Décarboner – sans plus attendre
Le rôle de l’électricité
Limiter le réchauffement climatique à 1,5°C exige une mutation profonde et à grande échelle de l’approvisionnement et de la consommation énergétique. Or, il n’est plus permis d’attendre: des objectifs chiffrés doivent être fixés pour 2035. Dans un ouvrage récemment paru, les auteurs ont défini des stratégies et les ont appliquées à l’exemple d’un pays fictif. Résultats de cette étude de cas.
L’énergie joue et continuera de jouer un rôle central pour atteindre les Objectifs de développement durable (figure de titre) auxquels l’Assemblée générale des Nations unies a souscrit en septembre 2015.
La récente contribution du Groupe de Travail I du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a rappelé la précarité de la situation climatique et l’accélération de l’échauffement de notre planète. Atteindre l’objectif consistant à limiter le réchauffement à 1,5°C par rapport au début de l’ère industrielle, tel que stipulé lors de l’Accord de Paris de 2015, implique une mutation non seulement de l’approvisionnement, mais aussi de la consommation d’énergie. Se fixer des objectifs seulement à l’horizon 2050 est trop lointain; il est essentiel de fixer des objectifs chiffrés à l’horizon 2035.
L’objectif primordial consiste à rapidement décarboner nos activités, tout particulièrement dans le secteur de l’énergie, principal émetteur de gaz à effet de serre. Dans cet esprit, il est indispensable de déployer dès à présent les meilleures technologies disponibles, sans attendre que la ou les technologies «idéales» soient prêtes à être utilisées, et ce, tout en veillant à ne pas empêcher la future mise en œuvre de ces technologies à venir.
La thèse de l’ouvrage «L’électricité, au cœur de notre futur bas-carbone» [1, 2] – récemment publié par les auteurs de cet article – est la suivante: nous disposons déjà de technologies de production, de transport, de distribution, de stockage et de consommation d’énergie nécessaires pour une mutation à la fois profonde, rapide et à large échelle qui mènerait à des réductions significatives des émissions d’ici 2035. Et une telle mutation ne peut réussir qu’avec l’électricité au cœur du système énergétique.
Dans cet ouvrage, la thèse susmentionnée est illustrée par une étude de cas reposant sur l’exemple d’un pays industrialisé imaginaire, «Energia». Cet article présente brièvement les stratégies suivies par Energia pour la réalisation de sa mutation énergétique ainsi que les résultats réalistes qui pourraient y être obtenus en 2035, que ce soit du point de vue de la consommation énergétique, de la production électrique ou de la progression des systèmes multiénergies. Il présente également une redevance carbone universellement redistribuée comme une alternative aux taxes carbone et aux systèmes d’échange de quotas, généralement mal acceptés par le grand public et difficiles à mettre en œuvre par l’industrie. Finalement, il présente les résultats chiffrés de l’étude de cas basée sur le pays fictif Energia.
Les orientations de la mutation énergétique
Comme l’indique le tableau 1, l’électricité peut être obtenue par transformation des principales sources d’énergie (à noter que l’électricité est aussi le vecteur privilégié pour l’utilisation des ressources marines).
Les consommations énergétiques auront évolué comme suit en 2035:
- Dans le logement et le tertiaire, pour le chauffage et l’eau chaude, le charbon et le pétrole ne seront plus utilisés et seront remplacés prioritairement par du solaire thermique et des pompes à chaleur électriques, à défaut par du gaz: la rénovation des bâtiments et la construction de quartiers neufs priorisera donc des émissions basses, et naturellement une isolation efficace.
- Environ les deux tiers des voitures seront équipées de propulsions électriques ou hybrides rechargeables. Les véhicules de livraison seront électriques ou à gaz, alors que la moitié des camions lourds et les bus longue distance seront dotés de piles à combustible et rouleront à l’hydrogène vert.
- L’industrie sera largement électrifiée et elle utilisera de l’hydrogène vert, si nécessaire.
La production d’électricité aura, quant à elle, évolué comme suit en 2035:
- Les consommations directes d’énergies fossiles baisseront, ce qui aura pour conséquence une augmentation de la production d’électricité, malgré les progrès de l’efficacité énergétique.
- L’utilisation du charbon et du pétrole sera supprimée.
- La production d’électricité de base, nécessaire pour assurer la stabilité du système électrique, sera essentiellement fournie par des centrales hydroélectriques au fil de l’eau et nucléaires.
- La production intermédiaire, nécessaire pour suivre les variations quotidiennes de la charge et les intermittences du solaire et de l’éolien, sera fournie par des centrales à gaz à cycle combiné, au gaz naturel avec si possible du biogaz et/ou du gaz synthétique.
- La puissance installée de l’ensemble du parc d’installations de production électrique augmentera plus rapidement que sa production; ceci s’explique par les facteurs de capacité des centrales solaires et éoliennes, inférieurs à ceux des centrales traditionnelles.
Finalement, du côté des systèmes multiénergies, les réseaux de chaleur et/ou de froid vont se multiplier, tout comme les installations dédiées au stockage d’énergie quotidien ou saisonnier, de tailles diverses et basées sur différentes technologies. L’hydrogène, produit par électrolyse de l’eau en utilisant de l’électricité bas-carbone, jouera également un rôle plus important, comme illustré dans la figure 1.
Une redevance carbone universellement redistribuée
L’utilisation de technologies intenses en émissions de CO2 doit devenir plus onéreuse que celle de technologies qui en émettent moins. Attacher un coût à ces émissions devient dès lors impératif. Le principe du «pollueur payeur» est désormais largement accepté. Il est généralement mis en œuvre par le biais de l’une ou l’autre de ces deux approches:
- Une taxe carbone sur les consommations fossiles. Les grands consommateurs en sont fréquemment exemptés par crainte de délocalisations (dites «fuites carbone»).
- Un système d’échange de quotas d’émissions dont les prix sont fixés sur des bourses parfois créées à cet effet. La rapidité et l’ampleur de la volatilité des prix sont telles que l’industrie hésite à réaliser des investissements à long terme.
Alors que l’objectif des deux approches était initialement la réduction des émissions, les autorités publiques tendent à en utiliser les revenus pour financer, plus ou moins partiellement, les investissements qu’elles jugent prioritaires. Il n’est donc pas surprenant que le citoyen ait la sensation qu’il finance la mutation par le biais d’un impôt, mais sans être impliqué dans le processus décisionnel.
Pour remplacer ces deux approches, une redevance carbone universellement perçue partout dans le monde et intégralement redistribuée vers les ménages est un mécanisme à considérer sérieusement. La redevance ne serait alors payée qu’une fois par toute entité qui introduit initialement un combustible fossile dans le système énergétique de tout pays. Elle serait perçue au prorata de la quantité d’émissions de CO2 qu’entraîne la combustion dudit combustible. Une fois perçue, elle serait intégralement redistribuée aux ménages par tête d’habitant, évitant ainsi l’impression d’un nouvel impôt.
Vu que les pays n’adopteront que graduellement cette redevance, ceux qui l’auront fait auraient le droit de la prélever – et donc de la redistribuer à leur population – lors d’importations de combustibles fossiles (et/ou de produits dont la fabrication implique de tels combustibles) à partir de pays n’ayant pas adopté cette redevance. Cette approche assurerait que la redevance soit, de fait, universellement appliquée, tout en encourageant les pays à l’adopter afin de pouvoir la redistribuer à leur propre population.
Les détails relatifs à la redevance carbone et à l’estimation de son impact pour la Suisse sont fournis dans [1].
Energia – une étude de cas au niveau d’un pays
L’étude de cas sur Energia illustre, d’une part, combien il est important de décarboner non seulement la production d’électricité et de chaleur, mais aussi les quatre secteurs de consommation et, de l’autre, combien une large intégration des productions solaires et éoliennes est complexe.
Energia compte 50 millions d’habitants en 2015 avec un niveau de vie et une situation énergétique proches de la moyenne des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Le pays, avec une superficie de 330'000 km2, se situe dans l’hémisphère Nord entre les 35e et 45e parallèles. Lors d’élections en 2015, la population d’Energia a donné mandat aux autorités publiques de prendre les mesures nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Dans cet esprit, des objectifs chiffrés ont été adoptés pour 2035.
Alors que les détails sont aussi fournis dans [1], les résultats de la mutation énergétique d’Energia sont résumés ci-après.
En ce qui concerne la mutation des consommations: la consommation finale d’Energia en 2015 était de 1561 TWh, avec une répartition entre les différents vecteurs énergétiques telle qu’illustrée dans la figure 2a. Une fois les orientations de la mutation énergétique susmentionnées implémentées, la consommation finale en 2035 aura baissé de 32% pour atteindre 1054 TWh, avec une répartition telle que celle illustrée dans la figure 2b.
L’augmentation de la consommation d’électricité, dont la contribution à la consommation énergétique passera de 24,3 à 50,7%, soit de 380 à 534 TWh, met l’accent sur la nécessité de décarboner non seulement les consommations, mais aussi le mix électrique.
Ce qui nous amène à la mutation du mix électrique: en tenant compte de pertes du système de transport et de distribution électriques à hauteur de 10% aussi bien en 2015 qu’en 2035, la production d’électricité passera de 420 à 593 TWh, ce qui correspond à une augmentation de 41%.
Les émissions dues à la production d’électricité d’Energia étaient de 426 gCO2/kWh en 2015. Deux décisions politiques orientent fortement le mix électrique pour 2035: d’une part, les émissions dues au mix électrique ne pourront pas dépasser 111 gCO2/kWh et, d’autre part, la contribution du nucléaire ne pourra pas dépasser 18%, comme elle l’était déjà en 2015.
Les mix électriques de 2015 et de 2035 sont illustrés dans la figure 3. Les 593 TWh de production d’électricité en 2035 seront répartis ainsi: 190 TWh à partir de gaz naturel, seule source d’émissions de CO2, 197 TWh à base de solaire et d’éolien, et 206 TWh produits à l’aide d’autres sources sans émissions de CO2 (hydraulique, nucléaire et autres renouvelables).
En 2035:
- Toutes les centrales au charbon et au pétrole auront été mises hors service ou converties en centrales à gaz. Les centrales à gaz seront à cycle combiné, soit neuves soit réalisées par le biais de la rénovation/transformation de centrales existantes. Pour respecter la limitation des émissions, leur production ne pourra pas dépasser 198 TWh en 2035; elle était de 108 TWh en 2015.
- La production solaire passera de 14 à 97 TWh. Une étude détaillée montre que la surface des toits des maisons individuelles, des immeubles et des industries est largement suffisante pour ce faire.
- La contribution de l’éolien passera de 10 à 100 TWh. Cette production nécessitera, par exemple, 4000 éoliennes de 8 MW sur la terre ferme et 1000 éoliennes offshore de 10 MW.
- Des centrales à gaz de pointe seront nécessaires pour pallier les variations dues à l’intermittence des productions solaire et éolienne. Elles devront produire au plus 8 TWh, en ne fonctionnant que quelques heures par jour en moyenne; leurs émissions sont incluses dans les 111 gCO2/kWh.
- La contribution du nucléaire s’élèvera toujours à 18% de la production totale d’électricité nécessaire: sa production augmentera donc de 76 à 107 TWh.
- Enfin, pour répondre aux périodes prolongées de manque de production solaire et/ou éolienne, de nouvelles centrales de pompage-turbinage avec une puissance installée combinée de 4 GW auront été construites.
La puissance installée de l’ensemble du parc de production d’électricité passera de 100 GW en 2015 à 209 GW en 2035. Elle aura donc plus que doublé, alors que la production n’aura augmenté que de 41%.
En matière de mutation des émissions de CO2, les résultats sont les suivants: les émissions annuelles d’Energia passeront de 500 à 170 MtCO2. Cette baisse de 330 MtCO2 est répartie ainsi:
- 170 MtCO2 grâce à la réduction des consommations directes de combustibles fossiles dans tous les secteurs;
- 126 MtCO2 par la baisse des émissions dues à la production d’électricité et de chaleur;
- et 34 MtCO2 par le biais de la diminution des émissions des industries de transformation, notamment du raffinage.
La contribution du nucléaire dans le mix électrique restant égale à 18%, sa production augmentera de 31 TWh. Une réduction de cette production ne pourrait être compensée que par une augmentation des productions solaire et/ou éolienne ainsi que des capacités de stockage. En effet, il n’est pas possible d’augmenter la production des centrales à gaz tout en continuant à respecter la contrainte politique relative aux émissions, et les possibilités offertes par les autres sources (hydraulique, géothermique, etc.) auront été pleinement exploitées. Étant donné l’énorme défi que représente l’intégration des productions solaire et éolienne telles que déjà prévues, la décision politique quant au nucléaire est donc un compromis.
Ne plus attendre pour atteindre
Cette étude de cas illustre qu’il est possible d’atteindre une décarbonation significative d’ici 2035 en utilisant des technologies déjà largement disponibles sur les marchés, tant au niveau de la consommation que de la production d’énergie. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre de disposer de nouvelles technologies pour agir et œuvrer ainsi à la sauvegarde de notre niche écologique.
Références
[1] Yves Bamberger, Hans B. (Teddy) Püttgen, «L’électricité, au cœur de notre futur bas-carbone», EPFL Press, 2021.
[2] Hans B. (Teddy) Püttgen, Yves Bamberger, «Electricity: Humanity’s Low-carbon Future», World Scientific, 2021.
Littérature complémentaire
- Yves Bamberger, Hans B. (Teddy) Püttgen, «L’électricité, au cœur de notre futur bas-carbone», EPFL Press, 2021.
- Hans B. (Teddy) Püttgen, Yves Bamberger, «Electricity: Humanity’s Low-carbon Future», World Scientific, 2021.
Commentaire