Article Consommation , Efficacité énergétique

Développer les services énergétiques

Living Labs

01.04.2019

Comment sensibiliser les utilisateurs et favoriser leur engagement alors qu’ils ne perçoivent pas forcément la valeur d’un service énergétique si celui-ci fonctionne sans problème? Les Living Labs, ou laboratoires vivants, permettent de co-développer des actions d’efficacité énergétique avec les parties prenantes et de les tester sur le terrain, ce qui redonne aux utilisateurs un rôle actif et augmente l’acceptabilité sociale.

Une récente étude de 2017 réalisée par Michael James Fell propose la définition des services énergétiques suivante: «Les services énergétiques sont les fonctions exécutées à l’aide d’énergie qui sont des moyens d’obtenir ou de faciliter les services ou états finaux souhaités.» [1] L’éclairage est, par exemple, un service énergétique qui peut être produit avec différentes sources d’énergie primaire et qui conduit à un état final souhaité: la lumière dans le logement. Comment ce service crée-t-il de la valeur? Selon Vargo et Lusch, des chercheurs en marketing, la création de valeur du service apparaît quand le service est consommé par le client. [2] Un Watt perdu durant le transport ne crée aucune valeur. On parle donc, en marketing, du consommateur en tant que co-créateur de valeur. C’est donc toujours une valeur perçue par le regard du consommateur.

L’intangibilité des services énergétiques

Cette valeur perçue pose des problèmes aux prestataires de services énergétiques. En effet, la valeur des services n’est souvent pas perçue. Les utilisateurs s’attendent à bénéficier de services, par exemple le chauffage, l’éclairage, l’eau courante. Ils se rendent compte de la valeur du service uniquement quand ils expérimentent une mauvaise qualité ou une interruption. C’est ce qui a pu être mesuré lors d’un précédent projet dans un quartier durable. [3] Quand le chauffage dysfonctionne en hiver, on se rend compte de la valeur du service énergétique par son absence. Comment alors faire prendre conscience aux utilisateurs de la valeur du service énergétique quand tout va bien?

Sensibiliser les utilisateurs

On pense alors à une solution: sensibiliser la population aux économies d’énergie. On fait appel au bon sens des utilisateurs, on pense résoudre le problème en menant des actions d’éducation. Malheureusement, la science indique, depuis une vingtaine d’années déjà, que bien que nécessaire, la sensibilisation et l’éducation ne suffisent pas à faire passer les utilisateurs à l’action. [4] Certes, les mentalités ont évolué et aujourd’hui, une tranche plus importante de la population déclare qu’elle souhaite agir en faveur de l’environnement, mais il faut faire attention au potentiel décalage entre les attitudes, les intentions et les actions. [5]

Comment favoriser l’engagement?

Une récente thèse de doctorat s’est penchée sur cette question dans le domaine des services énergétiques. [6] Les principaux résultats, ainsi que des exemples illustratifs, sont présentés ci-dessous.

La recherche transformative et la quasi-expérimentation

Quand on veut agir sur les services énergétiques, on agit sur un système socio-technique complexe composé d’acteurs, de règles et d’artéfacts techniques. [7] La manière privilégiée de tester si une intervention a un effet ou non est la quasi-expérimentation. C’est ce qui a motivé l’auteur à tester l’approche des laboratoires vivants (living labs) pour co-développer des actions d’efficacité énergétique (EE) avec les parties prenantes et les tester sur le terrain. Cette recherche transformative agit à trois niveaux (figure 1).

Qu’est-ce qu’un Living Lab?

«Un Living Lab est un intermédiaire d’innovation, qui orchestre un écosystème d’acteurs dans une région spécifique. Son objectif est de co-concevoir des produits et des services, de manière itérative, avec les parties prenantes clés, dans le cadre d’un partenariat public1)-privé-personnes et dans un environnement réel. L’un des résultats de ce processus de co-design est la co-création de valeur sociale (bénéfice). Pour atteindre ses objectifs, le Living Lab mobilise les outils et méthodes d’innovation existants ou en développe de nouveaux.» [6]

Ce qui différencie le Living Lab d’autres méthodes participatives est la combinaison de plusieurs facteurs, illustrés à la figure 2.

L’Energy Living Lab

C’est un laboratoire vivant qui a été créé en 2014 par la HES-SO pour soutenir le développement d’interventions et favoriser l’atteinte des objectifs de la Stratégie  2050. Il agit dans deux secteurs principaux: l’accroissement de l’EE et la diffusion des énergies renouvelables. Depuis 5 ans, l’Energy Living Lab a multiplié les interventions en Suisse romande. Les projets sont soutenus par une combinaison de fonds publics et privés (UserGap, Saint-Martin, Group-it, déploiement de chauffages à distance, etc.). Le processus Living Lab Intégré est illustré à la figure 3.

Réduction des barrières au changement

Un regard neuf et «naïf» provenant de différentes perspectives est posé sur le défi énergétique. En effet, les barrières ne se trouvent pas toujours là où on les attend. On peut citer l’exemple du développement d’un chauffage à distance (CAD). Le maître d’ouvrage pensait que les prospects pourraient opposer des barrières économiques, au vu des coûts de départ élevés. Or, après l’analyse des parties prenantes, une barrière différente et inattendue est apparue: la résistance au changement du service de l’environnement. Depuis des années, le service imposait le passage du mazout au gaz. Avec l’arrivée du CAD, un nouvel argumentaire devait être développé pour convaincre les employés du service en contact avec les citoyens, puis les citoyens eux-mêmes. Sans intégrer toutes les parties prenantes clés et en se concentrant uniquement sur les utilisateurs, on aurait pu passer à côté de cette barrière importante.

Développement d’une vision commune

Un écosystème d’acteurs est intégré à la réflexion dès les prémices du projet. La première étape est de mettre les partenaires en réseau et de définir une vision commune. Les interactions et la médiation favorisent l’établissement de la confiance et le partage de connaissances. [8] Citons l’exemple de la commune de Saint-Martin. Le président de commune a fait appel au LL pour développer les énergies renouvelables dans le village. Les enfants d’une classe de primaire ont fait équipe avec des étudiants ingénieurs et économistes de la HES-SO Valais en vue de proposer un plan de développement des énergies renouvelables pour la commune. Le meilleur projet a été sélectionné par des experts et présenté par les jeunes à l’assemblée primaire. Celle-ci a accepté le budget des pré-études pour le déploiement des projets dans le village par des entreprises locales.

Augmentation du pouvoir perçu

Les parties prenantes ont parfois le sentiment de ne pas pouvoir agir. Elles ont besoin d’être accompagnées et d’acquérir la confiance nécessaire pour pouvoir agir. Afin d’augmenter le pouvoir perçu, le concept des soirées «TupperWatt»2), des ateliers qui réunissent des voisins autour du thème de l’énergie, a été testé. Un expert vient présenter diverses solutions techniques. Les freins des participants peuvent être exprimés librement et les échanges d’expériences sont riches d’enseignements. Du matériel d’EE est ensuite proposé à la vente et un guide des bonnes pratiques ainsi qu’un petit cadeau sont remis aux participants. Ils prennent ainsi conscience qu’ils peuvent agir, à leur échelle.

Changement du rôle des utilisateurs

Ils deviennent actifs et codesigners du service énergétique. Ils ont bien souvent perdu le lien avec l’énergie primaire et sont de passifs consommateurs de services automatisés. Dans le cadre des activités du LL, ils retrouvent un rôle actif de co-designers, au côté des spécialistes. Un jeu sérieux a également été développé dans le cadre du projet UserGap financé par l’OFEN: le «poker design de l’énergie». Après avoir réalisé des entretiens qualitatifs avec les parties prenantes, des personas, sortes de caricatures des acteurs du système, ont été créées. Il y a le distributeur d’énergie, la personne âgée dans son logement subventionné, l’employé de la régie immobilière, etc. On a ensuite développé trois sortes de cartes: persona (figure 4), actions (figure 5) et usages (figure 6).

Les parties prenantes ont ainsi pu combiner les cartes et développer un plan d’EE pour le quartier. On choisit par exemple la carte «distributeur d’énergie» qui «incite» les «habitants» à «installer un pommeau de douche Hydrao3) pour économiser l’eau». Les persona permettent de prendre du recul par rapport à leurs propres usages et de déculpabiliser. Le jeu stimule les discussions et le co-développement de solutions.

Augmentation de l’acceptabilité sociale

Quand les parties prenantes proposent des idées d’amélioration des services énergétiques, ils expriment bien souvent leurs propres besoins. Les solutions co-développées sont plus proches de ces besoins et sont donc plus facilement adoptées par les acteurs. Dans l’exemple de Saint-Martin cité plus haut, tout le village est derrière les projets de mini-turbines hydrauliques sur l’eau potable, d’appel d’offres conjoint pour les panneaux solaires sur les toits publics et privés et de CAD dans le village. L’assemblée a voté à l’unanimité les budgets destinés à mettre en place le plan développé par les enfants et les étudiants, et les entreprises locales y travaillent.

Conclusions

Comment atteindre la transition énergétique avec l’ensemble des acteurs clés? En Suisse, la part de consommation énergétique des ménages est très importante et représente environ 50% de la consommation du pays. Il est donc illusoire d’imaginer une transition énergétique sans inclure les ménages. Comme il est aussi tout à fait vain d’imaginer qu’en se contentant de les informer, cela puisse suffire à ce qu’ils changent drastiquement leur manière de consommer.

Il faudra passer du temps pour comprendre quels types d’approches permettraient aux ménages d’accueillir chez eux les dernières technologies innovantes compatibles avec la transition énergétique et d’adapter leurs pratiques pour devenir des acteurs de la transition énergétique. Cette transition devra être rapide et ne se fera pas ou très difficilement sans des approches de co-construction efficaces. Les approches de LL s’inscrivent parfaitement dans cet esprit, car les solutions co-désignées sont beaucoup plus facilement acceptées, et ce qui est vrai pour les ménages peut également concerner les entreprises qui consomment l’autre part des 50% d’énergie.

Lien

Checklist pour tester les méthodes participatives sur
www.energylivinglab.ch

Références

[1] M. J. Fell, «Energy services: A conceptual review», Energy Research & Social Science, 27, pp. 129–140, 2017. doi.org/10.1016/j.erss.2017.02.010

[2] S. L. Vargo, R. F. Lusch, «Evolving to a New Dominant Logic for Marketing», Journal of Marketing, 68(1), pp. 1–17, 2004. doi.org/10.1509/jmkg.68.1.1.24036

[3] J. Mastelic, S. Genoud, F. M. Cimmino, D. Previdoli, E. Fragnière, «Perceived value of energy efficiency technologies in a sustainable neighborhood: an empirical enquiry from the Energy Living Lab», in Conference Proceedings, Open Living Lab Days, Montreal, 2016.

[4] D. McKenzie Mohr, «New ways to promote proenvironmental behavior: Promoting sustainable behavior: An introduction to community based social marketing», Journal of social issues, 56(3), pp. 543-554, 2000. doi.org/10.1111/0022-4537.00183

[5] A. Kollmuss, J. Agyeman, «Mind the gap: why do people act environmentally and what are the barriers to pro-environmental behavior?», Environmental education research, 8(3), pp. 239-260, 2002.
doi.org/10.1080/13504620220145401

[6] J. Mastelic, «Stakeholders’ engagement in the co-design of energy conservation interventions: The case of the Energy Living Lab», doctoral thesis, University of Lausanne, 2019.

[7] F.-W. Geels, «From Sectoral Systems of Innovation to Socio-Technical Systems: Insights about Dynamics and Change from Sociology and Institutional Theory», Research Policy, 33(6), pp. 897–920, 2004.
doi.org/10.1016/j.respol.2004.01.015

[8] L. Dupont, J. Mastelic, N. Nyffeler, S. Latrille, E. Seuillet, «Living Lab as a Support to Trust for Co-creation of Value: Application to the Consumer Energy Market», Journal of Innovation Economics and Management, DeBoeck Superior, 2018.

Littérature complémentaire

J. Mastelic, L. Emery, D. Previdoli, L. Papilloud, F. Cimmino, S. Genoud, «Energy management in a public building: A case study co-designing the building energy management system», in International Conference on Engineering, Technology and Innovation (ICE/ITMC), pp. 1517-1523, IEEE, 2017. doi.org/10.1109/ICE.2017.8280062

1) Au sens de l’administration publique.
2) Une de ces soirées a été filmée et présentée dans l’émission «Une seule planète» de la RTS.
3) www.hydrao.com/fr/

Auteure
Joëlle Mastelic

est professeur et chercheur au sein de l’Institut Entrepreneuriat et Management et de l’Institut Énergie et Environnement de la HES-SO Valais Wallis.

    • HES-SO Valais Wallis
      3960 Sierre

 

Auteur
Dr Stéphane Genoud

est professeur en Management de l’énergie à l’Institut Entrepreneurship & Management et à l’Institut de recherche Énergie et Environnement auprès de la HES-SO Valais-Wallis.

  • HES-SO Valais Wallis
    3960 Sierre

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