifiés grâce à trois modèles distincts, de manière à représenter respectivement le stockage à court terme (par le biais de batteries, d’effacement de la demande, de véhicules électriques, par exemple), l’augmentation de la capacité de stockage dans les barrages (par surélévation ou construction de nouveaux ouvrages en respectant les contraintes socio-économiques actuelles) et, enfin, le stockage à long terme de type P2X (power-to-X), c’est-à-dire passant par la production d’hydrogène ou de gaz à partir d’électricité.
L’équilibre saisonnier au cœur du problème
Les premières informations clés obtenues sont le mix de production optimal en Suisse à l’horizon 2050 ainsi que l’équilibre entre la production et la consommation. Les figures 2 et 3 résument les contributions des différentes technologies au système électrique suisse, telles que déterminées par l’optimiseur.
La production photovoltaïque sera amenée à jouer un rôle prépondérant, avec une capacité installée de 43 GW (dont 9 GW déployés par le modèle pour diminuer les coûts globaux pour le système) fournissant une production après écrêtage de 43,4 TWh. Ce total énergétique est proche d’une fois et demie la production nette attendue des actifs hydroélectriques (30,1 TWh).
L’installation de telles capacités de production photovoltaïque représente un investissement total de CHF 39 milliards d’ici 2050, soit environ CHF 1,3 milliard par année. Il est à noter qu’il est supposé que 34 GW seront installés sur la base de choix réglementaires (par exemple obligation de performance énergétique sur les bâtiments neufs) ou individuels (souhait de particuliers de contribuer à la transition énergétique, par exemple) plutôt que sur une base purement financière.
En regardant plus en détail la répartition de la production sur l’ensemble de l’année (figure 4), il est possible de tirer plusieurs conclusions importantes.
Premièrement, le stockage saisonnier aura une importance primordiale pour réduire les importations hivernales nécessaires du fait de la diminution massive de la production en ruban des centrales nucléaires et à combustibles fossiles. En Suisse, ce rôle de stockage saisonnier est en grande partie assuré par les actifs hydroélectriques avec réservoir. Ceci justifie d’investir dans l’augmentation des capacités de stockage des grands bassins par le biais de la construction de nouvelles centrales, de nouveaux barrages alimentant des installations de production existantes, ou par le rehaussement des retenues existantes. Le potentiel d’augmentation qui est économiquement exploitable a été estimé à 3,5 TWh, pour un investissement moyen après subsides de 1000 CHF par MWh de capacité. Le mix optimal utilise la totalité de ce potentiel. À l’inverse, les Perspectives énergétiques 2050+ prévoient très peu d’augmentation des capacités de stockage dans les centrales à accumulation. Elles utilisent fortement les importations électriques hivernales: environ 10 TWh/an en 2050 contre 3,5 TWh/an pour la présente étude. Or, dans un système électrique européen décarboné, le problème du déficit hivernal de production sera rencontré par tous les pays voisins de la Suisse, ce qui rend une forte dépendance aux importations hivernales risquée, voire impossible. À la vue des résultats du modèle, la force hydraulique apparaît comme la meilleure technologie pour réduire, à moindre coût pour le système, la dépendance du pays aux importations en hiver.
Pour des raisons similaires, il est mis en évidence que le recours à l’installation de surcapacités PV afin de compenser en partie les déficits de production hivernale est économiquement compétitif par rapport aux alternatives. Ceci entraîne des surplus de production estivaux importants, de l’ordre de 11 TWh, inutilisés dans le cadre de notre étude (il s’agit de l’écrêtage mentionné plus haut). Une plus grande utilisation du potentiel éolien en Suisse réduirait ce phénomène grâce à la complémentarité saisonnière de ces deux sources d’énergie renouvelable.
Par ailleurs, cette étude a montré que les besoins de stockage à court terme (moins de 24 h) sont relativement importants (3,6 GW, 22 GWh), mais sont localisés sur le plateau alémanique et au Tessin, soit dans les zones de forte production photovoltaïque, la flexibilité des centrales hydroélectriques (notamment de pompage-turbinage) étant suffisante dans les autres régions. L’optimum du ratio énergie-puissance pour le stockage à court terme est de 6 h et une utilisation annuelle de 320 cycles équivalents est observée. Cet objectif de stockage à court terme semble atteignable à un coût modéré si l’on considère que le parc de véhicules électriques totalisera environ 100 GWh de batteries en Suisse à l’horizon 2050 et que l’on peut supposer une adoption généralisée de l’utilisation de ces batteries pour injecter de l’électricité dans le réseau en cas de nécessité (vehicle-to-grid). Cependant, ceci n’inclut que les besoins pour l’équilibre production/consommation journalier. Le besoin accru de flexibilité à court terme est aussi mis en évidence par une utilisation beaucoup plus intense des installations existantes de pompage-turbinage (9 TWh annuels de consommation pour le pompage prévus en 2050, contre 4,1 TWh en 2019).
Favoriser des investissements bénéfiques et efficaces
Il est à rappeler que cette étude, comme beaucoup d’autres, est basée sur une analyse d’optimum économique. En pratique, il sera crucial d’identifier les mécanismes d’incitation économique (structures de marché, subventions, etc.) et réglementaires appropriés pour favoriser des investissements efficaces et bénéfiques pour le système énergétique complet. Ceci fera partie des axes des futurs travaux des auteurs de cette étude. D’autre part, à la lumière de ces premières conclusions, il faudra établir la valeur précise du stockage hydraulique saisonnier au cas par cas pour différents ouvrages potentiels, et évaluer les arbitrages possibles entre renforcement des réseaux et capacités de stockage.
Références
[1] switch-model.org
[2] E. Vartiainen et al., «Impact of weighted average cost of capital, capital expenditure, and other parameters on future utility-scale PV levelised cost of electricity», Progress in Photovoltaics: Research and Applications 28 (6), p. 439-453, 2020.
[3] «PV the cheapest electricity source almost everywhere», Fact sheets about photovoltaics, European Technology and Innovation Platform Photovoltaics, May 2019.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier Maziar Kermani, quantitative analyst chez Alpiq, ainsi que Renaud Langou, ingénieur R&D au sein du groupe Digital energy solutions du CSEM, pour leurs travaux de modélisation et de visualisation.
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