Judicieusement durable
Les perspectives de l’énergie «intelligente»
La notion de «smart energy» est utilisée, entre autres, afin de transformer le système énergétique de manière à le rendre plus durable. Mais qu’entend-on par là?
Les nombreux chemins menant à un système énergétique durable passent par la réduction de l’exploitation des sources d’énergie limitées, et ce, aussi bien en remplaçant les énergies fossiles et nucléaires par des énergies renouvelables qu’en réduisant la consommation énergétique. Dans les deux cas, les technologies numériques permettent une meilleure exploitation du potentiel. Le terme «smart energy» désigne cette association de l’intelligence et de l’énergie.
Vlad Coroama, scientifique au département informatique de l’ETH de Zurich, s’occupe des questions liées à la durabilité. Il explique: «Avec la smart energy, on tente de résoudre les problèmes du XXe siècle avec des technologies du XXIe siècle.» Le problème majeur est constitué par les émissions de gaz à effet de serre, que l’on souhaite également réduire à l’aide des TIC.
Le passage à la consommation d’électricité produite à partir de sources renouvelables constitue le point central de la restructuration du système énergétique. Certains défis restent cependant à surmonter. «Les énergies renouvelables peuvent certes nous aider à aborder le problème, mais elles ont aussi leurs propres inconvénients, par exemple leur volatilité», ajoute Vlad Coroama. Il y a également de nouveaux problèmes du côté des consommateurs, car une propagation massive de la mobilité électrique provoquera des pointes de consommation d’électricité lors de la recharge des véhicules à la maison, après le travail. De telles pointes de consommation peuvent être amorties grâce aux TIC, que cela soit avec des mécanismes tarifaires ou avec des stations de recharge intelligentes, qui tiennent compte de la situation du réseau. «Sans systèmes intelligents, ces problèmes sont difficilement surmontables», souligne-t-il.
Économiser les sources d’énergie fossiles
La smart energy ne se limite pas uniquement à l’énergie électrique: les sources d’énergie actuellement utilisées pour le chauffage et la circulation routière sont en effet majoritairement d’origine fossile. Ici encore, les TIC permettent de réaliser des économies d’énergie: le chauffage intelligent connaît les modèles comportementaux des habitants. Il sait à quel moment personne n’est à la maison, et ce, sans indication manuelle ni paramétrage de la part des clients. Selon Vlad Coroama, il existe diverses études dans ce domaine, la plupart basées sur des modèles. Selon ces études, le potentiel d’économie d’énergie est de 5 à 10% lorsque la technologie est utilisée de manière conséquente. Pour déterminer ce modèle de présence et contrôler le chauffage sans altérer le confort, il est possible, par exemple, d’utiliser l’apprentissage automatique. Un niveau élevé d’acceptation est toutefois essentiel: «S’il fait froid trois fois d’affilée lorsque l’habitant rentre chez lui, le smart heating ne sera plus utilisé.»
Optimiser la mobilité
L’un des projets de Vlad Coroama traite de l’optimisation du comportement en matière de mobilité. En utilisant les données des téléphones mobiles, il est possible d’identifier avec une grande précision les moyens de transport que les gens utilisent. On tente alors de comprendre les modèles de circulation afin de donner aux participants un feedback individuel relatif à leur comportement en matière de mobilité. Le système peut leur indiquer la quantité d’énergie dont ils ont besoin pour se déplacer ou la quantité de CO2 émise pour ce faire. Lorsque les utilisateurs essaient plusieurs modes de mobilité, ils voient directement les économies de CO2 liées à leurs choix. Cela les pousse à réfléchir à l’optimisation de leurs décisions. Des économies peuvent ainsi être réalisées sans forcer les consommateurs à adopter un comportement écologique par le biais de la législation.
Effets rebond
Les effets rebond représentent un défi souvent occulté. Ces effets surgissent lorsque les économies réalisées grâce à l’efficacité énergétique conduisent à des investissements qui consomment plus d’énergie. Il en va de même pour les gains de temps. En effet, si le temps gagné est consacré à des activités plus énergivores, les optimisations sont contreproductives. «Nous ferions un grand pas en avant s’il était déjà possible d’estimer les effets rebond et d’intégrer cette estimation dans les modèles, c’est-à-dire de modéliser les effets par la même occasion», affirme Vlad Coroama. La difficulté réside dans le caractère hautement interdisciplinaire de ce thème. Il impliquerait l’intervention d’économistes, de comportementalistes et d’autres experts.
Vlad Coroama recherche des systèmes énergétiques dont l’optimisation serait moins sujette aux effets rebond. Un exemple: les nombreux distributeurs de boissons au Japon. Lorsque des modèles nettement plus efficaces ont été commercialisés il y a quelques années, le nombre de distributeurs installés est resté stable, car les loyers exorbitants des emplacements ont empêché un effet rebond.
Un autre exemple de projet sans effets rebond est la détection des fuites de gaz naturel (figure de titre). Dans certaines villes américaines, l’organisation «Environmental Defense Fund» a mené, en collaboration avec Google Earth et la Colorado State University, un projet visant à détecter les fuites de gaz naturel et à indiquer ainsi les conduites de gaz, la plupart du temps vétustes, à rénover en priorité.[1] Le principe est simple: plusieurs véhicules de Google Earth ont été équipés de capteurs de méthane et ont été ainsi en mesure de détecter les fuites de gaz lors de leurs parcours photographiques. La position et l’intensité des fuites ont été enregistrées et évaluées. Les TIC ont ainsi permis d’obtenir un effet climatique positif avec un faible effet rebond. Vlad Coroama a publié une estimation des économies réalisables avec ce système en 2016.[2]
Aiguiser la conscience
Un projet de l’ETH ayant permis de réaliser des réductions énergétiques à moyen terme a consisté à observer la consommation d’eau chaude pendant la douche. Pour ce faire, un petit appareil, qui ne nécessite aucune batterie car il génère sa propre énergie avec une mini-turbine, est installé entre le robinet et le pommeau de douche afin de mesurer le débit et la température de l’eau. Les données sont envoyées via Bluetooth à une application pour informer l’utilisateur de la quantité d’énergie qu’il a consommée. Une étude sur plusieurs mois de la chercheuse de l’ETH Verena Tiefenbeck, effectuée en collaboration avec EWZ (Elektrizitätswerk der Stadt Zürich), a montré que ce type de feedback permet à moyen terme de réaliser des économies d’énergie de 15 à 20%.[3] Vlad Coroama est positif: «Le projet a montré que de tels systèmes ont au moins un effet à moyen terme. Cela permet une prise de conscience progressive. On met les consommateurs devant un miroir et on leur montre l’état actuel, sans les forcer à changer leur comportement.»
La perspective du réseau électrique
Du côté des réseaux électriques, la smart energy n’est pas un terme courant dans le domaine de la recherche. Pour Gabriela Hug, professeure au laboratoire Power Systems de l’ETH de Zurich, la notion de smart grids est plus significative, même si elle demeure encore définie de manière relativement floue. Il s’agit généralement de l’utilisation de données de mesure, d’algorithmes et de la communication afin d’équilibrer la production et la consommation et d’utiliser le réseau de distribution aussi efficacement que possible. Cela permet également de déterminer si une extension du réseau est nécessaire lorsque la part des installations de production injectant du courant de manière décentralisée dépasse une certaine limite.
Selon Michael Koller, responsable de la gestion des technologies chez EKZ, les centrales électriques parlent la plupart du temps de smart energy en relation avec la transformation du système énergétique et, plus concrètement, avec la combinaison intelligente de la production décentralisée et de la consommation. Cela est réalisé à l’aide d’algorithmes qui tiennent également compte des pronostics de production et de consommation et peuvent aussi ajuster leur programme aux niveaux inférieurs du réseau. Les mots clés: centrales électriques virtuelles ou recharge de chauffe-eau pendant la journée en cas d’excédents et, respectivement, utilisation de pompes à chaleur pour pouvoir transférer des capacités thermiques dans un sens ou dans l’autre. EKZ réalise ici les premiers pas afin de distinguer où ces solutions sont possibles et où elles ne le sont pas.
Selon Gabriela Hug, l’un des défis consiste à connaître le niveau de flexibilité qu’il est possible «d’exploiter». Le réseau comprend des dizaines de milliers de composants qu’il faut savoir quand et comment utiliser. Par exemple, le smart charging pour les véhicules électriques déjà mentionné par Vlad Coroama, qui doit déterminer à quel moment la recharge doit avoir lieu, est en train d’arriver. Il faut disposer des informations nécessaires pour pouvoir décider quels consommateurs doivent être chargés et comment, afin d’exploiter le potentiel de l’infrastructure du réseau de manière satisfaisante. Cela est lié à un autre défi: la question de la régulation. Les consommateurs doivent pouvoir donner leur consentement quant à l’utilisation de leurs charges. Et, selon Michael Koller, ils seront pour ce faire récompensés avec un tarif adapté à leur flexibilité.
Protection des données sur le réseau de distribution
L’équipe de chercheurs de Gabriela Hug s’occupe, entre autres, de la «smart meter privacy» et, plus concrètement, de la manière de garantir l’impossibilité de tirer des conclusions sur le comportement du consommateur à partir des données à haute résolution générées par le compteur électrique. Une possibilité est l’utilisation d’une batterie pour stocker l’énergie, ce qui permet de «masquer» l’évolution temporelle de la consommation. La somme de la consommation d’électricité ne change pas, mais le système de stockage permet de redessiner la courbe de charge de manière à rendre toute conclusion impossible. Gabriela Hug recherche en outre des méthodes pour masquer la consommation autant que possible. Il est clair que ce thème doit être pris au sérieux car, selon elle, «un revers de la transparence souhaitée dans le réseau est la problématique liée au respect de la vie privée.»
Le réseau électrique doit devenir plus actif
EKZ étudie et utilise les systèmes de stockage à batteries en tant que composants de réseau actifs. Une batterie lithium-ion est en service à Dietikon depuis sept ans déjà et la plus grande, à Volketswil, l’est depuis environ un an. Les expériences sont positives: la technologie est fiable, les batteries vieillissent plus lentement que prévu. Michael Koller est confiant: «Pour la batterie de Dietikon, la garantie était de 5 ans, celle de Volketswil est désormais de 10 ans. La prochaine étape devrait être une garantie de 20 ans, ce qui deviendrait très intéressant pour les fournisseurs d’énergie, car ils doivent pouvoir planifier des cycles d’investissement à long terme.» De plus, le prix des batteries a considérablement baissé. À Dietikon, 2,5 millions CHF ont été investis pour 1 MW/500 kWh et, à Volketswil, 6 millions CHF pour 18 MW/7,5 MWh. Cette évolution fulgurante est comparable à celle du photovoltaïque dont les prix ont également considérablement diminué. Michael Koller précise: «Du point de vue du gestionnaire de réseau, cependant, les batteries sont encore un peu trop chères. Mais l’évolution est si rapide, qu’il est important de garder un œil sur la situation pour être en mesure de réagir, par exemple, quand les batteries deviendront une véritable alternative à la traditionnelle expansion du réseau.»
EKZ s’intéresse également à l’électromobilité, car l’industrie automobile semble être passée à la vitesse supérieure. Le réseau moyenne tension présente tout au plus des défis ponctuels. La situation sur le réseau basse tension est plus critique lorsque les gens rentrent à la maison le soir et souhaitent recharger leur véhicule. Michael Koller explique: «Si, dans un quartier, 50 personnes souhaitent recharger leur véhicule en même temps avec une puissance de 11 kW, le réseau ne le supportera pas. Le point positif avec les voitures électriques est toutefois qu’elles restent longtemps branchées sur le secteur. Le but est maintenant de trouver un moyen de pouvoir les recharger sans limiter le confort des clients, tout en faisant le maximum possible avec l’infrastructure existante.» L’éventration des rues de quartier peut être évitée grâce à un contrôle actif ou à des tarifs convenus qui encourageraient les clients à reporter les heures de recharge. L’utilisation de voitures électriques comme batteries pour la réinjection dans le réseau n’est actuellement pas un thème chez EKZ, car le contrôle de la charge permet déjà de faire beaucoup sans avoir à discuter de la valeur de la batterie avec les clients.
Encore un dernier coup d’œil sur la terminologie. Gabriela Hug explique que, contre toute attente, le terme anglais «smart energy» n’est que très peu utilisé dans l’espace anglophone: «En soi, l’énergie ne peut en effet pas être intelligente.» Le terme «smart grid» est déjà plus courant dans le secteur de l’énergie, mais lui aussi souffre de signes d’usure. Certes, il y a le journal «IEEE Transactions on Smart Grids», mais le terme générique est de plus en plus rarement utilisé. Michael Koller confirme également cette évolution terminologique. Il semble que le terme «smart grid» ait fourni un service précieux en tant qu’initiateur du développement d’un nouveau concept pour les réseaux de distribution et qu’il quitte maintenant la scène, alors que les travaux de développement et d’implémentation sont en plein essor.
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