De l’esquisse d’un parc éolien à la cohabitation
Comment concilier les multiples enjeux d’un projet emblématique?
Il aura fallu plus de 25 ans pour passer de l’esquisse initiale à la mise en service du parc Éoliennes de Sainte-Croix. Dans ce genre de projet, les défis techniques sont presque négligeables par rapport aux enjeux politiques et juridiques. Une communication franche et transparente permet, in fine, d’aboutir à une cohabitation harmonieuse.
En Suisse, la réalisation d’un parc éolien n’est pas une promenade de santé… Entre la première esquisse d’un projet et sa mise en service, plusieurs décennies peuvent s’écouler. Cela a notamment été le cas pour la réalisation du parc Éoliennes de Sainte-Croix, le premier parc éolien mis en service en terres vaudoises (figure de titre). Cet article rappelle quelques étapes clés du projet, revient sur les divers défis qui ont dû être relevés, et fait le point sur l’exploitation et la production du parc éolien depuis sa mise en service ainsi que sur ce qui est prévu de mettre en œuvre au moment où il aura atteint sa fin de vie.
Genèse et développement du projet
Tout a débuté en 1997. Cette année-là, une étude de faisabilité pour le site «prioritaire» de Sainte-Croix est menée, sur mandat du Canton de Vaud et de la Confédération. Dès 2003, le Canton décide de poursuivre les études pour un parc éolien et la planification d’un plan d’affectation cantonal (PAC). Et, en 2008, Romande Energie reprend la planification et les études de ce parc. Le projet prévoit alors sept éoliennes d’une puissance de 2 MW.
En se basant sur des mesures de vent sur site, réalisées sur mandat du Canton en 2000 et 2001, puis complétées en 2008, Romande Energie a pu déterminer la valeur de vent moyenne à la hauteur du moyeu: entre 5,5 et 5,9 m/s. Les projections établies misent ainsi sur une production électrique annuelle de 22 GWh pour des éoliennes d’une hauteur de moyeu de 98 m. Cette taille de machine doit permettre de réduire l’effet des turbulences au-dessus de la forêt tout en limitant l’impact visuel. Ces valeurs permettent d’assurer que le projet respecte les exigences du plan directeur cantonal en vigueur.
L’emplacement des machines autour du hameau de la Gittaz, au-dessus de Sainte-Croix, est le fruit d’un compromis entre l’intensité du vent, la topographie et les pentes du site, la proximité de la forêt, l’accessibilité pour les convois spéciaux ainsi que la distance par rapport aux habitations. En outre, la hauteur maximale des éoliennes en bout de pale ne doit pas dépasser 150 m afin de limiter l’impact paysager. Enfin, les emplacements des machines ont également dû être validés au préalable par l’Armée, MeteoSuisse et l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC).
Au vu de la réticence de la population et des craintes émises en lien avec les nuisances sonores et l’impact visuel, il est décidé en janvier 2012 de supprimer la machine la plus proche du village. Sur cette nouvelle base, la population de Sainte-Croix approuve le règlement communal en votation populaire, avec 53% de votes favorables: en fin d’année, le projet éolien, constitué du plan d’aménagement cantonal, du projet routier, de la demande de raccordement électrique et du dossier de défrichement, est mis à l’enquête publique. La municipalité délivre le permis de construire l’année suivante.
S’en est suivi un laborieux processus d’autorisations et de recours, nécessitant diverses études complémentaires. Après quatre ans de procédure au Tribunal cantonal, le projet est une nouvelle fois remis à l’enquête en 2016. Malgré cela, le Tribunal cantonal, puis le Tribunal fédéral (TF) ont encore été saisis par les opposants au parc. Enfin, le 18 mars 2021, le TF rend une décision positive, assortie d’une charge de deux compléments relatifs à la protection de l’environnement et de l’avifaune.
Le chantier démarre dès lors le 13 octobre 2021 avec le décapage des terres ainsi que la création des routes d’accès et des plateformes de montage. Les machines, quant à elles, sont installées durant l’été 2023 et débutent leur marche probatoire en automne. Le parc est finalement réceptionné au début de l’année 2024 et fonctionne depuis en exploitation normale.
Contraintes
Un projet d’une telle envergure génère des impacts non négligeables, notamment au niveau des transports. Chaque éolienne a en effet nécessité 35 convois, dont 18 – pour les éléments de la tour, la nacelle et les pales – ne respectaient pas les dimensions routières. De multiples aménagements ont donc dû être mis en place pour le transport de ces éléments.
Ainsi, depuis le centre de Sainte-Croix, le réseau routier nécessaire au projet mesure plus de 6 km. Or, seuls 640 m de nouvelle piste ont dû être créés. Les autres pistes préexistantes, soit environ 1,9 km, ont été intégralement renouvelées, renforcées et élargies dans le cadre du projet. Les routes goudronnées existantes, de 3,5 km de longueur, ont aussi partiellement été reprises, élargies et renforcées. L’espace nécessaire aux livraisons, stockage et manutention des pièces des tours et des pales (figure 1) représentait lors de la construction du parc 15'400 m2 pour l’ensemble des six machines, soit environ l’équivalent de deux terrains de foot.
Durant tout le développement du projet, une optimisation permanente a été menée dans le but d’éviter, ou du moins de limiter autant que possible, ces impacts. Ainsi, toutes les terres ont été revalorisées sur les surfaces impactées par le projet, et ce, sans nécessiter de mise en décharge. Les 19'000 t de matériaux d’excavation et de roche ont été concassées sur site, permettant la création des plateformes ou des routes d’accès. Les troncs d’arbres abattus ont été broyés, pour en faire de l’humus forestier en lisière de forêt. Et, en fin de chantier, d’importants efforts ont encore été mis en œuvre pour intégrer les plateformes des éoliennes dans le paysage. La largeur de toutes les voies de circulation a été réduite à la dimension standard, et les plateformes ont été réensemencées avec un mélange grainier floral spécifique, favorisant la constitution d’un nouvel écosystème (figure 2). Toutes les surfaces de stockage et de montage autour des machines ont été recouvertes de la terre végétale mise en stock avant les travaux d’excavation.
Il ne subsiste aujourd’hui plus que deux places de parc, nécessaires à l’exploitation. Ainsi, en fin de projet, seul 500 m2 de sol, soit à peine 3% de la surface nécessaire au chantier, ont dû être maintenus en grave afin de permettre l’accès aux machines. Et dans les pâturages, des «îlots de rajeunissement», constitués de nouveaux arbres et d’anciennes souches, ont été mis en place afin de permettre l’éclosion d’une nouvelle diversité biologique et, ainsi, de dynamiser ces surfaces.
L’ensemble de ces mesures a été préalablement discuté avec le Canton, la Commune et la population lors de différentes présentations publiques, ainsi qu’avec les ONG et autres parties prenantes. Ces nombreux échanges ont permis d’élaborer des compromis pragmatiques et équilibrés, qui ont enrichi le développement du projet et mobilisé l’ensemble des acteurs du chantier, déterminés à en faire un ouvrage de référence.
Exploitation et mises à l’arrêt intentionnelles
En exploitation normale, le parc, tout comme chaque machine, fonctionne de façon autonome. L’exploitant peut néanmoins être appelé à intervenir sur une éolienne en cas de dysfonctionnement ou de panne. Au préalable, un premier diagnostic est effectué à distance via un système de supervision et de contrôle (Scada), puis, si nécessaire, une équipe de maintenance intervient sur place.
Dans le but de limiter certains impacts et dangers, une machine individuelle – ou l’ensemble du parc – peut se mettre à l’arrêt. Cela peut se produire, par exemple, lors de périodes de givrage, afin de protéger les randonneurs ou riverains d’une éventuelle projection de glace, même si chaque pale dispose d’un chauffage électrique lui permettant de faire fondre les formations de glace. De nuit, lorsque les conditions climatiques sont favorables aux chauves-souris, les machines sont également arrêtées. En outre, un radar mesurant le flux migratoire des oiseaux permet de déterminer la densité d’animaux dans le ciel, et le cas échéant, d’arrêter les éoliennes durant les pics migratoires afin d’éviter un impact. Enfin, la luminosité ambiante est mesurée à l’aide de capteurs placés sur chacun des mâts afin de procéder à l’arrêt de l’ensemble des machines lorsque leur ombre risque de provoquer un effet stroboscopique sur les habitations riveraines.
Production
Grâce à un anémomètre installé au sommet de sa nacelle, chaque machine est en mesure de déterminer précisément la direction et la force du vent. Ainsi, elle peut s’orienter automatiquement face au vent et adapter l’angle de ses pales en conséquence. Au gré des variations d’intensité du vent, le rotor tourne à une vitesse variable, entre 6 et 18 tr/min. Il peut se mettre en rotation dès que le vent atteint 2 m/s, pour atteindre sa puissance nominale de 2,3 MW lorsque le vent souffle à une vitesse de 11 m/s. À partir de 26 m/s, la machine s’arrête. Lorsque le vent est insuffisant, la machine n’est pas totalement à l’arrêt, le rotor pouvant continuer de tourner à faible vitesse, toutefois sans produire d’électricité.
Ainsi, le générateur produit un courant alternatif avec une amplitude et une fréquence variables. Pour cette raison, il n’est pas couplé directement au réseau régional. Le courant triphasé produit au niveau du stator est redressé dans la nacelle, transporté en DC au pied du mât, puis à nouveau converti en courant triphasé à une tension de 400 V, avec une tension, une fréquence et une position de phase conformes au réseau. Chaque machine est en outre équipée d’un transformateur 20/0,4 kV 2,5 MVA. La production est refoulée dans le réseau régional au niveau du poste HT/MT de Sainte-Croix. Pour le raccordement des six machines au poste et pour l’exploitation du parc, un réseau de 11 km de câble MT et de fibre optique a dû être installé.
Une période de quatre à cinq ans d’exploitation normale sera nécessaire avant de pouvoir disposer d’un retour d’expérience de production fiable. Toutefois, sur la base de la production de la première année d’exploitation, certains constats ont déjà pu être faits. Malgré la jeunesse du parc, la production de 2024 a déjà atteint 20,1 GWh, et correspond ainsi aux attentes pour cette première année. Dans le futur, il s’agira surtout de réduire les arrêts durant les périodes de givrage, notamment grâce à l’aménagement d’itinéraires pédestres sécurisés. De plus, des mesures constructives sont en cours de mise en place, notamment en équipant les pales de capteurs de vibration permettant d’identifier avec une meilleure précision la présence ou non de givre, et ainsi d’optimiser les périodes d’arrêts et de cycles de chauffage.
Finalisation du parc
Les derniers travaux de remise en état ont été effectués en 2024 et 2025, avec la finalisation de certaines mesures de compensation, la réparation des routes goudronnées et le suivi des mesures environnementales. La reprise de la végétation est également surveillée afin que les surfaces occupées par le chantier puissent être restituées à la pâture (figure 2). En guise de mesure de compensation sur l’impact paysager du parc, l’ensemble des lignes aériennes du réseau électrique MT et BT a été démonté et mis sous terre. Ainsi, après quatre ans de travaux, le hameau de la Gittaz retrouve une nouvelle dynamique marquée par la présence du parc et la cohabitation qui s’est créée.
Malgré la complexité d’un tel projet exposé médiatiquement et politiquement, clivant pour la population et devant faire face à d’innombrables fausses informations véhiculées par manque de connaissance, les travaux ont pu se dérouler dans de bonnes conditions, grâce à l’appui de la Commune et au dialogue permanent avec l’ensemble des acteurs et les personnes concernées. Certains riverains, opposants déclarés par le passé, sont aujourd’hui davantage dans l’acceptation du parc. L’ensemble du projet aura pris plus de 25 ans pour voir le jour, mais représente aujourd’hui aussi bien une expérience sociétale qu’une importante concrétisation énergétique locale.
Déconstruction
Lors de la conception du parc et du dimensionnement des machines, sa durée de vie a été définie à 20 ans. Les turbulences du vent étant l’une des principales sources d’usure de ces machines, il sera possible, après quelques années d’exploitation, de revoir les hypothèses d’usure et de fatigue sur la base des données de vent effectives, permettant alors éventuellement la prolongation de l’exploitation de ces éoliennes.
Une fois arrivées en fin de vie, les éoliennes seront démontées sans laisser d’impact sur le paysage ou sur la nature. Leurs composants, constitués principalement de béton, d’acier, de cuivre et d’autres métaux, pourront être recyclés à 90%. Le béton des tours pourra être broyé pour retrouver une vie dans les filières de béton recyclé. Les composants métalliques des équipements mécaniques et électrotechniques disposent également de leurs propres filières de recyclage. Quant aux pales, les fibres de verre, une fois broyées, pourront être utilisées comme source d’énergie en remplacement de combustibles fossiles. Enfin, les fibres de carbone pourront, quant à elles, être valorisées dans les filières de pyrolyse.
Il reste encore à préciser que l’intégralité des coûts du démantèlement sera portée par le propriétaire du parc. Les frais inhérents à ces travaux sont en effet prévus dans le montage financier dès la conception, et sont obligatoires selon la loi.
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