Exploiter le vent dans les zones industrielles
Éoliennes uniques
Les entreprises misent souvent sur le photovoltaïque pour produire sur place l’électricité dont elles ont besoin. Cette solution est très intéressante de jour, et particulièrement pendant le semestre estival. Installer des éoliennes uniques dans les zones industrielles offrirait un complément bienvenu. Comment procéder, est-ce rentable, et quelles sont les conditions à remplir?
Au printemps 2023, l’association Suisse Eole a démarré une campagne d’information auprès des collectivités publiques et des industriels afin de les inciter à envisager l’installation d’éoliennes uniques dans des zones à forte consommation d’électricité. Mais qu’entend-on exactement par «éolienne unique»? Nous avons tous en tête le modèle des années 1850 souvent vu dans les westerns américains: un derrick de 20 à 30 m de haut, surmonté d’une éolienne pourvue de multiples ailettes plates permettant de puiser l’eau d’une nappe phréatique pour alimenter un abreuvoir. Depuis, le concept a évolué quelque peu.
Cet article a pour objectif d’expliquer le concept de l’éolienne unique et de répondre aux principales questions que l’on pourrait se poser à propos de cette nouvelle opportunité d’exploitation des énergies renouvelables dans les zones industrielles.
Pourquoi installer des éoliennes sur des sites industriels?
Depuis le 9 juin 2024, la Suisse s’est engagée à accélérer la mise en œuvre de sa transition énergétique. Or, limiter l’usage des énergies fossiles, surtout en hiver et la nuit, constitue l’un des moyens essentiels pour décarboner notre consommation d’énergie. L’énergie éolienne, dont 60% de la production annuelle est réalisée au cours du semestre d’hiver, vient donc à point nommé compléter une production photovoltaïque plus faible en hiver et inexistante la nuit. Forts de 47 expériences éoliennes, les promoteurs de cette énergie tablent sur 1500 à 2500 h de production à plein régime par an contre, à titre de comparaison, 900 à 1200 h de plein ensoleillement pour la production photovoltaïque en Suisse.
Les industriels le savent (propagation du bruit, de la poussière): il y a du vent sur les sites industriels situés dans les vallées telles que celle du Rhône. Les machines sont aussi devenues deux fois plus performantes en l’espace de 10 ans, et la hauteur du mât d’une éolienne (100 m) n’est pas beaucoup plus élevée que celles des lignes à haute tension (50 à 70 m) ou des cheminées des sites industriels actuels. Enfin, l’efficacité des éoliennes permet (avec les subventions) d’atteindre des prix de revient du kWh proches de ceux de l’hydroélectricité, et ce, majoritairement au cours de la période hivernale où les prix de l’électricité ont tendance à s’envoler.
De plus, les sites industriels étant déjà cartographiés comme tels par les services de l’aménagement du territoire (loi sur l’aménagement du territoire LAT, art. 15), les études liées à la protection de l’environnement seront plus simples et rapides à réaliser. Concentrer dans une zone déjà marquée depuis des décennies par des activités humaines et industrielles une production éolienne qui sera surtout nocturne et hivernale tombe donc sous le sens.
Enfin, produire de l’électricité à l’endroit où elle sera consommée limite les pertes et les coûts liés au transport de l’énergie. Cette solution représente donc une approche pragmatique pour développer une énergie renouvelable complémentaire aux autres (chaleur-bois, géothermie, solaire, hydraulique ou biomasse).
De nombreux industriels n’ont pas attendu la votation du 9 juin dernier pour équiper leurs toits de panneaux photovoltaïques et/ou pour limiter leur consommation d’énergie. Quand leurs surfaces de bâtiments ou de parcelles ne leur permettent pas de développer encore plus le solaire, l’éolien leur offre la possibilité de continuer à accroître leur production locale d’énergie renouvelable.
Quels sont les critères d’éligibilité?
Avant de proposer l’implantation d’une éolienne unique, Suisse Eole procède à un repérage de sites éligibles sur la base des cartes des vents [1] en libre accès sur le site de la Confédération (figures 1 et 2).
L’analyse des lieux propices passe en premier lieu par l’identification des zones de villégiature à éviter. Ensuite, neuf critères principaux sont considérés pour évaluer l’éligibilité d’un site:
- La vitesse moyenne du vent doit être supérieure à 4 m/s.
- La distance minimale jusqu’aux habitations doit être supérieure à 250 m.
- Il ne doit pas y avoir d’axes routiers ou ferroviaires majeurs à moins de 200 m.
- Il doit s’agir d’une zone industrielle répertoriée.
- Le raccordement électrique à l’infrastructure de la zone industrielle concernée doit être facilement réalisable, de préférence en privilégiant l’autoconsommation.
- La conformité avec les zones protégées pour les monuments historiques (Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse, ISOS), pour l’aviation civile et militaire (OFAC, DDPS) et pour les télécommunications (OFCM) doit être respectée.
- L’autoconsommation d’électricité doit être possible de jour et de nuit.
- L’analyse de rentabilité doit aboutir à un prix par kWh inférieur à 10 ct. sur 20 ans.
Enfin, aucune démarche n’a de chance d’aboutir si le futur exploitant n’obtient pas l’accord du propriétaire de la parcelle ainsi que celui de ses voisins et de la municipalité concernée par l’attribution du permis de construire. L’accord du canton sera également un prérequis. Les autorisations seront plus faciles à obtenir dans les cantons pourvus d’un plan directeur des énergies (zones définies dans la LAT, art. 18) prévoyant des zones pour les implantations éoliennes. À défaut, la demande au canton doit être faite afin de mettre à jour les planifications existantes dans le respect des lois régissant l’aménagement du territoire.
Comment bénéficier de subventions?
Pour obtenir le versement d’une subvention fédérale pour l’installation d’une éolienne, la loi suisse fixe comme critère une puissance minimale de 2 MW, soit des éoliennes de plus de 100 m de haut. Grâce à cette subvention, l’investissement nécessaire à la réalisation d’une éolienne unique devient envisageable pour de nombreuses entreprises et leur permet ainsi de stabiliser le prix de leur approvisionnement électrique à long terme.
Comment rendre la production d’électricité rentable?
Les entreprises requièrent des conditions énergétiques compétitives, mais aussi une certaine stabilité des prix en matière d’approvisionnement énergétique, ce qui n’a pas vraiment été le cas depuis plus de deux ans. Or, la subvention fédérale pour les éoliennes uniques permet de produire de l’électricité à des prix proches de ceux de l’hydraulique.
Prenons l’exemple d’une éolienne disposant d’un mât de 100 m de haut et d’une longueur de pales de 69 m, qui capterait le vent à une hauteur moyenne de 100 m par rapport au sol. En comptant sur un vent de 4 m/s en moyenne – ce qui est plutôt faible par rapport à la moyenne suisse –, il est possible de produire, en comptant sur 965 h à plein rendement, 4,11 GWh/a avec une machine d’une puissance de 4,26 MW (modèle Enercon E-138 EP3 E3). Les vitesses de vent peuvent être confirmées au préalable par des mesures réalisées à l’aide d’un mât de mesure ou d’un lidar (système de mesure du vent au sol basé sur l’effet Doppler) pour confirmer le potentiel local.
L’investissement initial (machine, accès, génie civil, montage, raccordement, provision pour le démontage) s’élève à 6,5 millions de francs suisses, auxquels viennent s’ajouter 200'000 francs pour les campagnes d’études du vent et analyses diverses, 300'000 francs pour la conduite de dossier, et 1 million de francs pour les divers imprévus: l’investissement total atteint ainsi 8 millions de francs, ramenés à 3,2 millions après le versement de la subvention fédérale.
Une entreprise qui consommerait 5 GWh/a et autoconsommerait 80% de sa production éolienne – soit 3,25 GWh/a – obtiendrait un retour sur investissement de l’ordre de 7 à 10 ans, en tenant compte des recettes du courant injecté dans le réseau, des frais d’administration (60'000 francs) et des frais d’entretien annuels de l’ordre de 250'000 francs.
Quels sont les plus gros freins à l’implantation de ces éoliennes?
Les éoliennes uniques installées sur des sites industriels présentent donc de nombreux avantages. Leur développement peut toutefois être freiné par divers facteurs. Parmi ceux-ci:
- Les plans cantonaux d’affectation de zones à l’éolien, pour ceux qui existent, qui n’ont pas prévu cette option, et pour cause: la productibilité des éoliennes est en forte hausse et les prix de l’électricité sont plus imprévisibles depuis deux ans en raison d’une conjoncture politico-économique mondiale difficile à anticiper.
- La Suisse est un pays qui ne possède pas de grands espaces à disposition: nos industries sont souvent à l’étroit dans leurs vallées et les zones résidentielles sont proches des industries.
- Suite aux procédures sans fin des programmes éoliens des années 2010–2020 planifiés sur les crêtes du Jura, les différents protagonistes confrontés à l’éolien ne connaissent souvent que mal les performances d’une éolienne en 2024, dont la productibilité a doublé en 10 ans.
- Le souci des industriels ou des collectivités de ne pas susciter de contestations au sein de leur région, car l’accord des voisins et des communes limitrophes est indispensable pour assurer et maintenir une cohabitation harmonieuse.
S’il n’est pas possible de remédier au manque d’espace, une meilleure information quant à l’évolution des performances des éoliennes pourrait néanmoins contribuer à accélérer leur implantation sur les sites qui le permettent.
Une opinion publique qui évolue
L’instabilité politique croissante des pays qui nous entourent de près ou de loin, les aléas du climat toujours plus imprévisibles, le réchauffement de la planète qui induit une évolution des consommations et productions énergétiques – et notamment une électrification de la consommation énergétique de l’hémisphère nord –, mais aussi les difficultés rencontrées par les différents acteurs pour limiter notre dépendance aux énergies fossiles, sont autant de facteurs grâce auxquels l’éolien à taille humaine devient acceptable pour l’opinion publique.
En 2023, deux industriels majeurs, Swisspor, à Châtel-St-Denis/FR, et Zwahlen & Mayr, à Aigle/VD, ont courageusement annoncé leur intention d’installer une éolienne unique sur leurs sites respectifs. Leurs déclarations, publiées dans la presse, n’ont fait l’objet d’aucune contestation. Les milieux politiques historiquement «réservés» quant à la pertinence du développement de l’éolien ont même plébiscité le pragmatisme de la démarche.
De plus en plus de demandes parviennent en outre aux développeurs éoliens pour de petites machines assurant un revenu ainsi qu’un accès à l’autonomisation énergétique d’entreprises agricoles et/ou industrielles – des poulaillers aux industries du béton ou métallurgiques. Les gravières sont particulièrement intéressées par l’option éolienne. Cependant, bien que bénéficiant d’autorisations spéciales et de concessions de durée pourtant équivalente à celle de la durée de vie d’une éolienne, elles ne peuvent prétendre à ce type d’énergie avec des procédures simplifiées, car elles sont souvent situées en zones agricoles.
2024: le retour de l’éolien?
Exploité depuis deux millénaires en Europe, puis négligé jusqu’aux années 80, l’éolien revient en force. De multiples modèles voient le jour, qu’il s’agisse de petits modèles sympathiques, de modèles de plus de 30 m adaptés à l’autoconsommation agricole ou à l’autonomisation des relais de l’armée suisse dans les Grisons (Stadera), ou tout simplement d’éoliennes uniques pour les complexes industriels, où certaines cheminées désaffectées seront remplacées par des machines apportant une énergie bienvenue l’hiver et quand le soleil ne brille pas.
L’éolienne unique fait partie du plan de développement tracé par Suisse Eole dans la course aux énergies renouvelables. Son objectif: générer 2 TWh/a dès 2030 en misant sur une approche participative et sur des éoliennes citoyennes. Les projets ne seront plus développés uniquement par les énergéticiens, mais davantage par des initiatives émanant de citoyens, de collectivités publiques, d’entreprises ou d’autres groupes de la population, tous soucieux de profiter d’un approvisionnement énergétique local, sûr et durable. Ce modèle est devenu très prisé à l’étranger.
Dans l’espace germanophone, on parle de «Bürgerwindpark». Le pouvoir de décision reste ainsi «local pour les locaux». Les acteurs peuvent apporter leur contribution énergétique et climatique avec la ressource en vent de leur territoire. Le modèle constitue une étape importante dans la mise en pratique du développement durable. Il incite à devenir «conso-acteur» ou «énergieculteur», et permet de passer du paradigme du «tout importé» à un mode de production-consommation local. Il offre en outre l’assurance de garder la main sur la production de son énergie électrique sur son territoire.
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