Gérer les chauffages pour soulager le réseau?
Flexibilité disponible au sein des ménages
Dans le cadre du projet européen GoFlex, un projet pilote a été déployé à Sion afin de tester durant plus d’une année un système complet de gestion de la flexibilité. Parmi les divers éléments reliés à la plateforme de gestion, 200 maisons individuelles ont été interfacées de manière à permettre le contrôle du chauffage et de la production d’eau chaude sanitaire.
La forte croissance de la production décentralisée d’électricité à partir des nouvelles sources renouvelables, bien moins prévisible et contrôlable, ainsi que l’électrification de la mobilité et du chauffage (pompes à chaleur) vont augmenter les contraintes sur les réseaux de distribution. Pour éviter des renforcements conséquents de ces derniers, un besoin de flexibilité décentralisée s’avérera de plus en plus nécessaire.
Actuellement, plusieurs sources de flexibilité telles que le pompage-turbinage, une production hydroélectrique plus flexible, les batteries ou la gestion de la charge peuvent être exploitées. Cette dernière paraît toutefois compliquée à mettre en place: elle nécessite des infrastructures importantes, dont les coûts d’exploitation sont difficiles à rentabiliser en ne prenant en compte que le service de flexibilité.
Les bâtiments étant de plus en plus connectés, il serait cependant judicieux d’en profiter pour exploiter au mieux cet important potentiel en matière de flexibilité. Une étude a donc été réalisée dans le cadre du projet européen GoFlex [1], dans le but de quantifier la flexibilité des maisons individuelles à partir de données collectées sur 200 ménages.
Le projet GoFlex
Le projet européen GoFlex s’est déroulé entre 2016 et 2020. Son objectif consistait à déployer et à tester un système complet de gestion de la flexibilité comprenant, d’une part, une prédiction des besoins (saturation du réseau, réduction des erreurs d’un groupe bilan, régulation tertiaire) et, d’autre part, un marché où la flexibilité disponible était mise en lien avec les besoins sous forme de tarifs variables. Ces derniers dépendaient des coûts d’extraction de la flexibilité et de l’importance des besoins.
Trois pilotes ont permis de tester le système durant un peu plus d’une année. Ils étaient situés dans trois pays aux conditions très différentes: Chypres, où la gestion insulaire du réseau rend le marché particulièrement intéressant, à Wundsiedel (Allemagne), où le gestionnaire de réseau de distribution se préparait à reprendre en partie le rôle de régulation du réseau incombant au gestionnaire du réseau de transport, et à Sion.
L’exemple du projet valaisan
Le pilote valaisan a fait l’objet d’une collaboration entre Oiken (anciennement ESR) et la HES-SO Valais/Wallis. La figure 1 présente les différents éléments de flexibilité qui l’ont composé. Neuf usines et grands bâtiments (Factory Energy Management Systems, FEMS) ont été interfacés afin de pouvoir contrôler les productions de chaleur et de froid, permettant ainsi d’augmenter ou de réduire la consommation électrique des infrastructures techniques. Deux contrôleurs de stations de recharge de véhicules électriques (Charging Energy Management Systems, CEMS) gérant une dizaine de stations de recharge ont été connectés, permettant ainsi de déplacer et de moduler la recharge des véhicules électriques dans le temps. Des maisons individuelles incorporant un système interne de contrôle de l’énergie (Household Energy Management Systems, HEMS), dont deux incluant un système de stockage par batterie (Charging-Discharging Energy Management Systems, CDEMS), ont aussi été connectées à GoFlex.
Pour finir, environ 200 maisons individuelles ont été interfacées de manière à permettre le contrôle du chauffage et de la production d’eau chaude sanitaire. Ces infrastructures techniques ont été spécifiquement sélectionnées, car le déplacement dans le temps de ces charges n’est pas perceptible pour les clients finaux, contrairement à d’autres éléments tels que les machines à laver ou les lave-vaisselle. La grande majorité des maisons possédaient des pompes à chaleur (PAC) – des éléments particulièrement intéressants du fait de la puissance utilisée (entre 2 et 6 kW pour la plupart) –, et environ 70 d’entre elles étaient munies de leur propre installation photovoltaïque.
Ces maisons ont été équipées, en plusieurs étapes, de divers composants (figure de titre) dont: un fibro-modem (en rouge) pour garantir la stabilité de la communication, un nouveau smart meter afin de pouvoir accéder aux consommations du ménage par M-Bus, des relais permettant la coupure individuelle d’une installation (en remplacement de la télécommande centralisée, à droite), divers sous-compteurs communicant par Z-Wave afin d’extraire les consommations des installations techniques et, pour finir, une passerelle GoFlex (à côté du fibro-modem) développée pour l’occasion à partir d’un «compute module» (Raspberry Pi) permettant d’acquérir les données et de contrôler les différentes installations techniques.
Zoom sur la flexibilité offerte par les 200 ménages
La solution déployée au sein de ces 200 ménages remplaçant la télécommande centralisée, elle est limitée par les mêmes interfaces. Dans certains cas (par exemple, dans celui des boilers électriques), il est possible de couper directement l’alimentation électrique de l’appareil. Mais pour la quasi-totalité des pompes à chaleur, l’interfaçage se fait via le contrôleur, avec un relai demandant l’arrêt de la PAC (disable). Même si le plus souvent, la coupure se produit instantanément, le contrôleur peut parfois finir un cycle avant de s’arrêter, provoquant un décalage de quelques minutes entre la commande d’extinction et la réduction effective de la consommation électrique.
Dans tous les cas, la solution étudiée ne permet que de réduire la consommation, sans pouvoir l’augmenter. Pour ce faire, un autre type d’interface tel que le SG Ready [2] testé dans le cadre des HEMS serait nécessaire. La flexibilité disponible est donc principalement négative (baisse de la consommation), même s’il serait possible de forcer une coupure pour provoquer, au redémarrage (effet rebond), une augmentation de la consommation (flexibilité positive).
Combien de maisons pour une flexibilité de 1 MW?
La flexibilité est définie par la puissance à disposition et la durée durant laquelle la charge peut être déplacée (coupures). De nombreuses coupures de 1 à 4 h ont été réalisées, soit une durée qui, selon des travaux réalisés auparavant à la HES-SO Valais [3], ne permet pas au client final de les ressentir. Des durées plus longues n’étant a priori pas utiles dans les modèles économiques envisagés, le principal facteur à analyser reste donc la puissance disponible.
Pour l’évaluer, il est possible d’observer directement la consommation électrique moyenne des différents éléments. Comme le montre l’exemple de la figure 2, la puissance moyenne consommée par un ménage pour le chauffage varie beaucoup, avec une consommation quasi nulle en été et une puissance moyenne maximale en hiver approchant 1,6 kW tôt le matin et en début de soirée. Le potentiel est donc non négligeable une partie de l’année, un millier de bâtiments offrant une puissance flexible d’environ 1 MW en hiver. La flexibilité est cependant quasiment nulle en été (100 W).
Une analyse similaire a été réalisée pour la production d’eau chaude sanitaire (ECS). Logiquement, cette consommation est moins affectée par la température extérieure et est bien plus régulière au cours de la journée ainsi qu’au fil des saisons, même si la consommation d’ECS est légèrement réduite la nuit et lors de la période estivale. Il faudrait environ 7000 maisons pour atteindre une flexibilité de 1 MW. De plus, l’ECS n’étant réchauffée que quelques fois dans la journée avec une pompe à chaleur, cette consommation pourrait être déplacée de manière à produire un pic au moment de la journée le plus adéquat pour s’adapter à la production solaire et maximiser l’autoconsommation.
Prévoir la disponibilité de la flexibilité
Pour pouvoir profiter de la flexibilité de la charge d’une maison, il est important d’être à même de prévoir sa disponibilité. Une approche courante consiste à définir un modèle complexe du bâtiment pour prédire quand les besoins thermiques vont forcer la mise en marche de la pompe à chaleur. Cependant, pour de petits bâtiments, cette technique requiert beaucoup d’informations et est très gourmande en ressources. Une approche plus statistique de prédiction d’un groupe de bâtiments semble plus opportune: elle nécessite moins d’informations en profitant du théorème central limite.
Ce théorème, démontré par Pierre-Simon de Laplace, établit que la somme de variables aléatoires indépendantes converge vers la loi normale. Ainsi, la somme des variations de la puissance de nombreuses maisons va tendre vers une distribution gaussienne, dont la déviation standard diminuera avec le nombre de bâtiments. Il reste encore à identifier la taille optimale du groupe: un petit ensemble rendrait la prédiction plus compliquée, alors qu’une taille plus conséquente diminuerait la possibilité de faire des prédictions par zone, de manière à pouvoir agir localement sur le réseau de distribution.
Pour ce faire, les consommations de 180 ménages ont été réparties dans des groupes de 1 à 180 maisons. La figure 3 illustre l’influence de la taille de ces derniers sur la variabilité de la puissance moyenne de chauffage de chacun des groupes. Dans la mesure où toutes les maisons ont toujours été réparties entre tous les groupes (par exemple dans 6 ensembles de 30 maisons), la puissance moyenne des groupes divisée par leur taille reste inchangée (mis à part de petites variations dues aux arrondis lors du calcul de la moyenne pour les petits ensembles). Une réduction marquée de la déviation standard de la probabilité de puissance moyenne des groupes peut être clairement observée jusqu’à une taille des groupes de 30 à 50 maisons. De plus amples résultats sont présentés dans [4].
De multiples paramètres et divers modèles de prédiction
Une analyse des différents paramètres influençant la flexibilité disponible dans les ménages a été réalisée. Les principaux sont les dernières valeurs de consommation mesurées des charges flexibles, la température, l’irradiation solaire, le jour de l’année et le jour de la semaine. Une courbe journalière corrective est aussi utilisée en tant que paramètre pour prendre en compte certains phénomènes tels que les consignes de température différentes entre le jour et la nuit, ou les délais de redémarrage du système de chauffage et de diffusion de la chaleur après une journée ensoleillée.
Divers types de modèles ont aussi été testés pour prédire la flexibilité:
- un modèle constant, où la valeur prédite correspond à la dernière valeur mesurée (ce modèle, le plus simple, sert de point de comparaison);
- un modèle linéaire, aussi trop simple, et qui sert également de point de comparaison;
- un modèle RFR (Random Forest Regression), basé sur des arbres décisionnels;
- un modèle MLP (Multilayer Perceptron), basé sur des réseaux de neurones;
- un modèle LGBM (Light GBM), un modèle par renforcement du gradient développé par Microsoft;
- et un modèle Arimax (Autoregressive Integrated Moving Average with Exogenous variable).
La figure 4 présente la performance des différents modèles utilisés pour prédire la flexibilité disponible de 15 min à 5 h à l’avance. L’indicateur de performance est le coefficient de détermination (R2) allant de 0 à 1 (prédiction parfaite). Le modèle le plus simple – le modèle constant – est l’un des plus efficaces à très court terme (15 min), ce qui montre à quel point la flexibilité à court terme est similaire à la dernière valeur. Cependant, pour un délai de prédiction plus élevé, le modèle LGBM sort du lot et présente les meilleurs résultats, avec une bonne prédiction 5 h à l’avance (figure 5).
Une flexibilité encore difficile à rentabiliser
Cette étude a permis d’analyser en détail la flexibilité disponible au sein de maisons individuelles. La puissance disponible peut être relativement importante, même si en ce qui concerne le chauffage, elle dépend fortement de l’heure et de la saison. Déployer une solution complète pour exploiter cette flexibilité paraît néanmoins pour l’instant peu intéressant par rapport à d’autres solutions (batteries de quartier, etc.). L’infrastructure à installer et le lien à maintenir avec le client ont un coût difficile à rentabiliser si seule la gestion de la charge est exploitée. Cependant, une telle infrastructure permet énormément d’autres services tels que le conseil énergétique, la visualisation de la consommation, l’automatisation du bâtiment, la sécurité, le suivi des installations techniques (prédiction de la maintenance), etc.
À l’avenir, les maisons seront de plus en plus connectées et il sera très important de garantir les standards qui permettront de les exploiter pleinement. Si ces maisons pouvaient alors ressembler à nos téléphones portables, avec un matériel compatible avec une multitude d’applications, permettant de déployer des services très variés tout en garantissant la protection et la gestion des données, et offraient la possibilité d’améliorer l’efficacité des bâtiments (en suivant leur consommation), de maximiser leur autoconsommation et d’effectuer du déplacement de la charge... Cela représenterait un grand pas en vue de la réalisation de la transition énergétique, en offrant plus de flexibilité et en réduisant la consommation.
Mais la bonne utilisation de ces infrastructures nécessitera de finaliser les standards d’interopérabilité, de définir les rôles pour leur installation et leur exploitation, ainsi que de valider les modèles économiques permettant de déployer ces services en grand nombre. En attendant, le coût pour rendre les pompes à chaleur et autres installations techniques plus interactives est quasi nul. Il serait dommage de se priver d’un tel potentiel.
Références
[1] Projet GoFlex
[2] waermepumpe.de/normen-technik/sg-ready
[3] P. Roduit, «Flexibilité de la consommation électrique», Bulletin SEV/VSE 6/2018, p. 52-55, 2018.
[4] Y. Sidqi, P. Ferrez, D. Gabioud, P. Roduit, «Flexibility quantification in households: a swiss case study», Energy Informatics, Vol. 3, Art. 23, 2020.
Remerciements
Les résultats présentés ont été réalisés dans le cadre du projet GoFlex – financé par le Sefri (contrat 16.156) et le programme H2020 de la Commission européenne (contrat 731232) – et d’un projet financé par Oiken et FMV. Ce travail a aussi été réalisé en étroite collaboration avec Oiken. L’auteur tient à remercier Yann Rausis, Guillaume Dubuis, Dr Yousra Sidqi et Dr Pierre Ferrez, qui ont produit les résultats décrits dans cet article.
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