On débranche !
Un projet de recherche sur la (dé)connectivité
Les pratiques de communication et de divertissement connectés sont émergeantes et ne sont pas issues d’une transmission des usages et des référentiels entre les générations. Afin d’identifier des leviers d’action possibles en vue d’une utilisation plus efficace et économique de l’énergie, un projet de recherche de l’Université de Lausanne cherche à comprendre et à documenter la diversité des modes de consommation d’électricité en lien avec la vie au quotidien.
Alors que certaines pratiques domestiques consommatrices d’électricité comme le nettoyage, la préparation des aliments et l’éclairage sont fortement marquées par la transmission des usages et des référentiels entre les générations, soit des générations anciennes vers les plus jeunes [1-3], il n’en est pas de même pour les pratiques de communication et de divertissement connectés 1). Tout ce qui concerne les ordinateurs, téléviseurs, projecteurs, téléphones et smartphones, tablettes, consoles de jeux et l’ensemble des outils dits «smart» participe de pratiques émergeantes. D’une part, les équipements évoluent à un rythme très soutenu, ce qui, jusqu’à présent, n’a pas permis une stabilisation des usages et des normes pratiques. D’autre part, ces outils proposent des services qui imprègnent tous les aspects de notre quotidien [4] : effectuer un paiement, planifier un voyage, s’informer, s’amuser et communiquer passent par ces outils. Même le sport et le sommeil peuvent être animés par des «apps», ce qui nous amène à être de plus en plus connectés.
Un projet de recherche de l’Université de Lausanne – sous la direction du professeur Suren Erkman et réalisé dans le cadre du Programme national de recherche «Gérer la consommation d’énergie» (PNR 71) du Fonds national suisse (FNS) – cherche à comprendre et à documenter la diversité des modes de consommation d’électricité en lien avec la vie au quotidien, afin d’identifier des leviers d’action possibles en vue d’une utilisation plus efficace et économique de l’énergie. Une première phase de la recherche vient d’aboutir, axée sur diverses activités telles que le nettoyage, l’éclairage ou la préparation des repas – en s’appuyant sur des études existantes qui cherchent à faire un lien entre pratiques sociales et consommation énergétique [5-7]. Plusieurs ménages à Genève et Lausanne de divers statuts socio-économiques ont participé à des entretiens approfondis. Dans cet article, nous présentons des résultats autour de la consommation d’appareils électroniques connectés – ou des technologies de l’information et de la communication (TIC). Bien que ces appareils ne consomment pas toujours beaucoup d’énergie d’une manière directe, l’énergie grise nécessaire à leur fonctionnement est significative, notamment l’énergie consommée par les centres de données (data center) [8-9].
Demande en équipements et services connectés
Un point commun à l’ensemble des ménages est l’existence d’une très forte dynamique d’équipement qui va de pair avec une individualisation des usages [10]. Dans certains ménages, chacun a sa propre télévision, son ordinateur, son téléphone. De plus, les ménages qui ont participé à notre enquête peinent à définir ce qui est jugé «normal» dans le niveau d’équipement, ou alors «sous-équipé» ou «excessif». Les attentes sont plurielles et changeantes au sein des familles : les usages des TIC divergent entre les générations et au cours du cycle de vie. Les transactions autour de l’usage des TIC sont omniprésentes entre parents et enfants adolescents parmi les familles rencontrées au cours de l’enquête 2). De nombreux parents sont préoccupés par la question du «temps d’écran» autorisé et par les négociations qu’ils ont à mener avec leurs enfants à ce sujet. La recherche montre aussi que le contexte spatial a une influence importante sur ce qui est jugé normal et souhaitable en matière d’accès à Internet et d’usages d’équipements connectés. Ainsi, dans la plupart des ménages rencontrés, l’usage des smartphones est prohibé pendant les repas familiaux à la maison. En revanche, à l’extérieur, notamment au cours des repas au restaurant, les parents ne rechignent pas à laisser leurs enfants utiliser les iPads ou iPhones et «acheter» ainsi leur tranquillité.
Certaines personnes vivent la connectivité permanente comme un excès et les informations qui en résultent comme une surcharge qui les accable. Pour d’autres, le trop-plein d’information n’est pas ressenti comme un problème et la connectivité est une attente à satisfaire à tout moment pour trouver des réponses immédiates aux questions que l’on se pose. La plupart des personnes interviewées en reconnaissent le caractère incontournable pour gérer différents aspects de la vie familiale et sociale dans ses dimensions logistiques (commander des courses par Internet, coordonner la préparation des repas) et relationnelles (être en lien permanent avec son réseau social, avec les autres parents d’élèves, etc.). Même la sociabilité domestique s’organise aussi de plus en plus autour des loisirs numériques [11-12], avec le téléchargement de films ou de musiques, le partage de photos en ligne ou la communication par Skype. Les usages de l’électronique et des appareils connectés renvoient indéniablement à la question plus large et incontournable du «lien social» et à la manière dont il se reconfigure au travers de l’accès à Internet.
L’accès à un téléphone portable et à une connexion Internet pour les enfants est un sujet particulièrement brûlant dans les contextes de familles recomposées, lorsque l’un des parents réclame un accès direct à son enfant pendant les périodes où il/elle n’en a pas la garde. Il y a de plus en plus un sentiment de droit aux produits et services TIC pour des raisons éducatives ou professionnelles. Pour certains parents, et indépendamment du statut socio-économique, l’accès à Internet est considéré comme une nécessité absolue pour le travail de leurs enfants, même s’il est difficile de faire la part des choses entre loisirs connectés et travail scolaire. Chez les adultes également, l’accès permanent à Internet à la maison peut constituer un besoin d’ordre professionnel lorsque ces personnes estiment devoir être joignables à tout moment par e-mail ou que la présence sur les réseaux sociaux fait partie de leur métier.
Dans la littérature académique comme dans les propos de nos interlocutrices et interlocuteurs, l’utilisation excessive des TIC est évoquée par le langage de l’addiction [13], particulièrement lorsqu’il s’agit des enfants. Par exemple, une mère de famille est consternée par son propre usage de son smartphone (qu’elle a depuis très peu de temps) et par le fait qu’elle vérifie ses e-mails de façon machinale, sans que cela corresponde à un véritable besoin. Elle envisage de s’en débarrasser, mais le trouve «tellement pratique». Une autre personne, mère de deux petites filles, se pose des questions sur sa présence – très intensive – sur les réseaux sociaux : «Il y a une addiction par rapport à ces choses comme Facebook et Instagram. Je suis vraiment en train de songer à, peut-être, me déconnecter totalement», nous explique-t-elle.
Certaines personnes parlent avec nostalgie de ce qu’elles considèrent comme des temps plus simples où la télévision était allumée à une certaine heure, pour une émission en particulier. Le fait que tout soit désormais «à la demande» peut constituer une difficulté supplémentaire. Une autre personne déplore l’instantanéité forcée que les smartphones induisent dans les relations sociales, le besoin de répondre, consulter tout de suite son agenda, «ça te plonge dans une situation» comme nous explique une mère de famille, sans permettre un certain recul par rapport à ces demandes.
Les restrictions, volontaires et forcées
Comme cela a déjà été constaté dans d’autres études, les smartphones, ordinateurs et autres tablettes mènent à une densification du temps : on fait plus de choses de façon simultanée et pratiquement toutes les activités peuvent maintenant passer par ces appareils [4]. La perception du temps semble changer pour certaines personnes qui veulent par exemple une réponse instantanée ou sont habituées à faire plusieurs choses en même temps. Ces transformations du rapport au temps suscitent des sentiments ambivalents. D’un côté, les outils connectés permettent de gagner du temps en aidant à gérer de nombreux aspects de la vie quotidienne (courses par Internet, achat de billets de train, réservation de voitures partagées, etc.), de l’autre, ils sont considérés comme étant chronophages.
Certaines personnes se sentent à l’aise avec l’idée de restrictions à leurs connexions, dans des contextes spécifiques, tels que les vacances. D’après un jeune homme, c’est surtout une question de ne pas être pris au dépourvu : «À partir du moment où tu sais que tu n’as pas le Wi-Fi, ce n’est pas un problème». La déconnexion n’est pas un problème pour lui à partir du moment où ses contacts sont au courant et qu’il a pu anticiper (qu’il s’y attend) car, du coup, «tu n’es pas en train de rater des choses». Il explique ses différentes activités pendant ces temps de déconnexion liés aux vacances (sa famille a une maison en France, sans Wi-Fi) : il marche, il lit, il voit des amis, toutes ces choses «basiques», comme il le dit. Il conclut en disant que c’est agréable de sortir des routines quotidiennes pendant les vacances.
Pour d’autres personnes, ne pas être connecté à Internet pendant une période limitée peut être une source de bien-être, et quelque chose de recherché, particulièrement pendant les vacances (à l’étranger, lorsqu’on n’a pas de Wi-Fi). Quand on leur demande ce qui se passe lorsqu’elles oublient leur smartphone à la maison, plusieurs personnes expriment d’abord un sentiment de frustration vite suivi par des sentiments plus positifs, comme cette jeune femme : «C’est vraiment un sentiment de liberté, je trouve. Je pense vraiment ça, et de laisser à nouveau un peu le hasard prendre le dessus dans la vie.». Plusieurs personnes ont réagi positivement à l’idée de créer des zones sans Wi-Fi en ville, ou dans les cafés, ou alors d’organiser des coupures de connexion Internet pendant certaines heures de la journée.
Enfin, pour certaines personnes, il est inenvisageable de se déconnecter, même le temps des vacances. La connexion permanente à Internet n’est pas un souci et la déconnexion ne correspond pas à un besoin. Une de nos interlocutrices, à la question de savoir si elle s’est déjà sentie soulagée de ne pas être connectée, répond : «Non. Je n’en vois même pas l’intérêt !».
On débranche ! Une fête déconnectée à Carouge
En octobre 2015, les résidents de deux tours dans des bâtiments coopératifs ont été invités à participer à un événement ludique autour du thème : on débranche ! Organisé par Happy City Lab à Genève en partenariat avec l’équipe de recherche de l’Université de Lausanne et le soutien des fonds SIGNER, ces bâtiments ont vu l’atténuation de leurs éclairages publics, dans les escaliers et sur la voie publique. Les habitants ont été invités à mettre des bougies à leurs fenêtres, à éteindre tout appareil électronique mis à part le réfrigérateur et à profiter d’une soirée entre voisins à la lueur de chandelles (figure 2).
Environ 80 personnes ont participé à cette soirée, avec des activités prévues pour tous les âges. Un atelier pour enfants tournait autour de la fabrication de lanternes qui sont venues décorer la soirée. Des danseurs de feu et des musiciens ont animé ce moment festif. Un expert en astronomie donnait des explications sur les étoiles, autour d’un télescope installé sur les lieux. Le tout était organisé autour de tables et de grills mis à disposition pour un repas entre voisins. Une des raisons du succès de cet événement a résidé dans le fait qu’il a offert l’opportunité d’échanges intergénérationnels au sujet de la consommation énergétique. La soirée a été une occasion clé de partage et de discussions au sujet de la manière dont on vit avec et sans électricité. Le fait que l’on peut se déconnecter et s’amuser était aussi un message fort. Par contre, tout le monde n’a pas souhaité y participer : il semble que l’idée de partager un moment entre voisins ne fait pas l’unanimité. Une des raisons principales citées pour ne pas y participer : c’est un moment plutôt consacré à regarder la télévision. On peut aller vers des gens qui sont sensibles à ce type d’évènement, mais on ne va pas réussir à motiver tout le monde.
Les leviers d’action possibles
Les résultats de ce projet de recherche restent provisoires : l’équipe continue des enquêtes qualitatives et compte mener une enquête quantitative et nationale, en partenariat avec Joaquin Fernandez, expert en enquêtes et sondages. À ce stade, il est intéressant de noter que des tensions existent autour de l’utilisation des TIC. Certaines personnes gèrent confortablement leur connectivité, mais elles sont de plus en plus nombreuses à se plaindre de l’aspect chronophage et addictif des appareils dits «smart». Est-ce que la Suisse va suivre l’exemple des États-Unis en proposant des camps de déconnexion pour enfants et adultes, ou alors des chambres d’hôtels, restaurants ou cafés qui proposent des zones sans accès au Wi-Fi ? Quelques hôtels en Suisse proposent déjà le «Wi-Fi-Free» et non le «Free Wi-Fi». Avoir accès au Wi-Fi devient une attente forte pour certains consommateurs, mais pour d’autres, ne pas avoir accès est tout aussi important. Une tendance à suivre ?
Lien
Références
[1] Desjeux D., Berthier C., Jarrafoux S. et Taponier S. (1996) Anthropologie de l’électricité, Les objets électriques dans la vie quotidienne en France, Collection Logiques Sociales, Éditions L’Harmattan.
[2] Moussaoui I. (2009) «Vers une génération de la modération ? Pratiques, représentations et systèmes de consommation d’énergie selon les âges sociaux», in Dobre Michelle, Juan Salvador (dir.), Consommer Autrement, La réforme écologique des modes de vie, Éditions de l’Harmattan, 2009.
[3] Subremon H. (2011) Anthropologie des usages de l’énergie dans l’habitat : un état des lieux, Collection Recherche, n°200, Éditions du PUCA, 2011.
[4] Christensen T.H., Røpke, I. (2010). “Can practice theory inspire studies of ICTs in everyday life”. Theorising media and practice, 4, 233.
[5] Shove, E. (2003). Comfort, Cleanliness and Convenience: The Social Organization of Normality. Oxford, New York: Berg.
[6] Wilhite, H. (2008). Consumption and the Transformation of Everyday Life: A View from South India. New York: Palgrave Macmillan.
[7] Sahakian, M. (2014). Keeping Cool in Southeast Asia: Energy use and urban air-conditioning. New York, London, UK: Palgrave Macmillan.
[8] Hilty, L. and B. Aebischer, Eds. (2015). ICT Innovations for Sustainability, Springer International Publishing.
[9] Grant, G. B., T. P. Seager, G. Massard and L. Nies (2010). «Information and Communication Technology for Industrial Symbiosis.» Journal of Industrial Ecology 14(5): 740-753.
[10] Brisepierre G. (2013) Analyse sociologique de la consommation d’énergie dans les bâtiments résidentiels et tertiaires. Bilan et perspectives. Rapport pour l’ADEME, 51 p.
[11] Røpke, I., T. H. Christensen and J. O. Jensen (2010). «Information and communication technologies – a new round of household electrification.» Energy Policy 38: 1764-1773.
[12] Le Douarin L. (2014) «Usages des nouvelles technologies en famille», Informations sociales, n° 181, 62-71.
[13] Chou C., Condron L., and Belland J.C. (2005) “A review on the Research on Internet Addiction. ”Educational Psychology Review 17(4): 363-388.
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