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Halte au surdimen­sionnement!

Comment gérer la sobriété énergétique en industrie?

31.05.2018

L’Industrie 4.0 nous conduit vers une révolution culturelle, technologique, comportementale et organisationnelle. Mais elle ne remplacera pas du jour au lendemain l’ancien modèle 3.0. L’une des premières étapes de la transition consistera à améliorer l’efficience énergétique des processus industriels.

Nous nous trouvons actuellement sur une charnière, prêts à basculer du modèle Industrie 3.0 (voir encadré) au modèle Industrie 4.0. Ce dernier nous conduira vers de grands changements qui se profilent déjà: fin du salariat, nomadisme professionnel, travail coopératif sur fond multiculturel, autant de facteurs qui imposeront une montée en puissance et une maturité plus rapides. Cela entraîne une révolution culturelle, technologique, comportementale et organisationnelle. L’entreprise de demain sera humaine, fluide, responsable, écologique, connectée, durable et développera ses marges en saisissant les opportunités des marchés émergents. Il faudra acheter, produire, commercialiser, communiquer, vendre et se comporter en limitant l’impact environnemental et en gérant la sobriété énergétique. S’adapter et se connecter aux autres, évoluer en fonction des différentes situations que nous rencontrons, tels sont les défis qui se posent à nos organisations d’entreprise.

Mais le modèle 4.0 ne remplacera pas du jour au lendemain l’ancien modèle 3.0. Les deux systèmes devront cohabiter et se compléter pour gérer une transition qui se fera différemment dans chaque secteur industriel. Le modèle 3.0 pourra encore apporter sa contribution à condition d’évoluer et de s’adapter pour permettre d’améliorer sa complémentarité et de faciliter les passerelles de transition. En d’autres termes, Industrie 3.0 doit évoluer vers Industrie 3.1 pour faciliter la transition vers Industrie 4.0, qui pourra ensuite devenir un modèle enrichi 4.1. Cet article a pour ambition de montrer des pistes d’évolution d’Industrie 3.0 à Industrie 3.1 pour mieux se préparer à la transition vers un modèle Industrie 4.1 qui permettra de pérenniser nos entreprises industrielles et de leur donner un nouveau souffle de développement.

Et le gaspillage énergétique, alors?

Pour commencer, revenons aux ingrédients qui ont fait le succès du modèle 3.0 avec des résultats de gains de productivité, de qualité et d’agilité impressionnants sur les 4 dernières décennies. Ceci a notamment été le cas dans le secteur automobile, qui a été la locomotive de cette transformation via le modèle TPS (Toyota Production System), modèle qui s’est généralisé via l’appellation «lean management».

Le lean management consiste à identifier et à éliminer progressivement toutes les pertes d’efficacité (dénommées «mudas» dans le jargon TPS) qui jalonnent la chaîne de valeur, de la réception à l’expédition, en utilisant une démarche d’amélioration continue appelée «Kaizen». Ce modèle repose sur un triptyque (figure 1) indissociable, comme le triangle du feu des pompiers. Comme pour le feu, si l’un des côtés du triangle disparaît, le lean management est inopérant et s’évanouit.

Les 8 mudas (figure 2 ) du lean management sont maintenant bien connus dans l’industrie. Il y a cependant un 9e muda qui n’a pas été pris en compte: le muda «gaspillage énergétique dans les processus de fabrication». Pourtant, ce potentiel de progrès peut et doit être un contributeur important pour poursuivre l’amélioration de la productivité et de la sobriété.

Pour que productivité rime avec sobriété

Comme l’illustre la figure 3, les courbes de productivité de l’offre et de la demande ont toujours été croissantes. Elles se sont croisées au moment du premier choc pétrolier, mais, depuis une décennie, la courbe de la productivité commence à s’essouffler. Pour annihiler cet essoufflement, les actions suivantes sont possibles et deviendront prioritaires: il s’agira, d’une part, de gérer systématiquement, rationnellement et efficacement l’efficience énergétique sur les processus industriels, par exemple la fabrication des composants horlogers par des machines d’usinage, et, d’autre part, d’améliorer l’intelligence collective avec les nouvelles briques de progrès d’Industrie 4.0.

Pourquoi ce 9e muda a-t-il été oublié? Les observations et interrogations de terrain dans les industries concernées par cette problématique conduisent à deux raisons principales:

  • premièrement, l’absence d’indicateur de mesure de l’efficience énergétique d’une machine de production: à l’instar du TRS (voir encadré), cet indicateur que l’on pourrait nommer TEE (pour taux d’efficacité énergétique) pourrait être déterminé suivant la formule:
    TRE = énergie nominale utile/énergie globale utilisée sur le poste pendant le temps d’ouverture usine
    l’énergie utile étant l’énergie nominale utilisée pour créer la valeur achetée par le client;
  • et, deuxièmement, l’absence de moyens de mesure simples et peu coûteux pour observer et recueillir les signatures énergétiques des processus et pour faire la différenciation entre l’énergie utile nominale et les autres consommations.

 

La suite de l’article propose des pistes à suivre afin de permettre l’intégration d’un 9e muda dans la fiche de mission de réduction de gaspillage des chantiers d’amélioration continue. Il sera ainsi possible d’accélérer l’amélioration progressive de la consommation et du coût de l’énergie rapportés à la pièce unitaire vendue au client. Ceci permettra d’évoluer vers un modèle 3.1 qui se greffera au modèle 4.0 pour offrir une chaîne de valeur élargie, agile et durable.

Éviter les infrastructures industrielles surdimensionnées

Étonnamment, la puissance des machines est souvent associée à leur performance, voire à leur précision d’exécution. Or, si l’on attribue volontiers ces vertus à la puissance, on ne se soucie que rarement de vérifier l’impact réel de celle-ci.

La stratégie des fournisseurs s’est méthodiquement ancrée dans une course à la performance des machines en offrant, de génération en génération, une progression de leurs capacités pour garantir la meilleure compétitivité. Les puissances et les consommations ont également suivi cette logique et pris systématiquement l’ascenseur. C’est ainsi que beaucoup de machines affichent fièrement des «puissances de voitures de course» de plusieurs kilowatts pour usiner des pièces de quelques millimètres puis, une fois leur travail exécuté en un temps record, elles restent inactives.

Le premier axe d’amélioration, l’efficacité, est lié au matériel et donc à l’infrastructure en place. La quantité d’énergie nécessaire pour faire fonctionner un système ainsi que le rendement du système nous donnent un premier gaspillage: les pertes du système (figure 4).

Le principe d’une chaîne de production consiste à attendre ou à se synchroniser sur le maillon le plus lent, le maillon même qui va dicter le rythme de production. L’approche par la théorie des contraintes (TOC) a codifié cette ressource par le «goulot» ou la «ressource rare». Il convient dès lors, dans un souci de performance et d’efficience, de définir quelle est l’utilisation de la machine ou du système en termes d’indicateurs de type taux ou niveau.

Par ailleurs, nous avons hérité d’un passé peu soucieux de la consommation d’énergie en général, partant plutôt du principe que produire efficacement passait par un réglage au pic de performance mis en œuvre, voire avec un peu de marge en plus. Cette approche nous a conduit à disposer d’infrastructures industrielles surdimensionnées, tant en termes de conception que du point de vue des réglages.

Des gains au-delà de l’aspect énergétique

Mais les marchés changent et sur ces mêmes installations où nous produisions de grandes quantités d’un seul produit, nous devons aujourd’hui augmenter les quantités, et ce, dans de multiples variantes de produits. Cette agilité voulue par les marchés a diminué considérablement la taille des lots de production et augmenté le nombre de changements de séries avec ses servitudes en arrêts, réglages et mises en route.

C’est là que l’on trouve le deuxième axe d’amélioration: la sobriété. Cet axe est lié à l’utilisation et, plus particulièrement, à la capacité de ne consommer de l’énergie que lorsque cela est strictement utile. Ce principe de frugalité est largement pratiqué dans l’approche «lean» face à toutes les différentes ressources. Comme les actions sur la sobriété ne nécessitent pas de modifications de l’infrastructure, mais elles exigent uniquement des changements dans la façon de l’utiliser, ces gisements d’économies sont indéniablement les plus rentables. On peut attribuer à cette sobriété, c’est-à-dire à la faculté de n’allumer un système que lorsque l’on produit, un taux de sobriété énergétique (TSE).

Dans un contexte de pressions multiples subies par nos productions, notre opérateur rechignera à modifier un réglage qui fonctionne, car au-delà des temps de réglages et de tests, il est souvent difficile d’évaluer la part de risque ainsi que le gain réel lié à l’inconnu. Cependant, dans tous les projets d’amélioration énergétique, bien que les gains énergétiques soient souvent importants, ils ne sont pas les seuls bénéfices d’un approfondissement de l’utilisation du système. De manière assez courante, on retrouve des gains sur les maintenances, sur l’usure du système et sur les temps de changement et de mise en route, et donc sur la productivité.

Tenir compte de la source d’énergie

Afin d’assurer une vision globale, il convient encore de se soucier du type d’énergie avec lequel nous alimentons nos systèmes. Le troisième axe d’amélioration consiste donc à augmenter le taux d’énergie renouvelable (TER).

De manière similaire au taux de rendement synthétique défini par la combinaison des taux de disponibilité, de performance et de qualité, il est possible d’établir un taux global d’efficience énergétique (TGEE) combinant les taux de sobriété, d’efficience et d’énergie renouvelable, soit TGEE = TSE x TEE x TER.

Cette approche permet d’étendre les outils du lean management, voués à la chasse aux gaspillages ou mudas, aux aspects énergétiques. Comme les industriels sont familiarisés avec ces outils du lean, les améliorations énergétiques par le biais de ces derniers leur sont naturelles. C’est donc dans un esprit de lean management où chaque opérateur est responsable de sa performance que les bonnes pratiques peuvent être établies de manière collaborative.

Chasser le 9e muda

La HEIA-FR (Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg) travaille actuellement avec différents partenaires institutionnels et privés afin de mettre en place une démarche systématique d’audits d’évaluation de la performance de gestion des systèmes industriels. D’une part, un travail est effectué sur l’approche des bonnes pratiques et des outils d’amélioration continue permettant de standardiser ces dernières et, d’autre part, la HEIA-FR collabore au développement d’un management visuel de terrain par l’instrumentation. Celui-ci se fait grâce à un outil de mesure et d’analyse énergétique non intrusif, adaptable à tout système industriel. Cet appareil de monitoring est actuellement développé par une start-up partenaire.

L’objectif de ce projet consiste à permettre, d’une part, à l’opérateur de piloter la performance de sa machine en incluant l’efficience énergétique et, d’autre part, au lean manager 3.1 et à son équipe d’amélioration continue de chasser ce 9e muda et de contribuer à réduire de manière organisée, structurée et progressive les gaspillages.

Les effets collatéraux du surdimensionnement

Comme mentionné plus haut, on a pu observer un surdimensionnement des machines-outils ces 15 dernières années. Malheureusement, cette tendance n’est pas liée à un besoin émergent, mais à une escalade marketing prônant que le meilleur est le plus puissant.

En première lecture, le fait de surdimensionner n’influence pas la consommation puisque le besoin pour la formation du copeau dépend de l’énergie spécifique nécessaire au couple outils-matière du procédé utilisé (il sera donc identique sur n’importe quelle machine et indifférent de la puissance installée). Il faut chercher les raisons de l’efficience perdue dans les effets collatéraux à cette escalade. En effet, surdimensionner implique plus de masse, des chemins d’efforts et de précision qui s’agrandissent sensiblement et les pertes sont encore accentuées par l’intégration de nouveaux composants à très faible rendement imposés par une soi-disant modernité. Dans le même temps, les pièces ont tendance à se complexifier et la précision à augmenter.

Ces éléments mènent à un cercle vicieux de phénomènes négatifs en cascade: les grands apports de chaleur des moteurs électriques et des pompes du système de lubrification entraînent une augmentation des dérives thermiques et donc les incertitudes géométriques qui y sont liées. Il est de ce fait nécessaire d’ajouter des systèmes de régulation de la température sur plusieurs fonctions de la machine, ce qui mène à un nouvel apport de chaleur et nécessite l’installation de systèmes de régulation de la température dans les ateliers.

Dans la configuration actuelle, le besoin réel du procédé ne représente que 15% de la consommation électrique (figure 5). La chaleur constitue donc le plus grand perturbateur de la qualité du procédé et le plus grand consommateur d’énergie! Dans ces conditions, il faut viser à inverser la tendance en minimisant la quantité d’huile de coupe, en choisissant des pompes moins puissantes, en produisant moins de chaleur, en diminuant (voire en éliminant) le besoin en climatisation et, finalement, en utilisant des composants à haut rendement. En fonction des sources, le gain potentiel en termes d’énergie est estimé entre 25% et 35%, dont près d’un tiers est lié à l’intégration de la machine à l’usine.

Aucune solution «toute faite» n’existe et chaque machine, respectivement son installation, doit être étudiée de manière spécifique. Il s’agit ici d’un cycle d’optimisation/rénovation.

Une machine d’usinage de la taille d’une machine à café

Forte de ces constatations, la HES-SO (Haute école spécialisée de Suisse occidentale) a lancé un programme de développement dénommé EcoSwissMade dont l’un des axes a porté sur le développement d’un démonstrateur d’usinage 5 axes adapté à la taille de l’objet qu’il fabrique, et ce, en maximisant les effets positifs liés à la miniaturisation. Un véritable changement de paradigme qui a bousculé assez violemment le milieu concerné.

Cette machine, d’un encombrement à peine supérieur à celui d’une machine à café (figure en début d’article), est capable d’usiner un cube de 50 mm de côté et de réaliser pratiquement toutes les pièces microtechniques. [1] Ce démonstrateur est totalement dépourvu de refroidissement autre que la convection naturelle. Il pèse 35 kg pour des masses en mouvement n’excédant pas 10 kg. Asservi avec une dynamique incomparable, il est capable d’assurer une répétitivité inférieure à 2 μm sans perte de productivité. Il peut assurer un débit copeaux dans l’inox 316L de 2000 mm3/min, avec une vitesse de coupe de près de 400 m/min, des conditions UGV (usinage à grande vitesse) totalement respectées, ce qui est rendu possible par son comportement dynamique exceptionnel, et ce, pour une consommation de moins de 500 W! Qui dit mieux?

Cette innovation, présentée en primeur au Salon des moyens de production microtechniques Siams 2016, est aujourd’hui produite dans l’industrie dans des versions proches de l’original. D’autres entreprises empruntent déjà le même chemin avec des technologies et des procédés différents. De quoi se réjouir, car il ne s’agit pas ici d’un gain énergétique de 25%, mais d’un facteur 10!

Sommes-nous au-devant d’une nouvelle génération de moyens de production?

Référence

[1] projets.he-arc.ch/micro5/

Quelques définitions

Industrie 3.0: l’Industrie 3.0 se réfère au modèle issu de l’assurance qualité codifiée par l’industrie automobile dans les années 1980.

Subsidiarité: le principe de subsidiarité consiste à déporter le pouvoir de décision au plus près du terrain, là où se produit la valeur, et ce, avec le pouvoir d’agir et de transformer sans contrôle abusif. Grâce à la subsidiarité, les chantiers d’amélioration ont permis de gérer de spectaculaires améliorations par itérations successives.

TRS: le TRS est la performance nominale la plus grande possible: TRS = temps utile/temps d’ouverture usine
le temps utile étant le temps pendant lequel la machine produit de bonnes pièces à sa cadence nominale.

Auteur
Raymond Riess

est professeur de QRM (Quality risk et lean management) à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

  • HEIA-FR
    1700 Fribourg
Auteur
Richard Pasquier

est consultant en efficience énergétique et chargé de cours à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

  • HEIA-FR
    1700 Fribourg
Auteur
Claude Jeannerat

est professeur et responsable du groupe Conception de moyens de production de la filière Industrial design engineering à la Haute école Arc de Neuchâtel.

  • HE-Arc
    2610 Saint Imier

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