Article Efficacité énergétique

La blockchain au service de la transition énergétique

Centrales villageoises

06.12.2017

La technologie blockchain a l’avantage de pouvoir fonctionner sans tiers de confiance. Son application permettrait d’évoluer vers la suppression complète des intermédiaires entre producteurs et consommateurs. Voilà de quoi accélérer la transition énergétique.

Le développement historique des systèmes énergétiques peut être décrit par le modèle de l’énergie trilemma [1]. Dans un premier temps, il convient de développer des actifs de production de manière à fournir de l’énergie et garantir l’accès aux consommateurs finaux. Cette première ambition vise aussi à construire un système suffisamment robuste pour garantir une bonne sécurité d’approvisionnement. Dans un deuxième temps, les prix deviennent accessibles aux consommateurs car les capacités de production et les infrastructures d’échange (réseaux) issues de technologies différentes et détenues par différents acteurs sont mises en compétition. Ces prix bas des installations soutiennent le développement économique et diminuent les risques de précarité énergétique. Enfin, à la suite des problèmes de pollution, de dérèglement climatique, de finitude des ressources fossiles et fissiles et de risques, l’opinion publique et les pouvoirs élus ont intégré la notion de développement durable dans l’équation.

Aujourd’hui, ces trois ambitions sont prises en compte lors de choix stratégiques décidés par les pouvoirs politiques, à l’exemple de l’article 1 al.1 de la nouvelle Loi sur l’Énergie suisse (LEne), acceptée par le peuple suisse lors du référendum du 21 mai 2017: «La présente loi vise à contribuer à un approvisionnement énergétique suffisant, diversifié, sûr, économique et respectueux de l’environnement».

La volonté des pouvoirs publics, notamment suisses et européens, est affichée: tendre vers un système énergétique plus efficace et durable, et ce, pour le système énergétique complet (électricité, chaleur, mobilité, etc.). Reste à déterminer les moyens pour y arriver, socialement acceptables, écologiquement… et économiquement viables.

Un des modèles porteurs, très en vogue actuellement en Europe, car notamment porté par la société civile, est le modèle des coopératives énergétiques de quartier ou des centrales villageoises. L’idée de base est simple, mutualiser plusieurs consommateurs dans une zone restreinte afin de partager et surtout d’augmenter le taux d’autoconsommation du courant renouvelable produit sur site.

Cet article présente une revue de l’état de développement de ce type de coopérative en Europe et en Suisse, les développements technologiques qui permettront de faciliter la mise en œuvre d’une telle structure (blockchain) ainsi que des exemples de projets de recherche conduits actuellement par des Hautes Écoles Spécialisées en Suisse occidentale.
Enfin, l’évolution nécessaire du cadre légal qui permettra de soutenir de telles initiatives est discutée en conclusion.

Le point sur les coopératives énergétiques

Le modèle de la coopérative se prête particulièrement bien au développement des NER 1) pour plusieurs raisons:

  • Émancipation des citoyens qui se voient attribuer un rôle clé dans le développement durable à l’échelle de leur localité ou de leur région.
  • Acceptation des actifs NER de la part des citoyens qui basculent d’un comportement «not in my backyard» 2) vers une meilleure compréhension des retombées environnementales et économiques que ces actifs peuvent avoir.
  • Levée de fonds rapide grâce à la structure légale des coopératives qui permet des investissements unitaires de petite taille (à partir de 100 CHF par sociétaire).

L’attrait financier que possèdent ces coopératives peut aussi expliquer l’engouement des citoyens à leur égard. Aidés notamment par le cadre légal favorable aux énergies renouvelables (subventions directes, reprises de l’énergie, marché premium, autoconsommation, etc.) et par le fait que les investissements dans les coopératives énergétiques atteignent des rendements supérieurs aux plans d’épargne classiques: en Allemagne les dividendes payés pour l’année 2015 par les coopératives atteignent en moyenne 3,89% du capital investi [2]. On peut noter que parmi ce panel de modèles économiques, l’importance des subventions directes ou de reprise de l’énergie ont tendance à diminuer quand les modèles d’autoconsommation jouent un rôle plus prépondérant.

Panorama des coopératives à l’échelle européenne

Des parties prenantes visant à appuyer l’expansion des coopératives énergétiques en Europe ont vu le jour au cours des dernières années. L’exemple le plus notable aujourd’hui est la fédération européenne des coopératives d’énergie renouvelable (Rescoop) qui est un réseau de plus de 1200 coopératives ayant deux objectifs principaux: le soutien direct aux projets coopératifs (gestion de projet, financement, contacts, etc.) et la communication en faveur de ce modèle auprès des législateurs européens.

Rescoop recense en 2014 environ 2400 coopératives énergétiques dédiées aux énergies renouvelables en Europe, soit une capacité installée d’environ 2 GW grâce à un investissement des sociétaires avoisinant les 4 milliards d’euros. [3] La répartition de ces coopératives est néanmoins hétérogène comme le montre la figure 1.

La Suisse compte une cinquantaine de coopératives identifiées aujourd’hui, dont uniquement cinq se trouvent en Suisse romande. Trois causes à ce retard peuvent être identifiées:

  • Le marché régulé pour les petits consommateurs qui est un frein au développement de coopératives-fournisseurs sur le modèle d’Enercoop en France.
  • Le manque de liquidités du fond RPC qui bloque le financement de nouveaux projets.
  • L’impossibilité pour les consommateurs de se regrouper en communautés d’autoconsommation, notamment lorsqu’ils ne disposent pas de points de connexion de réseau distincts, ce qui est une barrière au développement des coopératives-projets ayant pour objectif l’autoconsommation.

Grâce à des amendements aux deux derniers points, la Stratégie énergétique 2050 pourrait donner un nouveau souffle aux coopératives énergétiques suisses car la notion de regroupement de consommation a été créée. Cela permet de déplacer la frontière vers un petit groupement.

Les différents modèles de coopératives

Plusieurs modèles ont émergé en Europe, la coopérative assumant des rôles plus ou moins complexes selon l’ampleur des actifs gérés et la diversité des activités menées. Nous pouvons distinguer quatre familles principales:
La coopérative-projet: Le modèle le plus simple est la création d’une coopérative pour engager un projet de construction d’actifs renouvelables. Le Danemark a été l’un des pionniers en la matière: dans les années 1990, les résidents de la ville de Copenhague se sont rassemblés en coopérative et ont levé 34,6 MCHF, soit 50% du capital nécessaire  à la construction du parc éolien off-shore Middelgrunden (40 MW). L’autre moitié du capital a été fournie par le distributeur d’électricité de la ville.

Le regroupement de coopératives: Des organisations de gestion à l’échelle régionale ou nationale se sont formées pour accompagner le développement des coopératives. En France, des acteurs privés et publics dans la région Rhône-Alpes mettent à disposition des collectivités locales des ressources pour faciliter le déploiement d’actifs renouvelables. Ceci a donné naissance au réseau des Centrales Villageoises qui regroupe aujourd’hui 11 coopératives. En Angleterre, l’organisation Energy4All s’est spécialisée dans l’installation de parcs éoliens avec à date le suivi de 23 coopératives (soit 13250 membres) qu’elle a aidé à créer.

La coopérative en tant que gestionnaire de plusieurs actifs: De nombreuses coopératives ont développé un portefeuille de plusieurs actifs et peuvent alors se positionner comme fournisseurs d’électricité 100% renouvelable. Prokon 3), la plus grande coopérative d’Allemagne, compte aujourd’hui 39000 membres pour une capacité totale de ~600 MW qui lui permet d’approvisionner ~30000 clients. En France, Enercoop approvisionne 47000 consommateurs en gérant dix coopératives pour une capacité totale de 81 MW. En Suisse, l’ADEV 4) est une coopérative issue d’un engagement politique pour éviter de recourir à l’énergie nucléaire. Elle vise à réaliser des installations de production d’électricité avec des participations citoyennes et représente ~25 GWh (~10 à 20 MW).

Historiquement, des modèles similaires s’étaient développés pour l’électrification au début du 20e siècle, notamment en Italie. Ils n’étaient cependant pas dédiés à l’énergie renouvelable.

Les coopératives «digitales»: Plusieurs modèles de crowdfunding (financement participatif) se multiplient pour financer des projets d’énergies renouvelables. En France, en 2017, Lumo a collecté 3,5 M€ auprès de 4000 «lumonautes» pour financer des projets représentant 190 GWh. En Suisse, la coopérative Energie Genossenschaft Schweiz se concentre sur les actifs solaires et met en place un modèle d’investissement semblable au crowdfunding en offrant la possibilité de devenir propriétaire de mètres carrés de panneaux solaires sans pour autant être sociétaire de la coopérative (CrowdPV).

La technologie blockchain

En parallèle aux modèles présentés auparavant, il émerge des acteurs qui viennent «ubériser» la fourniture d’électricité en créant des places de marché Peer-to-peer entre producteurs et consommateurs. Aux Pays-Bas, ce modèle est notamment développé par les sociétés Vanderbron et PowerPeers. Cette approche pourrait devenir une alternative aux coopératives classiques et évoluer vers la suppression complète des intermédiaires entre producteurs et consommateurs, ainsi que vers l’expansion des prosommateurs 5).

Cette dynamique est accélérée par la blockchain: cette technologie, apparue en 2009 avec la cryptomonnaie bitcoin, est une base de données qui gère une chaîne d’enregistrements dans des nœuds de stockage distribués. Dans leur ensemble, ces nœuds sont protégés contre la falsification ou la modification. Un des avantages clés de cette technologie, c’est qu’elle peut fonctionner sans tiers de confiance.

Appliqués à l’énergie, la blockchain et les smart contracts 6) pourraient donc techniquement gérer les flux énergétiques et leur facturation et ceci est d’autant plus vrai maintenant en Suisse depuis la votation du 21 mai 2017 qui a inscrit dans la loi le principe de regroupement de consommation. L’apparition de ces regroupements de prosommateurs dans la Stratégie énergétique 2050 permettra de faire un pas significatif vers la transition énergétique.

Des projets à l’international sont déjà existants, le plus médiatisé est sûrement le projet Brooklyn microgrid porté par LO3 Energy, start-up aujourd’hui en partenariat avec Siemens.

Cette start-up utilise la blockchain et l’Etherium comme nouveau support d’une coopérative énergétique. Elle rassemble une centaine de prosommateurs qui échangent leur énergie à l’aide de cette technologie, pour l’instant sans mobilisation directe du distributeur.

L’implication des distributeurs dans les projets de centrale villageoise n’est pas toujours évidente. Dans plusieurs pays européens, les acteurs historiques de l’électricité ont raté le virage des renouvelables. L’étude de Kampman et al. montre que seuls 12% des installations renouvelables en Allemagne sont en main des électriciens. [4]

Comment les distributeurs suisses vont arriver à résoudre l’équation complexe de participer à la transition énergétique sans «cannibaliser» leurs activités passées? L’ordonnance de la loi sur l’énergie distingue les microgrids des regroupements de consommation, qui doivent disposer de leur propre réseau sans passer par le domaine public, du domaine en monopole géré par les GRD. Cette distinction pose la question de la bonne utilisation des infrastructures existantes afin d’éviter des dédoublements de réseau ou des mauvaises optimisations des raccordements. Au-delà des questions techniques, le regroupement de consommation pourrait permettre le développement de nouveaux modèles d’affaires, par exemple la facturation en interne d’un regroupement avec une technologie blockchain.

Présentation de deux projets de recherche appliquée

La HES-SO Valais-Wallis, dans sa mission académique, a réalisé deux projets de recherche appliquée dans le domaine des centrales villageoises. Le premier projet porte sur une étude d’impact de la diffusion de centrales villageoises pour des distributeurs d’énergie: trois GRD romands cherchent à comprendre les enjeux et perspectives dans le cadre des centrales villageoises. Le but de ce projet est de concevoir un service permettant la mise en place et la gestion des communautés d’autoconsommation (CA). Avec cette solution s’articulent des échanges autour des flux énergétiques et du décompte financier. Ce projet, basé entre autres sur des outils du «business services design», permettra de répondre aux questions du mandant.

Le deuxième projet est l’accompagnement de la commune de Saint-Martin, dans le canton du Valais, dans sa transition énergétique grâce à la réalisation d’une centrale villageoise de production renouvelable. Le projet est né à la suite d’une collaboration entre l’école primaire, la commune et des étudiants de la filière économie d’entreprise et d’ingénierie de la HES-SO Valais-Wallis. Durant six mois, les étudiants ont dressé un état des lieux du potentiel énergétique de la commune valaisanne. Ils ont ensuite imaginé des projets concrets pour optimiser l’utilisation des énergies renouvelables. Les résultats retenus sont la réalisation de trois centrales minihydrauliques sur l’eau potable, d’un petit CAD à bois et la création d’une coopérative de production d’énergies renouvelables.

Ce dernier point, accompagné par la HES-SO Valais, consistera dans un premier temps en un appel d’offres pour l’installation sur les bâtiments communaux de panneaux photovoltaïques (490 panneaux pour une puissance de 78 kWc), mais surtout pour la mise en place de PV sur 52 maisons de citoyens de la commune. Ceci permettra, une fois les installations finies, de créer une association d’autoconsommateurs dans la commune, dans le cadre des contraintes de l’ordonnance fédérale. Deux autres territoires communaux ont d’ores et déjà déclaré leur intérêt pour une démarche comparable. Nous sommes certains qu’aider les écocitoyens à passer à l’acte est une des solutions intéressantes pour atteindre les objectifs fixés par la Stratégie énergétique 2050.

Ces deux projets de recherche s’inscrivent dans une réflexion plus vaste vers l’autonomie énergétique à l’échelle locale qui a pour but de pouvoir accélérer la transition énergétique suisse par l’augmentation de la production des énergies renouvelables sur le territoire. C’est pour cette raison que l’axe de la recherche au sein des instituts de la HES-SO Valais-Wallis se positionne sur l’application de la technologie blockchain. En effet, cette innovation permettra l’échange direct, entre privés, des flux financiers générés par l’achat et la vente de l’énergie entre les associations de producteurs/consommateurs. L’application principale serait une importante valorisation économique des centrales villageoises qui permettra d’accroître leurs créations.

Conclusion

Kyoto, Cop21 puis 22, Stratégie énergétique 2050…, le ton est donné. Les pouvoirs politiques se mobilisent pour un système énergétique plus durable. La nouvelle Loi sur l’énergie suisse affiche clairement ses ambitions dans l’art. 2 al. 1: «S’agissant de la production indigène moyenne d’électricité issue d’énergies renouvelables, énergie hydraulique non comprise, il convient de viser un développement permettant d’atteindre au moins 4400 GWh en 2020 et au moins 11400 GWh en 2035.» Le défi principal qu’il faut relever dès maintenant est la mise en place de conditions-cadres et les modèles d’affaires qui permettront d’atteindre ces objectifs.

Cet article présente des exemples qui montrent que les investissements dans des capacités de production NER sont possibles avec de nouveaux modèles économiques. La situation actuelle des marchés de l’électricité nous rappelle néanmoins qu’il convient de s’assurer que l’évolution des conditions-cadres ne péjore pas les performances économiques d’autres capacités de production renouvelables, notamment hydrauliques, en introduisant des distorsions sur le marché. Il ne devrait pas être nécessaire d’arbitrer entre l’une ou l’autre technologie renouvelable pour poursuivre cet objectif commun.

Ces dynamiques induisent des futurs mécanismes économiques plus proches des marchés, avec un réel choix pour et par le consommateur. La proposition de solution discutée dans notre analyse vise à favoriser l’implication et les investissements de la société civile, dans un premier temps par le biais de productions subventionnées (type RPC), dans un deuxième temps et pour s’approcher du marché, par le biais de communautés ou coopératives de producteurs autoconsommateurs.
Ce nouveau modèle de centrale villageoise participerait à une mise en œuvre réussie de la transition énergétique en renforçant l’implication des citoyens et en favorisant l’ancrage local des retombées économiques. [5] Il entre par contre directement en compétition avec les autres formes plus standard d’approvisionnement en énergie et exige une libéralisation au moins partielle du marché pour les petits clients, actuellement captifs.

Aujourd’hui, cette ouverture régie par l’article 17 «Regroupement dans le cadre de la consommation propre» de la LEne, largement acceptée par le peuple suisse.

Références

[1] ARUP, Five Minute Guide to the Energy Trilemma
[2] DGRV, Annual survey of energy cooperatives: renewed drop in number of new energy cooperatives, 2015
[3] Estimation E-Cube Strategy Consultants à partir des données fournies pour Rescoop
[4] Kampman, B. E., Jaco Blommerde, and M. R. Afman. The potential of energy citizens in the European Union. CE Delft, 2016
[5] Rüdinger, A, EnergyCities, La réappropriation locale de l’énergie en Europe, IDDRI, 2017

1) Abréviation de «Nouvelles Énergies renouvelables»
2) Caractérisation péjorative par les citoyens d’un projet de développement à l’échelle locale
3) Conversion en coopérative en 2015 à la suite du placement en redressement judiciaire de la société
4) Arbeitsgemeinschaft für dezentrale Energieversorgung
5) Se dit d’un acteur qui est à la fois consommateur et producteur d’électricité
6) Smart contact: Il est issu de la technologie Etherium, née en 2015 (première version disponible au public). Ce nouveau développement technologique, dérivant de la blockchain, permet de stipuler des contrats informatiques qui automatisent les transactions lorsque les conditions préétablies sont respectées.

Auteur
Dr Stéphane Genoud

est professeur en Management de l’énergie à l’Institut Entrepreneurship & Management et à l’Institut de recherche Énergie et Environnement auprès de la HES-SO Valais-Wallis.

  • HES-SO Valais Wallis
    3960 Sierre
Auteur
Francesco Maria Cimmino

est assistant de recherche à l’Institut Entrepreueurship & Management de la HES-SO Valais Wallis.

  • HES-SO Valais Wallis
    3960 Sierre
Auteur
Gaëtan Cherix

est directeur de la Haute École d’Ingénierie de la HES-SO Valais-Wallis.

  • Haute École d’Ingénierie de la HES-SO Valais-Wallis, 
    3960 Sierre

 

Auteur
Nicolas Charton

est associé en charge du bureau de Lausanne chez E-Cube Strategy Consultants SA.

  • E-Cube Strategy Consultants SA, 
    1005 Lausanne

 

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