La suffisance numérique
Les TIC au service de la durabilité
La durabilité est un thème abordé depuis longtemps dans le domaine des TIC. Les besoins énergétiques des ordinateurs et des centres de données sont réduits grâce à l’optimisation des systèmes électroniques et de refroidissement, ceux des smartphones et des tablettes le sont essentiellement en raison de la faible capacité des batteries. En outre, il existe des domaines en dehors des TIC dans lesquels les technologies numériques peuvent être utilisées en vue d’économiser de l’énergie et des matières premières : les vidéoconférences remplacent déjà les vols long-courriers de même que les médias électroniques se substituent aux médias imprimés. Le potentiel est pourtant loin d’être épuisé.
L’idée de la durabilité remonte à Hans Carl von Carlowitz qui, en 1713, plaidait dans son «Anweisung zur wilden Baum-Zucht» pour ne pas abattre plus d’arbres dans les forêts qu’il ne peut en pousser sur la même période. Le label FSC démontre que ce critère s’applique toujours dans le domaine forestier. On ne considère aujourd’hui toutefois plus les forêts uniquement comme des fournisseurs de bois, mais également comme des «systèmes» qui purifient l’air, empêchent les glissements de terrain, conservent la diversité biologique et comme des espaces de détente. Ces fonctions complètent aujourd’hui le concept de durabilité initial.
La définition standard de la durabilité selon la Commission mondiale de l’environnement et du développement (rapport Brundtland 1987) est la suivante : «Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.» Pour définir la durabilité dans un domaine spécifique, il est nécessaire de déterminer explicitement sur quelles fonctions concrètes d’un système et sur quelle période elle doit se baser.
Les rôles possibles des TIC
Dans le contexte de la durabilité, les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent jouer différents rôles pour lesquels il existe diverses dénominations partiellement imbriquées. Parmi ces dernières et souvent rencontré dans ce contexte, le Green IT. Ce terme désigne des technologies de l’information aussi énergétiquement efficaces que possible et qui requièrent peu de matériel. Issu originellement du rapport Gartner 2007, il se base essentiellement sur l’augmentation de la durabilité au sein des technologies de l’information.
Une initiative de l’Institute of Electrical and Electronics Engineers, IEEE, lancée au début de l’année 2015, est consacrée au Green IT. Elle a trait au développement, à la fabrication et à l’utilisation des TIC en tenant constamment compte des conséquences écologiques. 16 autres sociétés IEEE ainsi que des représentants de nombreuses entreprises telles que Bell Labs/Alcatel-Lucent (désormais Nokia), British Telecom, Ericsson Research et diverses universités participent à l’initiative introduite par l’IEEE Communications Society. L’initiative s’est fixé pour objectif d’aiguiser la prise de conscience et de proposer des informations à l’aide de publications, de conférences et d’ateliers. L’IEEE travaille également sur les normes relatives au Green IT.
En vue d’augmenter la durabilité, les technologies de l’information peuvent être appliquées dans d’autres domaines, par exemple pour l’analyse de l’environnement : elles permettent de mieux comprendre les interactions complexes et de favoriser des actions plus durables. Ce domaine est dénommé Environmental Informatics.
La Computational Sustainability interdisciplinaire a quant à elle pour but de pouvoir proposer par le biais de la modélisation et de l’optimisation des aides à la prise de décision pour une utilisation plus durable des ressources naturelles.
La Sustainable Human Computer Interaction se concentre la plupart du temps sur l’intention de prolonger la durée de vie des appareils et d’encourager un comportement plus durable. Les produits de qualité haut de gamme, tels que les «classiques du design» qui satisfont longtemps les besoins des utilisateurs, y contribuent grandement.
Finalement, l’ICT for Sustainability réduit, grâce à la modélisation et à la simulation, les flux d’énergie et de matériaux, par exemple dans la production, la logistique et l’utilisation de produits.
Ces approches permettent de réaliser les objectifs en termes de durabilité aussi bien dans le domaine des TIC, grâce à une plus grande efficacité énergétique et à la substitution de matériaux rares ou toxiques, que par leur biais dans d’autres domaines, par exemple par l’optimisation de la consommation d’énergie et de matériaux dans les processus de production.
Un modèle d’évaluation à trois niveaux
Pour augmenter la durabilité des TIC, il convient en premier lieu d’analyser leurs conséquences sur l’environnement. Pour ce faire, un modèle qui recense les conséquences de premier, de second et de troisième ordre est parfois utilisé. Cette classification a été introduite en 2001 dans un rapport OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Les conséquences de premier ordre regroupent les influences environnementales directes de la production, de l’utilisation et de l’élimination des produits TIC.
Celles de second ordre comprennent les influences environnementales indirectes provoquées par la modification de processus de production, de produits et des architectures système. Un exemple d’influence : l’utilisation d’une imprimante laser au lieu d’une machine à écrire accroît la consommation de papier. L’obsolescence constitue ici également un thème important. De nouveaux produits ou systèmes d’exploitation peuvent provoquer des incompatibilités susceptibles d’engendrer la mise hors service d’appareils encore opérationnels. Mais des effets désirés appartiennent également à cette catégorie : des effets de substitution tels que les économies d’énergie et de matériaux par la «dématérialisation» ou encore des effets d’optimisation tels que l’emploi ciblé de l’éclairage et du chauffage dans les smart homes.

Les conséquences de troisième ordre se basent sur les influences environnementales indirectes induites par la modification des valeurs et des styles de vie. Ici encore, il existe aussi bien des effets négatifs, comme l’effet rebond et l’apparition de nouveaux risques, que des effets positifs, comme le passage à une production et à une utilisation plus durable.
Ce modèle a toutefois ses inconvénients. Il sépare par exemple en niveaux (micro/macro) des influences qui devraient en fait être liées. De plus, un effet d’optimisation ne peut pas être fondamentalement considéré comme «durable» car il implique la probabilité d’un effet rebond.
Le nouveau modèle LES
Le modèle LES a été conçu pour pallier les faiblesses du module décrit. LES signifie :
- Life-cycle impact – prise en considération de l’énergie et des matériaux des produits TIC pendant toute leur durée de vie – c’est-à-dire en tenant compte de tous les processus, de l’extraction des matières premières à l’élimination en passant par la fabrication. Par exemple, l’empreinte écologique d’un ordinateur de bureau est environ 5 fois plus élevée que celle d’un ordinateur portable ; cette dernière est quant à elle 3 à 4 fois plus élevée que celle d’une tablette.
- Enabling impact – pour la production et l’utilisation, par exemple l’optimisation des processus et la substitution des médias, c’est-à-dire le remplacement d’un média conventionnel par un média numérique (une tablette au lieu du papier). Ce principe se nomme également dématérialisation bien qu’il s’agisse plutôt du remplacement d’un matériau par un autre.
- Structural impact – par exemple une utilisation des TIC dans les analyses environnementales qui mènent à des changements de conception et de comportement.
Le modèle LES se veut purement descriptif, sans évaluations. Il considère de plus l’optimisation comme un élément de la substitution. Le modèle est ouvert et peut être étendu dans la mesure où il ne tente pas de catégoriser tous les effets des TIC.
Consommation énergétique des TIC
La consommation énergétique pendant l’utilisation constitue un aspect central de l’impact du cycle de vie mentionné plus haut. Comparées à d’autres technologies, les TIC se trouvent clairement dans le peloton de tête en ce qui concerne l’augmentation de l’efficacité énergétique. Les gains d’efficacité au niveau de l’éclairage étaient de 3,2 % par an au cours des 200 dernières années, soit de la bougie et de la lampe à gaz à la LED. Dans le domaine des TIC, l’augmentation du nombre d’opérations par kilowattheure est de 36 à 39 % par an. C’est cette augmentation de l’efficacité qui est à l’origine de l’importance des TIC aujourd’hui. Si l’augmentation de l’efficacité avait été deux fois moins élevée depuis le début du calcul avec des semi-conducteurs, la consommation électrique suisse, avec la puissance de calcul actuelle, dépasserait la production globale d’électricité.
Depuis les années 1990, la consommation électrique a été réduite dans divers domaines, en premier lieu par le biais de l’évolution technologique des processeurs et des mémoires (miniaturisation, etc.). Il a par ailleurs été constaté que les alimentations électriques des ordinateurs dans les bureaux et de ceux utilisés à des fins de divertissement étaient souvent surdimensionnées et inefficaces. Il a aussi été découvert de façon surprenante que d’autres équipements tels que les photocopieuses et les imprimantes consomment autant d’énergie que les ordinateurs eux-mêmes. La consommation en mode veille s’est avérée particulièrement significative.
De nets progrès ont été réalisés dans les centres de données au niveau du refroidissement, entre autres par l’utilisation de la chaleur résiduelle, mais également au niveau de la transformation énergétique et de la sécurité d’alimentation (ASI). En outre, la virtualisation des serveurs, c’est-à-dire l’exploitation de plusieurs serveurs sur un seul hardware, a permis de réaliser des économies significatives. Mais, dans de nombreux cas, les augmentations de l’efficacité ont été plus que compensées par la croissance des besoins informatiques (effet rebond).
La Power Usage Effectiveness (PUE) est souvent indiquée pour exprimer la durabilité au niveau des centres de données. Pour ce faire, la consommation totale annuelle d’un centre de données est divisée par la consommation annuelle de l’infrastructure informatique effective. Ceci permet certes de quantifier les améliorations de l’infrastructure, mais cela implique que les systèmes informatiques ne soient entre temps ni remplacés ni développés. De plus, l’intensité de l’utilisation du système informatique pendant cette période n’est pas prise en considération.
L’une des difficultés lors de l’évaluation des données relatives à la consommation énergétique consiste dans le fait que l’on ne sait que rarement de quelle manière les appareils TIC sont utilisés, si les utilisateurs ont désactivé le mode économie d’énergie et si les appareils ont été éteints. Les estimations relatives à la consommation électrique des TIC sont empreintes de grandes incertitudes. Les tendances sont plus fiables, car elles peuvent être déduites à partir des statistiques de vente.
Les logiciels au centre de l’attention
Étant donné que les produits logiciels contribuent à la détermination de l’énergie et des matériaux utilisés, on leur accorde de plus en plus d’attention. Il est possible d’analyser la consommation électrique engendrée par l’exécution d’une application, la charge que cette dernière représente sur le support informatique, si elle rend le mode veille impossible et dans quelle mesure le logiciel rend un certain support obsolète. Des cycles de mise à jour élevés compliquent évidemment ces analyses.
Le point central lors de la conception de logiciels «durables» consiste à penser à la durabilité dès la phase de conception. Il est aussi important ici de surveiller le comportement du logiciel en cours d’utilisation afin de ne pas tirer de conclusion concernant les futures mises à jour à partir de facteurs indésirables ou ignorés.
Consommation électrique d’Internet
La tendance aux appareils portables à faible consommation d’énergie tels que les tablettes permet de réaliser des économies énergétiques sur le plan local. Ce faisant, on oublie souvent que la plupart du temps, leur utilisation est tributaire d’Internet et que l’impact sur l’environnement n’est donc pour ainsi dire que délocalisé.
Diverses études ont examiné la consommation énergétique d’Internet. Deux méthodes ont été appliquées : top-down et bottom-up. La première se base sur deux estimations : une estimation de la consommation globale d’Internet (ou d’une région) et une estimation du trafic Internet dans une région spécifique.
La méthode bottom-up consiste à déterminer la consommation globale en combinant les appareils utilisés sur le réseau avec les informations du fabricant relatives à leur consommation. Des études de cas tiennent également compte des mesures de la consommation énergétique et des débits de données.
Les premières études top-down ont été publiées en 2003 (Gupta) et en 2004 (Koomey). Bien que ces études se basent sur le même inventaire et les mêmes données d’exploitation d’Internet, les résultats sont clairement différents dans la mesure où des hypothèses différentes ont été admises quant aux appareils pris en compte (LAN switches, hubs, serveur, stockage des données). L’étude Gupta obtient 6,05 TWh/a pour le réseau américain et l’étude Koomey 23,65 TWh/a. Le résultat final de cette dernière s’élève à 47 TWh/a lorsque l’on tient également compte du refroidissement et de la ventilation.
La plupart du temps, les études bottom-up consistent à déterminer, souvent dans un cadre local, l’intensité énergétique par rapport à la quantité de données (kWh/GB). La comparaison de ces études avec les études top-down indique des résultats fortement divergents : de 136 kWh/GB (Koomey, 2004) à 6,4 Wh/GB (Baliga, 2011). Les raisons sont multiples : d’une part, les études sont réalisées sur des années différentes, c’est-à-dire avec des technologies dont l’efficacité a évolué et, d’autre part, des systèmes et des composants de systèmes différents – centres de données, infrastructure clientèle avec réseau Access et systèmes auxiliaires comme le refroidissement et les équipements de sécurité – ont été pris en compte. Les informations relatives à la consommation d’Internet sans référence à une étude (volume, méthode) ni indication de l’année (efficacité énergétique du matériel) ne permettent donc pas de déduire l’exactitude des données dans la situation actuelle.
Effets rebond
Il y a une dizaine d’années, une étude de l’Institute for Prospective Technological Studies de la Commission européenne a analysé les effets environnementaux positifs et négatifs de «l’informatisation» de la société. Lorenz Hilty, professeur en informatique et durabilité à l’Université de Zurich depuis 2010, y a également participé. Selon lui, les TIC peuvent avoir des effets positifs ou négatifs en fonction de leur utilisation : si elles sont appliquées pour améliorer l’efficacité de solutions logistiques, les besoins en transport augmentent, un transport plus rapide et plus économique stimulant la demande. Si, en revanche, les TIC sont utilisées pour la dématérialisation des biens, les besoins en transport diminuent. Cet exemple montre que les TIC ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes mais que leur usage prévu est déterminant.
Étant donné que les applications des TIC sont très variées, plusieurs domaines connaissent des effets rebond en termes d’énergie, de matériaux, de temps et d’informations. Il existe fondamentalement trois types d’effets rebond : d’abord les effets directs, pour lesquels une augmentation de l’efficacité énergétique conduit à une augmentation de la consommation, car l’énergie ou l’information devient plus économique et des systèmes supplémentaires peuvent être acquis. De nouveaux produits plus efficaces et performants évincent les plus anciens du marché, bien que ces derniers remplissent encore correctement leur fonction. Les utilisateurs travaillent alors avec des ordinateurs sophistiqués qui passent la plupart du temps en attente de tâches.
Il y a ensuite les effets indirects. L’utilisation plus économique permet d’avoir plus d’argent disponible pour l’acquisition d’autres biens, ce qui relance l’économie et ainsi la consommation d’énergie.
Le troisième effet concerne l’économie globale. L’utilisation des technologies modifiée par les augmentations de l’efficacité peut provoquer des modifications structurelles dans la production et l’utilisation. Ce type d’effet rebond ne semble pas encore avoir fait l’objet d’études dans le cas des TIC. Peut-être que l’utilisation des TIC dans le monde financier fait partie de cette catégorie, car le trading haute fréquence permis par ces dernières est en mesure «d’anéantir» rapidement les gains économiques réalisés grâce aux TIC et de provoquer ainsi d’énormes pertes.
Les technologies à elles seules sont insuffisantes
Les études sur les TIC pour la durabilité mettent de plus en plus en avant que les technologies ne sont pas en mesure à elles seules d’augmenter systématiquement la durabilité car l’effet rebond est toujours à l’affût. C’est pourquoi Lorenz Hilty plaide pour l’accompagnement de chaque stratégie d’efficacité par une stratégie de suffisance. Sans changement de comportement de la part des utilisateurs, il est probable que les améliorations de l’efficacité conduisent à une consommation accrue qui anéantirait les efforts fournis en faveur de la durabilité.
Liens
Littérature
- Lorenz M. Hilty, Bernard Aebischer (Hrsg.), ICT Innovations for Sustainability, Springer, 2015.
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