Des batteries à capacité flexible
Des mégabatteries pour le stockage à grande échelle
La part croissante de la production décentralisée d’électricité à partir de sources intermittentes nécessite le développement de nouvelles solutions de stockage. Un système composé d’une mégabatterie redox à flux intégrant une plateforme de stockage d’énergie sous forme d’hydrogène pourrait offrir une alternative intéressante aux batteries lithium-ion.
La production électrique mondiale est essentiellement réalisée à partir de sources d’énergie fossiles telles que le charbon, le pétrole et le gaz (64% en 2018 [1]). Bien que ces ressources constituent des carburants facilement stockables, elles correspondent à un héritage accumulé sur plusieurs millions d’années et leur utilisation génère du CO2, un gaz qui se trouve à l’origine du dérèglement climatique que l’on connaît. Si l’on considère en outre la pollution et les problèmes de santé publique liés à l’exploitation de ces ressources, nos sociétés modernes se retrouvent dès lors confrontées à l’un des plus grands défis du XXIe siècle: la transition énergétique. En Suisse, la Stratégie énergétique 2050 a été adoptée en 2017, avec comme objectifs principaux la sortie du nucléaire et la promotion des énergies renouvelables telles que l’éolien et le solaire.
A contrario des réserves fossiles, les énergies renouvelables sont soumises aux conditions météorologiques, entraînant des variations de production quotidiennes, hebdomadaires et saisonnières. L’intermittence des énergies renouvelables a pour conséquence de compliquer leur intégration dans le réseau électrique conventionnel, qui exige une certaine simultanéité entre la production et la consommation d’énergie électrique. Or, dans l’objectif de valoriser l’intégration des énergies renouvelables, le stockage d’énergie à grande capacité constitue une solution qui permet d’injecter et d’absorber temporairement de grandes quantités d’énergie et de lisser ainsi les déviations entre production et demande énergétique.
Comment stocker l’énergie électrique à grande échelle?
L’électricité n’est pas à proprement parler une source d’énergie, mais se décrit mieux comme un vecteur de transport d’énergie. Bien qu’il soit physiquement possible de stocker l’énergie électrique sous forme électrostatique dans un condensateur, la capacité de stockage est toutefois limitée. Pour atteindre de grandes capacités, l’énergie électrique peut être transformée en une autre forme d’énergie plus adaptée au stockage.
De nombreux systèmes existent et diffèrent de par leur nature et leur champ d’application au sein du réseau. En Suisse, le surplus d’énergie est principalement absorbé par des stations de pompage-turbinage intégrées au vaste réseau hydroélectrique, telles que Nant de Drance par exemple. Ces stations offrent une grande capacité énergétique et représentent aujourd’hui environ 99% de la capacité de stockage mondiale.[2] Cependant, ce sont des infrastructures onéreuses, centralisées et limitées à des zones géographiques particulières.
Avec l’augmentation des besoins en stockage à grande échelle et la décentralisation de la production électrique, des solutions de stockage alternatives sont indispensables. Parmi celles-ci, les batteries électrochimiques attisent l’intérêt du fait des avantages qu’elles offrent en termes d’efficacité énergétique (70–90%) et de réactivité. À l’instar des batteries utilisées au quotidien (dans les appareils électroniques, les voitures, etc.), de nombreuses (méga)-batteries sont développées pour des applications de stockage stationnaire à grande échelle.
Comment fonctionne une batterie?
De manière générale, une batterie (ou un accumulateur) est un système électrochimique stockant l’énergie électrique sous forme de composés chimiques via des réactions d’oxydoréduction, c’est-à-dire des réactions impliquant un échange d’électrons. Elle est constituée d’une ou plusieurs cellules électrochimiques contenant chacune une électrode positive et une électrode négative séparées par une solution électrolytique (une solution contenant des ions).
Lorsqu’une batterie est chargée, le courant électrique injecté induit les réactions de transfert d’électrons suivantes: l’électrode positive reçoit des électrons d’une espèce chimique, tandis que l’électrode négative en donne à une autre. Lors de la décharge, les réactions inverses se produisent spontanément lors de la mise en contact des deux électrodes par l’intermédiaire d’un circuit électrique externe, libérant ainsi l’énergie chimique stockée sous forme de courant électrique.
Deux grandes familles de batteries stationnaires
Sur le marché des batteries de stockage d’énergie stationnaires à grande échelle, deux grandes familles se distinguent: les batteries lithium-ion et les batteries redox à flux.1
Dans le cas particulier des batteries lithium-ion, des réactions dites «d’intercalation» se produisent aux électrodes constituées de matériaux d’intercalation poreux (figure 1). Lors des réactions de charge, l’électrode négative accepte simultanément des électrons et des ions lithium, tandis que l’électrode positive donne simultanément des électrons et des ions lithium. Les réactions inverses se produisent lors de la décharge. Ainsi, les ions lithium font la navette entre les deux matériaux.
En général, les deux électrodes sont séparées par une membrane inerte et également poreuse, le tout baignant dans une solution de sel de lithium. Récemment, une nouvelle génération de batteries au lithium comprenant un séparateur complètement solide a été développée, augmentant ainsi leur durée de vie et leur capacité énergétique jusqu’à atteindre 900 Wh/L.[3] La technologie de production des électrodes poreuses, qui sont en fait constituées de poudres, permet d’atteindre des milliers de cycles, et certains constructeurs automobiles parlent de batteries permettant de rouler «one million miles» (soit 1,6 million de km).
Le prix de l’énergie ainsi stockée atteint environ 100 CHF/kWh et devrait continuer de baisser dans les années à venir. Ces mégabatteries sont déjà déployées à large échelle dans plusieurs pays, la Californie ayant déjà la capacité d’absorber des pics de 1 GW de puissance et visant 2 GW pour la fin 2021.[4]
Dans le cas des batteries redox à flux [5], les espèces chimiques (couple oxydant-réducteur) stockant l’énergie sont en solution sous forme de sels dissous. Des pompes font circuler deux électrolytes à travers la cellule électrochimique séparée en deux par une membrane échangeuse d’ions (figure 2). Chaque compartiment contient une électrode à la surface de laquelle les réactions d’oxydoréduction se produisent. La membrane échangeuse d’ions, quant à elle, permet la séparation physique des deux électrolytes tout en garantissant le passage du courant ionique.
Avantages des batteries à flux pour le stockage stationnaire
Malgré leur faible densité énergétique (env. 30 Wh/L) par rapport aux batteries lithium-ion (250–700 Wh/L), les batteries redox à flux offrent des avantages sur leurs concurrentes pour des applications de stockage stationnaire à grande échelle, notamment les suivants:
- Découplage énergie-puissance: la structure des batteries à flux permet de découpler la puissance et la capacité énergétique de la batterie. La quantité d’énergie stockée dépendra du volume d’électrolyte à disposition, alors que la puissance est liée à la surface d’électrode disponible. Pour un système donné, il est donc possible de moduler la capacité d’une installation à volonté en ajustant simplement le volume d’électrolyte, évitant ainsi de devoir reconsidérer entièrement le design de la batterie. Dans le cas des batteries lithium-ion, l’énergie est stockée dans les électrodes poreuses et donc directement proportionnelle à leur surface et épaisseur.
- Longévité et stabilité: le temps de vie des batteries à flux est généralement évalué à plus de 10 ans (>10'000 cycles). En effet, les espèces chimiques sont des sels qui disposent d’une durée de vie «infinie». La durée de vie de la batterie dépend donc de la dégradation des auxiliaires, comme l’usure des pompes ou la corrosion des électrodes (généralement du carbone), qui peuvent être facilement remplacés. De plus, les batteries à flux ne sont que peu sensibles à la surcharge ou la décharge profonde, des états qui, dans le cas des batteries lithium-ion, causent une dégradation prématurée. Une batterie lithium-ion est généralement utilisée à des états de charge compris entre 20 et 80%, ce qui signifie que 40% de la batterie ne travaille pas ou que peu.
- Sécurité: dans une batterie lithium-ion, toute l’énergie est concentrée dans un petit volume, ce qui accroît en particulier les risques d’incendie. Dans les batteries redox à flux, les espèces chimiques sont séparées dans des réservoirs distincts et ne peuvent réagir de manière accidentelle. Ces batteries sont intrinsèquement sûres.
La batterie au vanadium constitue la technologie de batterie à flux la plus avancée. Développée dans les années 80, elle utilise des ions vanadium en tant qu’espèces chimiques actives: le couple redox V3+/V2+ du côté négatif et le couple redox V4+/V5+ du côté positif (figure 3).
Le démonstrateur Electromobilis
En 2014, le Laboratoire d’électrochimie physique et analytique (Lepa) de l’EPFL a mis en place le site de démonstration énergétique Electromobilis à Martigny en Valais. Cette plateforme expérimentale avait pour but de mettre en lumière le potentiel d’un système de stockage électrochimique (batterie au vanadium à flux et hydrogène) afin de valoriser l’intégration des énergies renouvelables et la mobilité électrique au sein du réseau. Trois infrastructures principales ont été installées (figure 4):
- une batterie vanadium à flux de 10 kW/40 kWh avec un rôle de réservoir tampon entre une unité de production électrique solaire de 10 kW et la demande électrique industrielle du site de démonstration;
- une batterie vanadium à flux de 200 kW/400 kWh avec un rôle de réservoir énergétique entre le réseau électrique et une station de recharge pour véhicules à batterie;
- et une chaîne complète «hydrogène» comprenant une station de production d’hydrogène par électrolyse de l’eau (électrolyseur alcalin 50 kW, capacité de production d’environ 1 kg H2/h), une station de purification et de compression d’hydrogène, une station de stockage et une station de distribution à 350 et 700 bars pour des véhicules de type pile à combustible.
Réalisée avec le soutien de l’Office fédéral de l’énergie, la plateforme expérimentale Electromobilis est le fruit de la collaboration de l’EPFL avec Sinergy, la Ville de Martigny et le Centre de recherches énergétiques et municipales (CREM).
Une batterie à flux pour produire de l’hydrogène
Dans le cadre du démonstrateur Electromobilis, le Lepa a développé un concept innovant de batterie redox à flux. Ce système se distingue d’une batterie conventionnelle en intégrant une plateforme de stockage d’énergie supplémentaire dans laquelle l’énergie électrique peut être utilisée pour produire de l’hydrogène (figure 5).
Dans un électrolyseur conventionnel (alcalin ou à membrane échangeuse de protons), l’énergie électrique injectée aux bornes des cellules électrochimiques est utilisée pour «casser» la molécule d’eau en hydrogène et en oxygène, selon la réaction suivante:
Dans le système de batterie à flux développé au sein du Lepa, les électrolytes chargés circulent dans des réacteurs catalytiques où l’énergie chimique accumulée lors de la charge de la batterie est libérée spontanément au contact de catalyseurs spécifiques. Lors de ces réactions chimiques, les électrolytes positif et négatif se déchargent en jouant le rôle de médiateurs d’électrons (donneur/accepteur) pour oxyder l’eau en O2 et réduire les protons en H2 (réactions d’électrolyse de l’eau). Le potentiel redox du couple redox V5+/V4+ étant trop faible pour oxyder l’eau en oxygène, la batterie doit utiliser un électrolyte positif contenant un couple redox plus oxydant, comme le couple Mn3+/Mn2+.
L’avantage de ce système hybride est de permettre à la batterie à flux de stocker de plus grandes capacités d’énergie que les batteries à flux conventionnelles, grâce à la densité énergétique spécifique plus élevée de l’hydrogène. De plus, l’électrolyse de l’eau par l’intermédiaire de médiateurs permet de découpler la production d’hydrogène et d’oxygène temporellement et spatialement, évitant ainsi des mélanges oxygène-hydrogène qui posent des problèmes de sécurité et de dégradation dans les électrolyseurs conventionnels.
Quelles batteries à l’avenir?
Le déploiement des énergies renouvelables en Europe va nécessiter un besoin accru en stockage d’électricité pour des périodes de temps qui varient entre quelques heures et plusieurs jours. Les mégabatteries ont maintenant atteint un stade de maturité et d’industrialisation à grande échelle qui permet leur installation de manière délocalisée, jusqu’à l’intérieur de nos villes.
Si, pour l’instant, les batteries lithium-ion dominent le marché, d’autres types de batteries à réactions d’intercalation sont à l’étude avec d’autres ions largement disponibles comme le sodium, le potassium ou le magnésium.
Dans le domaine des batteries redox à flux, il existe différentes technologies commercialement disponibles comme les batteries vanadium ou les batteries zinc-brome. Plusieurs recherches sont actuellement en cours dans le but d’augmenter la densité énergétique des batteries à flux: par exemple en utilisant des espèces chimiques organiques ou en développant des matériaux solides à forte densité énergétique capables de stocker des excédents de charge dans la batterie.
À un horizon un peu plus lointain, certains prédisent que l’ère post-lithium sera celle des batteries à base de zinc, ce métal étant très abondant. Ont-ils raison? Seul l’avenir nous le dira…
Références
[1] IEA, «World gross electricity production, by source, 2018», IEA, Paris.
[2] Shadya Gabathuler, Davide Pavanello, Cécile Münch, «Le pompage-turbinage à petite échelle pour le stockage local d’énergie», Bulletin SEV/VSE 2/2015, p. 49-54, 2015.
[3] Y.-G. Lee et al., «High-energy long-cycling all-solid-state lithium metal batteries enabled by silver-carbon composite anodes», Nature Energy, Vol. 5, pp. 299-308, 2020.
[4] G. Meyer, «California bets on batteries to ease blackout worries», Financial Times, 25 août 2020.
[5] Véronique Amstutz, Kathryn Toghill, Christos Comninellis, Hubert Girault, «Les batteries redox pour le stockage d’énergie», Bulletin SEV/VSE 10/2012, p. 35-39, 2015.
Note
1 À noter qu’il existe d’autres types de batteries, tels que les batteries au plomb ou au sodium-soufre. Les deux technologies discutées dans cet article présentent toutefois des avantages considérables pour le stockage stationnaire à grande échelle.
Commentaire