Article Capteurs , Efficacité énergétique , Internet des objets

Des hydrantes à l’écoute des fuites

Détection et localisation grâce aux réseaux de communication radio

30.05.2019

En Europe, entre 10 et 30% de l’eau potable est perdue à cause de fuites dans le réseau d’adduction. Un réseau de capteurs intelligents autogéré sans fil a été développé afin de pouvoir les détecter et les localiser précisément. L’électronique située dans les hydrantes étant alimentée par pile, une gestion optimale de l’énergie est essentielle.

En Europe et ailleurs dans le monde, les pertes d’eau potable dues aux fuites dans le réseau de distribution sont considérables. Pour notre continent, elles se situent entre 10 et 30%, et autour de 13% pour la Suisse.[1] Le système Lorno, développé conjointement par le fabricant suisse d’hydrantes Hinni SA, le CSEM et la Haute école spécialisée de Lucerne, permet la détection automatisée et la localisation rapide des fuites, préservant ainsi les réserves en eau, prévenant les dommages importants infligés aux infrastructures environnantes (bâtiments, chaussée, etc.) et diminuant les coûts de gestion du réseau d’eau. Le principe du système consiste à écouter le son généré par l’écoulement de l’eau dans les tuyaux et à détecter le bruit caractéristique provoqué par les fuites. Des mesures simultanées effectuées à des endroits différents permettent de localiser l’emplacement d’une fuite avec une précision équivalent à 5% de la longueur de la tuyauterie entre les points de mesures, minimisant ainsi les travaux de génie civil.

La technologie de réseau de capteurs sans fil WiseNet développée par le CSEM permet de relier les nombreux capteurs nécessaires à l’observation d’un réseau d’eau à l’application de gestion installée dans le cloud. À ce jour, 150 systèmes Lorno de différentes générations sont installés dans différentes communes de Suisse.

Les hydrantes ont des oreilles

Les nombreux points d’accès fournis par les bornes à incendie, ou hydrantes, permettent d’atteindre le réseau souterrain pour écouter l’écoulement de l’eau. Les hydrantes sont réparties plus ou moins uniformément le long des conduites d’eau potable. Comme pour les icebergs, la partie immergée (ou plutôt enterrée) des hydrantes est la plus importante (figure 1). Elle se prolonge jusqu’au raccord avec le tuyau, où est installé un hydrophone plongé dans l’eau pour en capter le son, de bien meilleure qualité qu’à la surface de la conduite.

L’hydrophone est relié à l’électronique du «nœud», le cerveau du système, qui est situé à la surface dans une extension dédiée. Celle-ci est constituée d’un microcontrôleur et d’un ­émetteur-récepteur radio, ainsi que de capteurs numériques de type «reed switch» qui servent à observer l’état de l’hydrante (ouvert/fermé, plein/vide) et à mesurer la consommation d’eau le cas échéant. Le tout est alimenté par pile. Le nœud traite les informations des capteurs et les transmet par radio. Par ailleurs, il est capable de relayer les messages produits par les hydrantes voisines qui, de proche en proche, vont rejoindre le point d’accès au cloud.

Un système réparti et optimisé pour une durée de vie maximale

Un réseau Lorno est principalement composé de nœuds «capteurs» tels que décrits ci-dessus. Le réseau peut aussi comprendre des nœuds «relais», dénués de capteurs, pour améliorer la connectivité. Ceux-ci sont installés en hauteur sur des candélabres. Leur tâche est de former l’épine dorsale du réseau autogéré et d’assurer que les données envoyées par chaque hydrante connectée trouvent un chemin vers la station de base. Le rôle de cette dernière consiste à interfacer le réseau de capteurs avec Internet et ainsi à donner un accès au serveur de données qui se trouve quelque part dans le cloud (figure 2).

Les nœuds étant alimentés par des piles, dont le remplacement est excessivement coûteux, la gestion de la consommation est essentielle pour maximiser la durée de vie de ces dernières. La distribution des fonctions du système est conçue selon cet impératif, avec un prétraitement des données effectué à bord des nœuds et un processus de sélection qui minimise la quantité d’informations transmises.

Chaque nœud capteur écoute régulièrement l’écoulement de l’eau avec son hydrophone. L’extrait est analysé par un algorithme embarqué. En cas de soupçon de fuite, un court message d’alarme est envoyé et reçu par le serveur de données en moins de 30 s. Au besoin, l’alarme peut être retransmise par SMS sur le téléphone d’un responsable du service des eaux concerné. Ce dernier peut demander au nœud de transmettre un extrait sonore pour effectuer une analyse et confirmer ou non l’alarme.

Au cas où la fuite est confirmée, commence alors le processus de localisation. Un certain nombre d’hydrantes situées à proximité du lanceur d’alerte reçoivent une commande leur demandant d’enregistrer un extrait sonore plus long appelé «sonogramme». La commande contient l’heure à laquelle l’enregistrement doit commencer. Cela doit se faire simultanément, à la milliseconde près, afin de permettre la corrélation entre les sonogrammes de chaque participant à l’opération et déterminer ainsi la position de la fuite avec la précision voulue. Afin de limiter la quantité de données à transmettre, chaque sonogramme est analysé à bord du nœud. Seuls les nœuds rapportant une mesure de qualité suffisante seront sélectionnés pour communiquer leur sonogramme au serveur de données (figure 3).

Une fois les sonogrammes des nœuds sélectionnés reçus, une application du serveur de données détermine l’origine de la fuite et permet la visualisation ainsi que l’écoute des données reçues.

Lorno comprend aussi d’autres fonctionnalités telles que des messages d’état réguliers avec informations de température et d’état de l’hydrante ou la quittance d’alarmes. Le système inclut également des opérations de maintenance, comme la mise à jour du logiciel embarqué des nœuds d’un réseau. Il est aussi possible d’afficher la carte et le tableau de bord du réseau.

Le temps, c’est de l’énergie

L’énergie, ou plutôt sa conservation, est le nerf de la guerre du système. Le réseau de communication radio est géré grâce à un ensemble de protocoles conçus pour livrer la performance requise par l’application tout en permettant une durée de vie de la pile de plusieurs années.

La fonction principale du réseau est la transmission robuste de messages de différentes tailles: petite (quelques octets), moyenne (jusqu’à 4 Ko) et grande (mise à jour de plus de 200 Ko). Les besoins en termes de simplicité et d’adaptabilité impliquent l’autogestion, particulièrement le choix automatique et dynamique des meilleurs relais pour chaque liaison entre un nœud et la station de base, avec changement en cas de modification de la qualité d’un lien ou de sa disparition. Finalement, le réseau est capable d’assurer la synchronisation entre les nœuds pour permettre le démarrage simultané des acquisitions de sonogrammes dévolues aux corrélations.

Ces protocoles ont en commun l’idée que «le temps, c’est de l’énergie», c’est-à-dire qu’ils sont tous conçus pour limiter au maximum la durée d’activité de la radio qui est le composant le plus gourmand en énergie de l’électronique embarquée d’un nœud, que ce soit en transmission ou en réception. Le protocole de contrôle d’accès au support (ou Medium Access Control, MAC) a l’influence la plus importante dans ce domaine. Il gère les accès radio lors de la communication entre nœuds voisins. Sa première tâche est d’éviter la cacophonie, c’est-à-dire d’empêcher plusieurs voisins de transmettre en même temps, de gérer ces situations lorsqu’elles surviennent tout de même et ainsi de minimiser les interférences mutuelles. Lorno utilise WiseMAC, un protocole développé au CSEM qui représente l’état de l’art dans le domaine des réseaux de capteurs sans fils à très basse consommation.[2,3] Basé sur le principe «écouter avant de parler», il ne réveille la radio qu’une fois par seconde pour détecter une éventuelle transmission. Ceci impose à chaque source potentielle d’émettre pendant une seconde la première fois; ensuite l’horaire de réveil de la destination est transmis à la source dans la quittance qui indique la réception correcte du message. Ainsi, lors de la transmission suivante, la source est capable de transmettre au moment exact où la destination se réveille, ce qui limite grandement le temps d’utilisation de la radio, et donc l’énergie consommée, ainsi que l’occupation du canal.

Si tous les chemins mènent à Rome, lequel est le meilleur?

Comme expliqué précédemment, les nœuds relaient les informations de proche en proche jusqu’à atteindre la station de base. Le choix des relais pour une liaison donnée s’appelle le routage. Dans le cas présent, il s’agit d’un algorithme qui comprend la découverte des voisins (c’est-à-dire des nœuds atteignables directement sans passer par un relais), la mesure de la qualité du lien pour chacun d’entre eux et, finalement, le choix du nœud parent qui relaiera les prochaines données à transmettre. Le choix prend en compte le cumul de la qualité de chaque lien le long de la route qui mène à la station de base.

L’arbre de routage, c’est-à-dire l’ensemble des chemins de chaque nœud vers la station de base, se construit donc à partir des voisins directs de cette dernière, et ainsi de suite en cercles concentriques de l’intérieur vers l’extérieur, à mesure que les nœuds peuvent annoncer une route valable en réponse aux messages de découverte des voisins. Ces messages sont répétés régulièrement afin de prendre en compte les changements dans la qualité des liens et la disparition ou l’apparition d’un relais. En milieu urbain, de tels changements sont fréquents. Par exemple, un camion garé devant un relais peut suffire à briser une connexion.

Le protocole de routage comprend également un mécanisme destiné à prévenir les boucles, à savoir le choix d’un relais faisant partie des descendants d’un nœud dans l’arbre de routage. Ce travail a fait l’objet de plusieurs publications [4,5], dont un chapitre de thèse de doctorat au CSEM.

Pile à l’heure… et piles pleines

Il a été expliqué plus haut que localiser une fuite d’eau implique de démarrer une mesure sonore sur plusieurs hydrantes simultanément. Ici, «simultanément» veut dire à la milliseconde près! Il faut donc synchroniser les nœuds très précisément, sur un réseau ­multi-sauts, tout en préservant l’énergie.

Le protocole de synchronisation implanté le permet, d’abord en ne synchronisant les nœuds avec précision que lorsqu’une opération de localisation est prévue. Le reste du temps, les horloges sont laissées à la dérive jusqu’à un maximum de quelques secondes.

L’heure de référence est donnée par un module GPS unique situé sur la station de base. En cas de demande de synchronisation, cette dernière diffuse l’heure par inondation (chaque nœud qui reçoit l’heure la répercute à tous ses voisins et ainsi de suite). Lorsque l’heure est reçue pour la première fois, elle est adoptée par le nœud. Autant à la transmission qu’à la réception, l’heure est inscrite dans le message et capturée au plus près de la transmission et de la réception grâce à la conception jointe de l’électronique et du logiciel.

À partir du deuxième message de synchronisation, la dérive d’horloge est estimée et l’heure ainsi que les temporisateurs sont ajustés de manière douce afin d’éviter les «retours au passé». Les mesures effectuées en laboratoire et sur les déploiements montrent que la contrainte de 1 ms est respectée même en cas de brusque changement de température. Ce résultat est essentiel pour permettre une précision de localisation correspondant à 5% de la longueur de tuyau.

De nombreuses localisations de fuites ont été réalisées avec succès depuis l’industrialisation du système Lorno. Une couche d’interopérabilité a été ajoutée récemment afin de pouvoir améliorer les réseaux d’une ancienne génération créée il y a une quinzaine d’années et ainsi prolonger leur durée de vie.

Références

[1] C. Lallana, N. Thyssen, «Water use efficiency (in cities): leakage», European Environment Agency Indicator Fact Sheet WQ06, version 01.10.03.
[2] A. El-Hoiydi, J.-D. Decotignie, C. Enz, E. Le Roux, «An Ultra Low Power MAC Protocol for the WiseNET Wireless Sensor Network». In Proc. 1st ACM SenSys Conf., pp. 302-303, November 2003.
[3] K. Langendoen, A. Meier, «Analyzing MAC protocols for low data-rate applications», ACM Trans. Sensor Networks 7(1), Article 10, August 2010.
[4] C. Rojas, D. Piguet, J-D. Decotignie, «Enabling Composite Metrics in Collection Protocols for WSNs», 12th IEEE International Conference on Wireless and Mobile Computing, Networking and Communications (WiMob 2016), October 2016.
[5] C. Rojas, D. Piguet, J-D. Decotignie, «Single Packet Link Estimation», Proceedings of the 2016 International Conference on Embedded Wireless Systems and Networks, pp. 263-264, 2016.

 

Auteur
Damien Piguet

est gestionnaire de projet au CSEM.

  • CSEM SA
    2002 Neuchâtel
Auteur
Philippe Dallemagne

est senior expert et coordinateur des activités IoT & Vision au sein de la Business Unit Integrated & wireless systems du CSEM.

  • CSEM SA
    2002 Neuchâtel
Auteur
Urs Riesen

a travaillé chez Hinni jusqu’à mars 2019, puis s’est mis à son compte en créant la société Creoscope GmbH et continue de travailler pour la société Hinni AG sous mandat.

  • Creoscope GmbH
    4622 Egerkingen

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