Exploiter le potentiel hydroélectrique caché
Production et stockage d’électricité
Identifier le potentiel hydroélectrique caché ou inexploité des infrastructures existantes – des réseaux d’eau potable ou d’eaux usées aux retenues collinaires – constitue un axe de développement durable de la production et du stockage hydroélectrique à petite ou à moyenne échelle. Résultats de diverses études pour estimer le potentiel suisse et exemples d’applications.
Bien que la capacité de production ou de stockage des projets hydroélectriques utilisant des infrastructures existantes à petite ou à moyenne échelle soit souvent limitée, la multiplication de ces sites peut, dans son ensemble, représenter un potentiel intéressant, avec un impact environnemental limité.
Ces aménagements ont en général des coûts de développement inférieurs à ceux nécessitant une construction de tous les équipements et permettent de maximiser les avantages énergétiques d’installations sous-utilisées. Ils ont en outre besoin de moins d’études environnementales et sociales, n’émettent que peu ou pas d’émissions de carbone supplémentaires, impliquent peu de changements dans l’exploitation des réservoirs, et sont souvent l’option la plus simple à mettre en œuvre selon le cadre légal. Quant aux défis associés à ces projets, ils sont principalement liés aux incertitudes concernant la disponibilité de la ressource en eau, à l’état des infrastructures – qui peuvent être vieillissantes – ainsi qu’à la politique de soutien pour le développement de projets à petite ou à moyenne échelle, qui peut constituer un élément clé de la rentabilité de ce type de projets.
Historiquement, la Suisse exploite depuis plusieurs décennies le potentiel des réseaux d’eau potable, et même des eaux usées, pour produire de manière décentralisée de l’électricité en bénéficiant des mesures d’encouragement prévues par les programmes de soutien. Plusieurs études sont ainsi en cours à la HES-SO Valais pour identifier de nouvelles opportunités.
De nouvelles perspectives pour la petite hydraulique
Le 1er octobre 2021, les dispositions d’encouragement de la loi sur l’énergie ont été modifiées par le Parlement suisse. Le texte prévoit désormais une rétribution unique pour plusieurs moyens de production d’énergie, et notamment pour la petite hydraulique. Cette nouvelle subvention vient remplacer le système de rétribution de l’injection (SRI) auparavant en place. Le SRI accordait des mesures d’encouragement sous forme d’un montant versé par kWh produit, mais présentait le désavantage d’avoir de longues listes d’attentes pour bénéficier de ces subventions.
Les nouvelles conditions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023 et, depuis lors, il est possible de toucher des contributions d’investissement pouvant s’élever jusqu’à 60% des coûts d’investissement imputables. Pour toucher ces subventions, l’installation doit atteindre une puissance minimale de 1 MW pour les nouvelles installations, ou peut être exemptée de cette limite s’il s’agit d’une installation d’exploitation accessoire, comme une installation sur un réseau d’eau potable, d’eaux usées, d’enneigement artificiel, etc. [1]. Le multi-usage de l’eau est donc fortement encouragé et cette nouvelle méthode de rétribution donne un souffle nouveau à la petite hydraulique.
Production d’électricité sur les réseaux d’eau
Plusieurs types de site sont propices à l’installation d’une centrale hydroélectrique sur un réseau d’eau: les sites entre le captage et le réservoir de stockage, ceux qui se trouvent entre deux réservoirs existants, ceux équipés d’un réducteur de pression, les trop-pleins, etc. Ces sites potentiels se rencontrent sur les réseaux d’eau potable, d’eaux usées, ou encore d’irrigation.
La méthodologie à suivre lorsque l’étude de potentiel se limite à un site prédéfini a fait l’objet de plusieurs manuels tels que les guides Pacer [2] ou, plus récemment, les guides «Documentation d’ensemble de la petite hydraulique» de SuisseEnergie [3]. Dans le cas d’une étude plus globale concernant la sélection d’un site en fonction de plusieurs options, une analyse multicritère est nécessaire. Ce type d’analyse nécessite de comparer les sites deux à deux. Le processus d’analyse hiérarchique (analytic hierarchy process, AHP) permet de réaliser ce type de comparaison sur la base de plusieurs critères, tels que la production d’énergie, le prix de revient ou la difficulté d’accès, en utilisant des matrices. Cette approche a été légèrement simplifiée et appliquée au cas de la commune de Crans-Montana [4]. Elle a permis d’y identifier deux sites avec un potentiel intéressant, dont un avec une production annuelle estimée à 64 MWh.
Les méthodologies présentées dans les guides édités peuvent aussi être appliquées pour des sites «exotiques», comme une fabrique de chocolat ou une station d’épuration, sur lesquels il est possible d’autoconsommer l’électricité produite.
Potentiel pour la fabrique de chocolat Cailler
Dans le cas de la fabrique de chocolat Cailler, à Broc, les processus industriels nécessitent l’utilisation d’eau sous pression, qui est fournie par l’intermédiaire d’un piquage sur la conduite forcée reliant le barrage de Montsalvens à la centrale hydroélectrique d’Electrobroc. La pression en pied de la conduite forcée est de 12 bar tandis que la pression nécessaire aux processus industriels n’est que de 6 bar. Par conséquent, un réducteur de pression est installé le long de la conduite, qui pourrait être couplé à une turbine.
Des données de consommation d’eau complétées par des mesures de débit sur une période d’un mois ont été analysées afin de définir la plage de débit sur laquelle une production hydroélectrique serait pertinente. La comparaison de plusieurs variantes comprenant divers types de turbine (pompe inversée, turbine Pelton à contre-pression, DuoTurbo) et deux zones d’installation différentes a permis d’isoler une solution rentable, consistant à installer deux pompes inversées – pour couvrir une large plage de débit – au plus proche du piquage sur la conduite forcée afin de limiter les pertes de charge. L’énergie produite représenterait environ 2% de la consommation électrique de la fabrique pour un temps de retour sur investissement de 8 ans [5].
Turbinage des eaux usées sur la commune de Crans-Montana
L’installation d’une turbine hydroélectrique sur un réseau d’eaux usées est également possible moyennant quelques adaptations, incluant en particulier l’installation d’un dégrilleur afin de retenir les sédiments. Le cas d’étude sur la commune de Crans-Montana a permis de sélectionner six variantes possibles d’installation, pour une plage de chute variant de 200 m à presque 900 m et une plage de débit d’équipement allant de 20 l/s à 80 l/s. Une étude approfondie des coûts (figure 1) a montré l’intérêt d’installer une turbine Pelton, qui permettrait de produire plus de 1 GWh directement autoconsommé à la station d’épuration. Ce projet vient d’entrer en phase d’étude et devrait voir le jour ces prochaines années [6].
Turbinage sur un réseau d’eau potable urbain à Pully
La production d’électricité sur un réseau d’eau potable urbain est encore relativement peu développée, car l’intégration d’une turbine sur un réseau maillé est complexe. Un projet avec la ville de Pully a été mené par la HES-SO (Haute école spécialisée de Suisse occidentale), en collaboration avec BG Ingénieurs Conseils, dans le cadre du développement de la ville en tant que smart city. Une turbine Duo Turbo, version urbaine, a ainsi été installée sur le réseau maillé de la ville entre différents étages de pression, avec l’objectif d’optimiser la production tout en veillant à la qualité de l’eau. Ce dernier point a été réalisé grâce à une circulation systématique de l’eau dans les différentes parties du réseau, impliquant plus de dix arrêts-démarrages par jour [7].
Une étude à plus grande échelle
Les nouvelles subventions désormais disponibles ainsi que la flambée récente des prix de l’énergie forment un contexte propice à la mini-hydraulique. C’est pour cela que de multiples collectivités ont récemment exprimé le souhait de réaliser une étude à l’échelle de leur territoire afin de quantifier le potentiel restant sur leurs réseaux existants. Si ce genre d’étude est fréquemment effectué au niveau d’une commune, un projet a également été mené à plus grande échelle lors d’une collaboration entre la HES-SO et Oiken. Au cours de ce projet, une douzaine de communes ont été étudiées et une trentaine de sites potentiels, tels que ceux illustrés dans la figure 2, ont été évalués. Cette étude globale sur les réseaux d’eau potable, d’eaux usées et d’irrigation a permis d’identifier la possibilité de produire plus de 3 GWh annuellement, et ce, juste avec les cinq sites en tête de l’analyse multicritère réalisée.

Stockage d’électricité grâce aux réservoirs existants
La Suisse dispose actuellement de 20 grandes installations de pompage-turbinage représentant une puissance installée de 3,6 GW. Avec le développement de la production photovoltaïque et de la mobilité électrique, les besoins en stockage d’énergie vont augmenter. C’est pourquoi le projet HiDeStor (Hidden renewable and sustainable solutions for decentralised electricity storage), financé par l’OFEN et effectué en collaboration avec la fondation Mhylab, a pour objectif d’évaluer le potentiel existant des sites cachés tels qu’un réservoir pour de l’enneigement artificiel ou un lac de montagne.
Dans un premier temps, un recensement des réservoirs existants est effectué dans les cantons romands, puis une extrapolation sera réalisée à l’échelle de la Suisse pour estimer le potentiel national «caché». La nouvelle dynamique des prix de l’électricité est prise en considération afin de fournir un résultat le plus fidèle possible à la réalité, et la pertinence du développement des sites rentables sera évaluée en définissant des critères de sélection des sites et en dimensionnant les centrales en fonction des besoins futurs.
Évaluation des besoins
Pour dimensionner les centrales sur les sites disposant d’un potentiel jugé avantageux, plusieurs interviews ont été effectués afin d’établir les besoins actuels des acteurs. Dans un premier temps, certains GRD et GRT ont été directement contactés afin de déterminer leurs besoins propres. Basé sur leurs retours, un bref questionnaire (encore disponible, voir la dernière figure) a été établi puis envoyé à l’ensemble des GRD suisses afin d’obtenir une vue globale des besoins actuels.
À l’heure de la rédaction de cet article, environ une cinquantaine de personnes ont participé à l’enquête et un bref résumé de leurs réponses est présenté dans la figure 3. Il n’en ressort pas de tendance claire par rapport à l’énergie de stockage et aux durées d’utilisation de la turbine. Cependant, la plupart des personnes ayant répondu estiment que l’utilisation de ce genre de petite centrale leur serait utile pour lisser les pics de puissance.
Méthodologie utilisée
Afin de pouvoir estimer le potentiel de stockage par pompage-turbinage à petite échelle en utilisant des réservoirs existants, la première étape a consisté à recenser tous les lacs et autres ouvrages pouvant permettre de stocker de l’eau. Un inventaire par canton a donc été créé en se basant notamment sur les listes des lacs naturels, des grands barrages de la Confédération ou encore des petits ouvrages sous surveillance cantonale. Chacun de ces lacs a été ajouté à la liste avec ses propriétés correspondantes telles que son altitude, ses coordonnées, son volume mais également ses contraintes en termes de protection (nature, paysage, etc.). Ainsi, un premier tri des lacs a pu être effectué, les lacs dotés d’une forte protection ayant été écartés de l’étude.
Ensuite, il a été tenté de créer des paires de lacs existants. Pour ce faire, plusieurs critères ont été posés – les deux réservoirs doivent notamment être suffisamment proches l’un de l’autre et avoir une différence d’altitude intéressante. Si le canton étudié ne disposait pas de suffisamment de paires de réservoirs, la possibilité de construire une retenue collinaire comme second réservoir a également été étudiée. Finalement, les stations de pompage et de turbinage ont pu être dimensionnées selon les besoins précédemment identifiés (figure 3). Cette méthode est illustrée dans la figure 4 et a ensuite été appliquée aux différents cantons étudiés.

Estimation du potentiel de stockage
Cette méthodologie a permis d’identifier les sites présentant un potentiel pour du pompage-turbinage à petite échelle. Pour le canton du Valais, elle a pu distinguer une dizaine de sites dont les cinq meilleurs permettraient de stocker 70 MWh pour du stockage journalier en utilisant uniquement des réservoirs existants, soit l’équivalent du surplus de production photovoltaïque d’environ 2300 maisons. La totalité des sites identifiés dans le canton du Valais permettrait de stocker environ 110 MWh.
L’étude en cours va, dans un second temps, s’intéresser aux perspectives sur l’ensemble du territoire suisse. Pour l’instant, il en ressort sans surprise que le potentiel principal et le plus facile à réaliser se trouve dans les Alpes, grâce aux grandes différences d’altitude. Les Alpes couvrant 58% de la Suisse (et le Valais 13%), il reste certainement un potentiel important de pompage-turbinage à petite échelle à identifier. Une simple règle de trois avec les résultats valaisans laisse penser qu’un potentiel proche de 500 MWh de stockage existerait dans les Alpes suisses uniquement.
À titre de comparaison, en 2020, la Suisse disposait d’une capacité de stockage par batterie totale de 79 MWh [8].
Conclusions et perspectives
Le contexte actuel en matière d’approvisionnement en énergie électrique favorise le développement d’infrastructures locales ayant un faible impact environnemental. L’installation de petites turbines hydrauliques sur des réseaux de distribution d’eau existants ou l’aménagement de site de pompage-turbinage à petite échelle utilisant des réservoirs existants constituent des solutions en adéquation avec ce contexte.
Afin de lister et de définir les sites les plus prometteurs, des études globales au niveau des communes ou des cantons sont nécessaires. En utilisant des méthodes d’évaluation multicritères en complément des méthodes de dimensionnement standard de la petite hydraulique, il est possible de classer les sites les plus prometteurs et ensuite d’engager la réalisation de ces projets. Les exemples traités dans cet article permettent de mettre en avant les différentes possibilités s’offrant notamment aux communes ou aux gestionnaires de réseaux pour exploiter au mieux les infrastructures déjà à leur disposition et pour en favoriser le multi-usage.
Références
[1] «Contributions d’investissement pour petites et grandes installations hydroélectriques. Fiche d’information», Office fédéral de l’énergie, 2022.
[2] «Petites centrales hydrauliques. PACER», Programme d’action PACER – Énergies renouvelables, Office fédéral des questions conjoncturelles, 1995.
[3] «Documentation d’ensemble de la petite hydraulique, Modules 1 à 6», SuisseEnergie, 2020.
[4] Vincent Federici, «Analyse multicritère de sites d’implantation de micro-turbines sur un réseau d’eau potable», travail de bachelor, 2022.
[5] Lisa Rudaz, «Turbinage des eaux industrielles de la fabrique Cailler de Broc», 2023.
[6] Marie Musolla, «Turbinage des eaux usées du Haut-Plateau de Crans-Montana», travail de bachelor, 2019.
[7] Irène Samora, Khalid Essyad, Vlad Hasmatuchi, Cécile Münch-Alligné, Amandine Massart, «Projet TUNE – Turbine for Urban Network», Aqua & Gas, 28 mars 2024.
[8] «Statistique de l’énergie solaire. Année de référence 2020», Office fédéral de l’énergie, 2021.
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