Efficacité des moteurs thermiques quantiques
Quand la mécanique quantique rencontre la thermodynamique
Les machines et les appareils électroniques génèrent souvent une chaleur résiduelle difficile à utiliser de manière efficace. L’exploitation des effets quantiques, notamment le confinement de charges dans des boîtes quantiques, promet une conversion de chaleur en électricité avec une efficacité qui s’approche de la limite thermodynamique.
Dans le cadre de la recherche de sources d’énergie renouvelables, la capacité de générer de l’électricité à partir de différences de température offre une approche propre et durable pour la conversion d’énergie. De ce fait, avec le développement de l’Internet des objets, les dispositifs thermoélectriques de faible puissance capables d’étendre l’autonomie des dispositifs intelligents interconnectés suscitent un vif intérêt.
Cette conversion d’énergie en électricité est comparable à un moteur thermique qui effectue un travail en échangeant de la chaleur entre un réservoir chaud et un réservoir froid pendant l’exécution d’un cycle thermodynamique. Les moteurs thermiques quantiques (MTQ) effectuent de tels cycles en utilisant des systèmes quantiques comme fluide de travail. Comme les moteurs thermiques classiques, les MTQ convertissent la chaleur en travail, et les deux types de moteurs partagent la même limite supérieure, l’efficacité de Carnot.
Les moteurs thermiques à échange de particules
Les moteurs thermiques à échange de particules (MTEP) constituent un type particulier de moteurs thermiques quantiques, dans lequel des particules sont échangées en continu entre un réservoir chaud et un réservoir froid. Ils peuvent avoir recours à différents types de particules: par exemple des phonons, des photons, ou également des électrons.
Les moteurs thermiques quantiques à base d’électrons existent depuis plusieurs décennies sous la forme de générateurs thermoélectriques et sont depuis longtemps considérés comme une approche prometteuse pour la récolte d’énergie. Cependant, la plupart des générateurs thermoélectriques actuellement sur le marché ne bénéficient que d’une faible efficacité de conversion. Une augmentation de cette efficacité requiert une conductivité électrique et un coefficient Seebeck élevés, ainsi qu’une faible conductivité thermique. Or, ces trois propriétés sont dérivées de la fonction de transmission des porteurs de charge, c’est-à-dire de la probabilité qu’un électron soit transporté à travers le matériau à une certaine énergie, et il est très difficile de trouver un matériau qui optimise ces trois propriétés.
En théorie, dans un MTEP, le rendement de Carnot est atteint lorsque le système transmet tous les porteurs de charge situés dans une plage d’énergie infiniment étroite et bloque ceux se trouvant en dehors de cette plage. Dans ce cas, cependant, la puissance du moteur est nulle. Une puissance non nulle est atteinte lorsque le spectre d’électrons transmis entre les réservoirs n’est pas infiniment étroit, c’est-à-dire que le spectre énergétique est élargi, par exemple par la température ou par l’interaction avec les électrodes de contact. Bien qu’un tel filtrage de l’énergie soit très difficile à réaliser avec des matériaux conventionnels, il est possible de le faire en utilisant le transport de charges résonant à travers une boîte quantique (point quantique ou quantum dot, QD). Dans les QD, seuls les électrons des électrodes ayant la même énergie que l’un des états localisés du QD sont autorisés à traverser le système, tandis que les électrons ayant toute autre énergie sont bloqués. Les QD agissent ainsi naturellement comme un filtre énergétique possédant une gamme de tels états, chacun agissant comme un canal de transport pour les électrons. Ce concept est illustré dans la figure 1. De manière générale, la largeur des canaux du QD et leur séparation, et donc par extension les propriétés de filtrage du QD, sont déterminées par la nature même de ce dernier.
![<strong>Figure 1</strong> Aperçu schématique d’un moteur thermique quantique. La chaleur circule dans une boîte quantique à base de NRG, qui agit comme un filtre énergétique, et est convertie en travail.](files/content/news-articles/B_Artikel/Archiv/2022/2205/B_2205_Perrin/B_2205_Perrin_Figure_1.png)
En 2018, le haut rendement de conversion des QD a été vérifié de manière expérimentale en utilisant des QD semi-conducteurs, dans lesquels une efficacité correspondant à 70% du rendement de Carnot a été obtenue à puissance finie [1]. De plus, le rendement à puissance maximale a atteint sa limite supérieure, également connue sous le nom de limite de Curzon-Ahlborn. Cependant, les QD semi-conducteurs possèdent des niveaux d’énergie très rapprochés les uns des autres. La séparation entre les niveaux est de l’ordre du meV, ou moins, ce qui est inférieur à l’énergie thermique fournie par l’environnement à température ambiante, qui est d’environ 25 meV. Par conséquent, ces QD nécessitent des températures ultra-basses (< 1 K) pour fonctionner puisque les propriétés de filtrage d’énergie requises ne sont pas atteintes à température ambiante. Pour mettre en œuvre le concept d’un MTEP basé sur des QD fonctionnant jusqu’à la température ambiante, il faut utiliser des QD avec des énergies d’addition beaucoup plus importantes.
Les nanorubans de graphène
Les nanorubans de graphène (NRG), des bandes étroites de graphène définies avec une précision atomique, constituent des QD très prometteurs, car leurs propriétés électroniques peuvent être modifiées par des procédés chimiques. La séparation énergétique entre les états électroniques occupés les plus élevés et les états électroniques inoccupés les plus bas – la bande interdite – peut être ajustée pour atteindre des centaines de meV, et même jusqu’à plusieurs eV, ce qui est considérablement plus important que l’énergie thermique disponible à température ambiante.
Ces dernières années, d’importants progrès ont été réalisés dans la synthèse de matériaux en conditions environnementales extrêmes (ultravide et basses températures). Par exemple, des techniques de microscopie à sonde locale ont permis la synthèse d’une gamme de structures aux bords très variés tels que les bords en fauteuil (armchair), les bords en zigzag et les bords en chevrons. Cette flexibilité structurelle et une précision atomique sont atteintes grâce à des réactions chimiques à base de précurseurs chimiquement programmés pour s’auto-assembler en NRG. De plus, ces réactions sont assistées par une surface métallique et effectuées en plusieurs étapes.
Les propriétés physiques des NRG sont fortement influencées par la morphologie de leurs bords: certains ont révélé des propriétés exotiques, telles que la présence d’états à protection topologique, des chaînes de spin jusqu’à température ambiante et même de l’électroluminescence. Ces diverses propriétés mettent en évidence le potentiel sans précédent qu’offrent les NRG pour de nouveaux dispositifs électroniques, magnétiques et optiques. Cette vaste gamme d’applications n’est pas disponible dans d’autres matériaux, y compris dans ceux à base de carbone (par exemple, les nanotubes de carbone).
Intégration dans des dispositifs pour diverses applications
Les images de microscopie à force atomique à ultra-haute résolution de la figure 2b, dans lesquelles les atomes et les liaisons de plusieurs NRG peuvent être visualisés, illustrent la précision et l’homogénéité avec lesquelles les NRG peuvent être synthétisés. Ces derniers peuvent également être intégrés dans des dispositifs, ce qui offre des perspectives intéressantes pour exploiter leurs propriétés électroniques, magnétiques et optiques à des fins technologiques. Le terme «dispositif» fait ici référence à un composant électronique doté d’une fonctionnalité particulière. Outre les NRG, le dispositif inclut l’environnement nécessaire pour connecter et caractériser les NRG, ainsi qu’un substrat avec des lignes de contact et des ports électrostatiques.
![Nanorubans de graphène: (a) Illustration schématique d’un dispositif à grilles multiples. (b) Micrographies à force atomique. (c) Carte du courant en fonction de la tension source-drain et de la tension de polarisation.](files/content/news-articles/B_Artikel/Archiv/2022/2205/B_2205_Perrin/B_2205_Perrin_Figure_2.png)
Bien qu’une large gamme d’applications soit envisageable, comme le montre la figure 2a, seuls les NRG les plus simples ont été intégrés dans des dispositifs jusqu’à présent, principalement les NRG à bords «armchair». Diverses caractéristiques de transport de charges ont été observées, telles que celles des transistors à effet de champ à haute performance fonctionnant à température ambiante, des QD réglables par le biais de la grille électrostatique à basse température ou d’un transport activé par la température à travers des films de NRG de taille micrométrique. Les QD à base de NRG présentent un intérêt particulier, notamment car il est possible d’ajuster leur bande interdite dans la plage idéale de 200-500 meV, nettement supérieure à l’énergie thermique à température ambiante, mais suffisamment petite pour permettre à la grille électrostatique d’ajuster les niveaux d’énergie de sorte à les placer aux énergies requises (figure 2c). Et c’est en particulier pour cette raison qu’il est possible de dire que les NRG, qui offrent une gamme inégalée de propriétés de filtrage des électrons via une structuration précise à l’échelle atomique, constituent une classe de matériaux idéale pour mettre à profit la conversion d’énergie en utilisant leurs propriétés quantiques.
Un effort substantiel et multidisciplinaire
Dans les années à venir, la combinaison de moteurs thermiques quantiques et de NRG sera explorée plus en détail par les chercheurs de l’ETH Zurich et de l’Empa.1) L’objectif central du projet consiste à développer des moteurs thermiques quantiques basés sur des nanorubans de graphène, qui convertissent de manière efficace l’énergie à température ambiante. Atteindre cet objectif nécessitera un effort substantiel et multidisciplinaire, incluant la synthèse d’une variété de NRG avec différentes structures électroniques, leur intégration dans des dispositifs utilisant des techniques avancées de nanofabrication, la caractérisation thermoélectrique des dispositifs à l’échelle nanométrique, ainsi que leur modélisation théorique.
Pour la synthèse des NRG, le projet s’appuiera sur une collaboration fructueuse et déjà existante avec le laboratoire nanotech@surfaces de l’Empa, dirigé par le professeur Roman Fasel. Ces dernières années, dans le cadre de cette collaboration, plusieurs types de nanorubans ont déjà été intégrés dans des dispositifs, et des progrès significatifs ont été réalisés en termes de reproductibilité en intégrant en particulier des grilles électrostatiques plus efficaces et en ajoutant des électrodes supplémentaires permettant une caractérisation thermoélectrique (figure 3). Comme les nanorubans ne mesurent que quelques nanomètres de largeur et quelques dizaines de nanomètres de longueur, l’établissement d’un contact électrique avec eux nécessite des protocoles de fabrication spéciaux, dont la plupart sont mis en œuvre au BRNC, le Binnig and Rohrer Nanotechnology Center. Pour les nouveaux dispositifs envisagés dans les années à venir, de nouveaux protocoles de fabrication devront être développés, chacun répondant à des besoins spécifiques. Par exemple, les nanorubans de graphène contenant des états topologiquement protégés présentent un grand intérêt, mais ces états ne sont rendus possibles que par la présence de segments terminés en zigzag et positionnés de manière périodique. En outre, ces segments rendent les bords des NRG plus réactifs, et ils ne peuvent pas être directement exposés aux conditions ambiantes d’air, d’humidité et de température. De plus, puisque le courant et la tension thermoélectriques d’un seul dispositif sont généralement très faibles, des protocoles de mesure très spécifiques seront nécessaires pour caractériser l’efficacité de la conversion énergétique. Enfin, le travail expérimental sera accompagné par des calculs théoriques effectués à l’ETH Zurich par le groupe du professeur Mathieu Luisier, qui est spécialisé dans le flux de charge et de chaleur à travers des dispositifs nanométriques constitués de plusieurs milliers d’atomes. Ces calculs permettront de comprendre plus en détail la conversion d’énergie qui se produit dans ces dispositifs.
![<strong>Figure 3</strong> Moteur thermique quantique à base de NRG. (a) Illustration schématique. (b) Image obtenue par microscopie électronique à balayage.](files/content/news-articles/B_Artikel/Archiv/2022/2205/B_2205_Perrin/B_2205_Perrin_Figure_3.png)
Une vaste gamme de futures applications
La technologie mise au point conviendrait parfaitement aux applications électroniques à très faible puissance, telles que les dispositifs portables ou les objets peu coûteux de l’Internet des objets. Il s’agit, par exemple, d’appareils et de capteurs portables (médicaux) alimentés par l’électricité générée par la chaleur corporelle, avec un large éventail d’applications dans les secteurs de la santé et du sport. De plus, des capteurs dits à consommation nulle, comme utilisés dans les bâtiments intelligents et la mobilité, pourraient bénéficier de tels dispositifs alimentés uniquement par des différences de température, sans avoir besoin de sources d’énergie externes. En outre, les MTEP peuvent non seulement convertir des gradients de chaleur en électricité, mais également de l’électricité en gradients de chaleur. Ils peuvent donc être utilisés pour le refroidissement, avec des applications dans des circuits électroniques spécialisés tels que ceux du domaine des technologies quantiques.
Enfin, même si la puissance produite par le dispositif est faible, son empreinte spatiale l’est également. Avec une taille de seulement quelques μm2, des dizaines de milliards de ces dispositifs pourraient être fabriqués par m2. Si les rendements de conversion s’approchent de la limite thermodynamique, la puissance générée par un tel assemblage de dispositifs pourrait être de l’ordre de centaines de watts par m2 pour un modeste gradient de température de 10°C. Une telle puissance est comparable à celle générée par les panneaux solaires et pourrait, par conséquent, être intéressante pour la production d’électricité à grande échelle. Ceci en ferait une source d’énergie durable et renouvelable. De plus, l’un des principaux avantages de cette technologie consiste dans le fait qu’elle est basée sur le carbone, un élément abondant, contrairement à certains matériaux plus rares et potentiellement plus toxiques actuellement utilisés, comme les terres rares ou les métaux lourds. Cette direction de recherche pourrait ainsi mener à un fonctionnement plus efficace des générateurs thermoélectriques, avec d’énormes avantages pour la société à long terme.
Références
[1] M. Josefsson et al., «A quantum-dot heat engine operating close to the thermodynamic efficiency limits», Nature Nanotech 13, p. 920–924, 2018.
[2] P. Ruffieux et al., «On-surface synthesis of graphene nanoribbons with zigzag edge topology», Nature 531, p. 489–492, 2016.
[3] O. Groning et al., «Engineering of robust topological quantum phases in graphene nanoribbons», Nature 560, p. 209–213, 2018.
[4] M. El Abbassi et al., «Controlled quantum dot formation in atomically engineered graphene nanoribbon field-effect transistors», ACS Nano 14, p. 5754–5762, 2020.
[5] Comme l’accord-cadre entre la Suisse et l’Union européenne n’a pas été signé, le financement de la bourse ERC Starting proviendra, à titre exceptionnel, du Secrétariat d’État suisse à la formation, à la recherche et à l’innovation (Seri).
Note
1) Ces travaux ont récemment bénéficié d’un financement généreux du Fonds national suisse (FNS) dans le cadre d’une bourse Eccellenza et du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre d’une bourse ERC Starting Grant [5].
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