De la maintenance préventive à la Maintenance 4.0
Tendre vers un équilibre adéquat entre performance, coûts et risques
Afin de faire face aux défis de la transition énergétique en cours et à la volatilité importante des marchés de l’électricité, les exploitants doivent mettre la rentabilité financière des aménagements au centre de leurs préoccupations, tout en portant une attention particulière à la sécurité. Ce changement de paradigme impacte le travail des gestionnaires d’actifs.
Jusqu’au début des années 2000, dans la situation de monopole, la planification de la maintenance des actifs de production contribuait à la création de valeur en ayant comme objectif de maintenir les installations dans un état proche de leur état neuf. Ce standard a permis de disposer d’actifs performants, disponibles et sûrs.
Entre 2004 et 2011, avec l’ouverture du marché de l’électricité et l’émergence d’un environnement plus concurrentiel, assurer une haute disponibilité des installations hydroélectriques est devenu le critère de valeur prioritaire. La performance se mesurait à la capacité de saisir toutes les opportunités de prix haut du marché. Garantir une disponibilité élevée nécessitait des dépenses importantes de maintenance principalement préventive.
Dès 2013, la chute des prix sur les bourses européennes d’électricité a provoqué un troisième changement de paradigme. Dans ce contexte, la rentabilité financière des aménagements s’est imposée comme le nouveau critère prioritaire de valeur, impactant ainsi la maintenance des actifs. Les gestionnaires d’actifs doivent dorénavant peser et quantifier les conséquences sur la performance financière et opérationnelle tout au long du cycle de vie de leurs actifs, ainsi que sur les risques d’indisponibilité. Ils doivent apporter la preuve que leur planification tend vers un équilibre adéquat entre performance, coûts et risques.
Maintenance 4.0: situation de départ
Les aménagements hydrauliques en Suisse sont des actifs construits pour la plupart avant les années septante et sont généralement des prototypes. Les plans de maintenance préventive sont établis et déployés depuis des décennies, et des capteurs de mesures et de surveillance sont en place pour faciliter la conduite à distance des aménagements et garantir la sécurité.
La Maintenance 4.0, qui combine des nouveaux outils d’arbitrage, de nouvelles solutions digitales de maintenance prédictive, une capitalisation des données et de l’expertise des spécialistes, ainsi qu’un changement de culture de tous les acteurs de la chaîne de valeur de la production à la commercialisation de l’électricité, est la solution choisie par Alpiq pour se transformer et faire face aux défis de la transition énergétique en cours et à la volatilité importante des marchés de l’électricité. Elle est menée à l’aide d’un projet de transformation, nécessitant une conduite du changement. Le présent article expose ce changement selon les 8 étapes définies par Kotter [1]. Il fournit également des premières preuves de valeur créée à l’aide de résultats intermédiaires prometteurs. Les axes de travail restant à réaliser pour terminer l’industrialisation de la Maintenance 4.0 seront également présentés.
1re étape: développer un sentiment d’urgence
La baisse constante des prix sur le marché européen de l’électricité depuis 2011 a obligé Alpiq à réagir rapidement. Des programmes de réduction de coûts successifs et toujours plus importants ont été mis en place dès 2011. Réduire les charges de maintenance au strict minimum, tout en garantissant la sécurité des personnes, des biens et de l’environnement est possible, mais il est nécessaire d’avoir l’aval de toutes les parties prenantes, notamment celui des actionnaires. En effet, ces réductions de dépenses vont faire augmenter les risques d’indisponibilités fortuites et de pannes à court et moyen terme.
2e étape: former une coalition puissante
Tout au long de la chaîne de valeur de la production à la commercialisation de l’électricité, plusieurs parties prenantes cohabitent: exploitants, ingénieurs d’exploitation, gestionnaires d’actifs et leurs supports métier, gestionnaires énergétiques, traders, dispatchers, financiers et actionnaires, etc. Pour mener à bien la Maintenance 4.0, Alpiq a d’abord mis en place une équipe restreinte qui avait pour but de créer des liens au-delà des silos en place. Ces liens permettent de créer une coopération puissante qui engage tous les acteurs vers un objectif commun: «créer de la valeur à l’aide des aménagements jusqu’à l’échéance de leurs concessions».
3e étape: développer la vision et la stratégie
La vision développée repose sur deux piliers. La Maintenance 4.0 doit premièrement profiter des solutions digitales et d’une connaissance formalisée et partagée des états de fonctionnement et des risques des actifs. Le meilleur équilibre entre les dépenses préventives, correctives et prédictives de maintenance et d’investissement est ainsi mis en place. La Maintenance 4.0 doit également permettre une coopération forte de tous les acteurs de la chaîne de valeur au sein d’une même plateforme.
L’atteinte de cette vision repose sur une stratégie comprenant deux phases et quatre axes stratégiques (figure 1). La première phase, dite d’émergence, comprend les deux axes suivants:
- Améliorer les outils d’aide à la décision au moyen d’une Analyse de la Maintenance par la Performance (AMP). Il s’agit de renforcer les outils d’arbitrage entre performance, coûts et risques afin de disposer de plusieurs scénarii possibles de dépenses de maintenance et d’investissement.
- Initier la transformation à l’aide de projets «pivots» afin de disposer d’un système de gestion d’actifs unifié et conforme aux exigences de la norme ISO 55 001: 2014, de pouvoir suivre l’évolution de la performance des actifs à l’aide de tableau de bord et d’entamer la formalisation des connaissances de l’exploitant sur les actifs à l’aide d’une formalisation d’indices d’état des installations.
La deuxième phase, dite d’accélération, comprend les deux axes suivants:
- Adapter le cœur métier en intégrant des solutions digitales de monitoring et d’intelligence artificielle qui permettent de développer la maintenance prédictive des actifs.
- Développer et industrialiser la Maintenance 4.0 au sein d’une plateforme digitale centralisée et accessible à tous les acteurs de la chaîne de valeur.
4e étape: communiquer la vision et la stratégie
Deux éléments forts de la vision et de la stratégie ont été communiqués en priorité: la notion de meilleur équilibre à trouver entre les dépenses préventives, correctives et prédictives (figure 2) et la maintenance prédictive, basée sur des solutions digitales (figure 3).
La maintenance prédictive (ou prévisionnelle) est, selon la norme DIN EN 13 306: 2010-12, une «maintenance conditionnelle exécutée en suivant les prévisions extrapolées de l’analyse de données et de l’évaluation de paramètres significatifs de la dégradation du bien». Il faut donc détecter des signes précurseurs de défaillance, en analysant les mesures de température, vibration, débit, pression, position d’injecteurs, puissance, bruit, etc. Le but est d’anticiper les dysfonctionnements et d’être à même de réagir en conséquence. Ce développement nécessite d’encore mieux connaître ses actifs et d’utiliser au mieux les nouveaux outils de digitalisation.
5e étape: donner des moyens d’actions
Dans le cadre de la première phase stratégique, les projets suivants ont été lancés avec l’aide des sociétés Oxand et Hydro Exploitation SA:
- Certification «ISO 55 001: 2014 Gestion d’actifs» [2] dans le but de disposer de processus optimisés et appliqués par tous les acteurs. Alpiq était la première entreprise électrique en Europe et la première entreprise en Suisse à obtenir cette certification. [3]
- Analyse de la Maintenance par la Performance: cet outil sert à renforcer les arbitrages et l’optimisation du plan de maintenance en termes de rentabilité économique, de disponibilité et de risques afin de créer un maximum de valeur.
- Développement des états de santé des actifs.
- Mise en place d’indicateurs de performance (KPI) pour le suivi de la production (indicateurs d’exploitation et financiers), ainsi que le suivi des incidents.
- Lancement de projets pilotes de maintenance prédictive avec l’E-Monitoring et le Machine learning basés sur l’analyse des incidents et des points faibles détectés par l’AMP.
6e étape: définir des objectifs intermédiaires
Les objectifs intermédiaires définis pour 2014 et consistant à réduire les coûts d’entretien (Opex y compris amortissement des nouveaux investissements, Capex) ont été plus qu’atteints en réduisant les Opex de 17%. Le modèle d’arbitrage coûts/risques/rentabilité a été ensuite validé sur la centrale de pompage-turbinage des Forces Motrices Hongrin-Léman SA (420 MW) avec une diminution de 50% des Opex sur la centrale de Veytaux 1 (240 MW), mais avec une augmentation des coûts d’indisponibilité fortuite correspondant à environ 20% des Opex, soit une création de valeur de 30%.
Cette augmentation de valeur est encore plus importante si l’on tient compte de la gestion en temps réel du pool des actifs hydrauliques gérés par le Centre d’Exploitation et de Gestion de la Production à Lausanne, qui permet de suppléer les indisponibilités fortuites de FMHL par l’engagement d’autres moyens de production.
7e étape: consolider les progrès et demander plus
La seconde phase d’accélération de la transformation Maintenance 4.0 repose sur le développement de nouveaux outils de digitalisation au service de la maintenance prédictive. Alpiq a décidé de mettre en place une gestion plus formalisée des données de référence (Master Data Management) et des données de mesure (métrologie). Suite aux expériences convaincantes réalisées lors des projets pilotes, le développement de l’E-Monitoring et du Machine Learning a été poursuivi.
Plusieurs outils sont disponibles pour trouver le meilleur équilibre entre les dépenses préventives, prédictives et correctives et pour mieux connaître les faiblesses et les risques issus des programmes de réduction des coûts. Ces outils sont aujourd’hui en phase d’industrialisation: poursuite du développement des arbres de défaillance pour les principaux actifs d’une centrale hydraulique, consolidation des bases de données risques et intégration des indices d’état de santé, des arbres de défaillance et des courbes de vieillissement dans le but de mettre en place plus rapidement des outils de maintenance prédictive basée sur l’E-Monitoring et le Machine Learning.
8e étape: ancrer les nouvelles approches dans la culture
La culture de la maintenance par la performance est acquise au sein d’Alpiq et ses exploitants. En formalisant les arbitrages entre performance, coûts et risques, cette approche permet de présenter la valeur des décisions et non plus uniquement les coûts de maintenance et d’investissement. Cette nouvelle culture permet également de présenter de nouvelles opportunités: modernisation, organisation du piquet, digitalisation, métrologie, enjeux du pool d’actifs de production.
Tous ces nouveaux outils montrent qu’il est nécessaire de vouer une nouvelle culture à la donnée. Ils doivent également être rendus accessibles aux différents acteurs de la chaîne de valeur. L’émergence des plateformes digitales est une occasion de faciliter cette mise à disposition et de favoriser un travail collaboratif efficace.
Conclusion
La maintenance des aménagements hydroélectriques est une activité qui est ancrée dans la culture de l’exploitant depuis des décennies. Chaque aménagement est un prototype qui s’est vu moderniser pas à pas. Pour introduire les notions de «prises de risques», d’«acceptabilité de l’indisponibilité fortuite», d’«acceptabilité de perdre de l’eau» et d’arbitrage entre coût, risque et disponibilité, et enfin pour développer la maintenance prédictive, Alpiq mène le projet de transformation Maintenance 4.0. Réduire les charges de maintenance sur le long terme et en contrepartie accepter de tomber en panne plus souvent au vu des ressources limitées n’est pas acquis dans la culture de l’exploitant, mais permet d’augmenter la valeur d’un actif à court et long terme de 30% (charge de maintenance). Cette nouvelle approche permet d’éviter de réaliser de la sur-qualité et de chercher la rentabilité à terme en fonction des prix de vente, et ce sans aide extérieure. Si une telle évolution permet aux entreprises de gagner en efficacité et en productivité, elle profite en premier lieu aux exploitants qui sont ainsi moins soumis à la pression induite par l’éventualité de la survenue d’un incident.
Références
[1] J.P. Kotter, «Conduire le changement: huit causes d’échec», mars-avril 1995, Harvard Business Review
[2] ISO 55 000: 2014, Gestion d’actifs — Aperçu général, principes et terminologie
[3] Nicolas Rouge, Olivier Bernard, «Gestion des actifs hydroélectriques - ISO 55 000 au profit de la maintenance par la performance», Bulletin 2/2016.
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