Article Centrales conventionnelles , Production , Énergies renouvelables

Augmenter la flexibilité de l’hydro­électricité

Diagnostic de la fatigue prématurée des turbines

04.02.2021

Dans le contexte récent d’exploitation des réseaux électriques, la nécessité d’augmenter la flexibilité des centrales hydroélectriques peut induire une fatigue prématurée sur certains composants. Une étude menée sur une turbine Francis de 100 MW a permis d’élaborer un protocole de diagnostic grâce à des mesures sur site et des simulations numériques.

L’intégration des nouvelles énergies renouvelables dans le mix électrique européen a modifié le marché de l’électricité ainsi que les besoins du réseau électrique. Dans ce contexte, l’augmentation de la flexibilité des centrales hydroélectriques constitue un enjeu majeur pour qu’elles restent compétitives, tout en apportant des solutions pour maintenir la stabilité du réseau. Augmenter la flexibilité d’un aménagement signifie élargir la plage de fonctionnement des machines au maximum et accroître le nombre d’arrêts et de démarrages. Toutefois, ce changement dans l’exploitation des machines est associé à différents risques, notamment celui de provoquer une fatigue prématurée des différents composants de la centrale.[1–4]

Chaque centrale hydroélectrique étant unique, une analyse spécifique est nécessaire pour déterminer l’origine d’une fatigue prématurée pour une machine. C’est dans ce cadre que le projet de recherche Flexstor a été lancé en 2016, avec un volet particulier sur l’étude du vieillissement prématuré d’une machine de la centrale de Grimsel II. L’objectif consistait, au travers de cet exemple, à mettre en place une méthodologie basée sur une approche expérimentale et numérique pour diagnostiquer ce type de problème dans d’autres centrales.

Identifier la source et limiter la fatigue

Construite à la fin des années 70, la centrale de pompage-turbinage de Grimsel II est exploitée par Kraftwerke Oberhasli AG (KWO). Quatre groupes ternaires à axe horizontal de 100 MW chacun – équipés d’une turbine Francis, d’un moteur générateur et d’une pompe – y sont installés (figure de titre). L’étude s’est focalisée sur l’une des turbines Francis qui, après 35'000 h de fonctionnement, a développé des fissures au bord de fuite des pâles de la roue, près du moyeu. Ces turbines fonctionnent pour un débit maximal de 25 m3/s, une chute de 400 mCE (mètres de colonne d’eau) à une vitesse de rotation de 750 t/min, et produisent en moyenne 550 GWh par année.

L’origine de cette fatigue prématurée n’est pas évidente à déceler, même si elle semble liée à la forte augmentation récente du nombre d’arrêts-démarrages des groupes, qui a quadruplé en 30 ans d’exploitation (figure 1a). L’objectif de ce projet consistait à identifier la source de cette fatigue en mettant en place une méthodologie transposable à d’autres centrales et à proposer une manière de limiter cette fatigue en modifiant les stratégies d’exploitation des groupes.

Deux approches complémentaires

Pour atteindre les objectifs, il a été décidé de coupler deux approches complémentaires: des mesures sur site et des simulations numériques. Trois campagnes d’essais sur site ont ainsi été menées. Le principal défi consistait à réaliser des mesures embarquées dans la turbine, en installant des jauges de contraintes sur les pales et le système d’acquisition dans le nez de la roue. En parallèle, des simulations numériques de l’écoulement dans la machine ont été lancées, ainsi que des calculs structures par éléments finis. Pour cette seconde approche, la difficulté a résidé dans la prédiction correcte des phénomènes physiques en jeu, et ce, pour des points de fonctionnement très instables durant les phases de démarrage et d’arrêt de la turbine. Une analyse conjointe des résultats a ensuite été menée afin d’identifier pour quelles raisons ces fissures se sont développées, de proposer une solution pour éviter ce phénomène et de tester cette dernière sur site.[5–7]

Des mesures embarquées et non intrusives

Des jauges de contrainte ont été fixées sur 4 pales, dans l’objectif de placer l’instrumentation aussi près que possible de la zone des fissures observées au pied des pales de la roue de la turbine (figure 2a). Une chambre spécialement conçue pour les mesures embarquées a été installée au centre de la roue pour accueillir un système d’acquisition autonome et ses batteries munies d’une électronique de protection contre la décharge profonde. L’instrumentation a été complétée avec deux accéléromètres et deux tachymètres inductifs installés dans la même enceinte.

Parmi les nombreux défis à relever, le système réutilisable a dû prouver être étanche à une pression statique d’au moins 17 bars et suffisamment robuste pour supporter les forces centrifuges dues à une rotation de la roue de
750 t/min. L’instrumentation externe (figure 1b), visant une détection non intrusive des phénomènes problématiques depuis l’extérieur, était composée principalement d’accéléromètres, d’un microphone, des capteurs de déplacement relatif de l’arbre, d’un compte-tours, ainsi que de deux capteurs de pression – l’un en amont, l’autre en aval de la turbine –, d’un débitmètre à ultrasons et d’un inclinomètre fixé sur l’arbre d’une directrice.

Détection des régimes critiques de fonctionnement

L’analyse spectrale des mesures embarquées (figure 2b) sur un cycle complet de fonctionnement allant du démarrage jusqu’à l’arrêt de la turbine (figure 2c) a permis de démontrer que les pales subissent des contraintes mécaniques anormalement élevées pendant les régimes de marche à vide lors de la synchronisation de la génératrice avec le réseau et pendant la phase d’arrêt de la machine, signe d’une excitation structurelle d’un des modes propres de la roue (figure 2d). De plus, le démarrage en mode pompe, effectué à l’aide de la roue de la turbine, a montré que la synchronisation de la machine en mode pompe s’avère moins rude pour la roue de la turbine. Cependant, la procédure de démarrage de la pompe dans son ensemble contribue également à la réduction de la durée de vie de la turbine.

Les mesures non intrusives ont démontré avec succès leur capacité de détection des régimes critiques de fonctionnement conduisant à la longue aux fissures sur les pales de la roue de la turbine. Exploitées avec des méthodes de post-traitement adaptées, celles-ci peuvent servir plus tard à détecter les régimes potentiellement problématiques pour les différents éléments de centrales hydroélectriques présentant des signes de fatigue.

L’approche numérique

Pour ce projet, des simulations structures (calculs FEM, Finite Element Method) et fluides (calculs CFD, Computational Fluid Dynamics) ont été effectuées.[8]

Les simulations structures réalisées couvrent trois types d’analyses:

  • Une analyse modale, dont l’objectif est de déterminer les fréquences propres et les modes de la roue dans son environnement (roue noyée et en rotation).
  • Une analyse structure, afin de mettre en évidence les déformations de la roue consécutives à la pression exercée par le fluide. Cette analyse nécessite de transférer le champ de pression du calcul fluide au calcul structure (couplage faible CFD/FEM).
  • Une analyse de fatigue, dont le but consiste à déterminer le nombre de cycles possibles avant un risque de fissure.

 

Les simulations fluides permettent de calculer l’écoulement lors de la phase de synchronisation de la turbine avec le réseau. Ces simulations sont loin d’être aisées à réaliser, car pendant cette phase de synchronisation, l’écoulement est fortement perturbé avec la présence de tourbillons de différentes tailles. Pour relever ce défi, des modèles de turbulence avancés ont été utilisés (modèles SAS, Scale Adaptive Simulation, et EARSM, Explicit Algebraic Reynolds Stress Model).

Les simulations corroborent les observations

Les simulations fluides montrent une augmentation de l’instabilité de l’écoulement lors de la phase de synchronisation (figure 3a). Cependant, aucune excitation à la fréquence observée expérimentalement n’a été mise en évidence.

En revanche, l’analyse modale de la roue fait apparaître qu’une des fréquences propres de la roue, à une valeur de 47 fois la fréquence nominale fn de rotation de la roue, est très proche de la fréquence observée expérimentalement (figure 3b). En complément, l’analyse structure a fourni la valeur moyenne des contraintes auxquelles la roue est soumise lors de la phase de synchronisation. En combinant cette valeur avec les fluctuations de contraintes mesurées, l’analyse de fatigue suggère que le nombre minimal de phases de synchronisation avant un risque d’apparition de fissures est d’environ 5000 cycles. Cette valeur correspond à peu près au nombre de cycles effectués actuellement par les roues avant l’observation de fissures qui ont nécessité un renforcement des soudures.

Protocole de diagnostic de la fatigue prématurée

Grâce à cette étude, un protocole de diagnostic pour les centrales hydro­électriques présentant des signes de fatigue prématurée a été élaboré (figure 4). Dans un premier temps, les données historiques monitorées dans la centrale doivent être analysées pour identifier l’origine potentielle des problèmes observés. Ensuite une campagne de mesures sur site doit être organisée, en prévoyant des mesures non intrusives dans les parties fixes à plus haute fréquence que le monitoring quotidiennement utilisé. Si nécessaire, des mesures embarquées peuvent être envisagées. En parallèle, des simulations numériques fluide et structure de la machine doivent être réalisées. Après validation des résultats au point nominal, les plages de fonctionnement potentiellement critiques seront investiguées. Grâce à une analyse détaillée des résultats obtenus par ces différentes approches, des solutions pour limiter le temps de fonctionnement aux points d’opération critiques peuvent être testées, puis implémentées de manière durable dans la centrale.

Synthèse et perspectives

Grâce à cette étude, l’origine des problèmes de fatigue prématurée observés sur les roues Francis des groupes ternaires de la centrale de Grimsel II a pu être identifiée. Dans ce cas, la phase de synchronisation au réseau en mode turbine est le régime le plus critique. En revanche, la plage de fonctionnement à charge partielle profonde n’est pas problématique pour ces machines. L’une des solutions qui permettraient d’augmenter la durée de vie des roues serait alors d’exploiter la phase à charge partielle profonde afin de réduire le nombre d’arrêts-­démarrages. Une autre alternative serait de raccourcir au maximum le temps de synchronisation.

Ces conclusions ont pu être obtenues grâce à une méthodologie mêlant simulations numériques avancées et mesures sur site à plus haute fréquence que le monitoring utilisé pour l’exploitation. Ce projet a ainsi permis de mettre au point un protocole de diagnostic transposable aux centrales qui, afin de fournir un maximum de flexibilité au réseau électrique, font inévitablement face à ces problèmes de fatigue prématurée.

Références

[1] M. Gagnon, S.A. Tahan, P. Bocher, D. Thibault, «The role of high cycle fatigue (HCF) onset in Francis runner reliability». IOP Conf. Series: Earth and Environmental Science, Vol. 15, 2012.

[2] M. Gagnon, J. Nicolle, J.-F. Morissette, M. Lawrence, «A look at Francis runner blades response during transients». IOP Conf. Series: Earth and Environmental Science, Vol. 49, 2016.

[3] P.Y. Lowys, R. Guillaume, F. André, F. Duparchy, J. Castro Ferreira, A. Ferreira da Silva, F. Duarte, «Alqueva II and Salamonde II: a new approach for extending turbine operation range», Proceedings of Hydro 2014, Como, Italy, 2014.

[4] U. Seidel, C. Mende, B. Hübner, W. Weber, A. Otto, «Dynamic Loads in Francis Runners and Their Impact on Fatigue Life». IOP Conf. Series: Earth and Environmental Science, Vol. 22, 2014.

[5] V. Hasmatuchi, J. Decaix, M. Titzschkau, C. Münch-­Alligné, «A challenging puzzle to extend the runner lifetime of a 100 MW Francis turbine». Proceedings of Hydro 2018, Gdansk, Poland, 2018.

[6] J. Decaix, V. Hasmatuchi, M. Titzschkau, L. Rapillard, P. Manso, F. Avellan, C. Münch-Alligné, «Experimental and numerical investigations of a high-head ­pumped-storage power plant at speed no-load». IOP Conf. Series: Earth and Environmental Science, Vol. 240, 2019.

[7] M. Titschkau, V. Hasmatuchi, J. Decaix, C. Münch-­Alligné, «On-board measurements at a 100 MW high-head Francis turbine», Wasserwirtschaft, Special Issue 1/2019, 2019.

[8] J. Decaix, V. Hasmatuchi, M. Titzschkau, C. Münch-­Alligné, «CFD investigation of a high head Francis turbine at speed no-load using advanced URANS models», Applied Sciences, 8(12), 2018.

Note

Le travail de recherche «Flexstor – Solutions pour l’amélioration de la flexibilité des centrales hydroélectriques à accumulation dans le cadre des modifications de l’envi­ronne­ment et du marché» a été financé par Innosuisse (grant CTI - 17902.3 PFIW-IW) et a réuni les partenaires académiques du programme SCCER-SoE et Kraftwerke Oberhasli AG (KWO). L’étude du WP6 a été menée en collaboration avec le Laboratoire de Machines hydrauliques et le Laboratoire de Constructions hydrauliques de l’EPFL, avec le support de Grimsel Hydro/KWO.

 

Auteur
Dr Vlad Hasmatuchi

est adjoint scientifique au sein du groupe Hydroélectricité de
la HES-SO Valais.

  • HES-SO Valais/Wallis
    1950 Sion
Auteur
Dr Jean Decaix

est adjoint scientifique au sein de l’Institut Énergie et environnement de
la HES-SO Valais.

  • HES-SO Valais/Wallis
    1950 Sion
Auteur
Maximilian Titzschkau

est ingénieur et chercheur chez ­Grimsel Hydro/Kraftwerke Oberhasli AG.

  • Grimsel Hydro
    KWO AG
    3862 Innertkirchen
Auteure
Prof. Dr Cécile Münch-Alligné

est professeure en énergie hydraulique à la HES-SO Valais et coordonne l’Hydro Alps Lab.

  • HES-SO Valais/Wallis
    1950 Sion

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