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Ajouter de l’intelligence, plutôt que du cuivre!

Impact de la recharge des voitures électriques sur le réseau BT

01.03.2021

Le déploiement en cours des voitures électriques et de leur infrastructure de recharge exige une préparation adéquate des GRD afin d’adapter le réseau de distribution à temps. La HES-SO a mené un projet de recherche pour cerner les enjeux de cette évolution sociétale visant une réduction des émissions polluantes.

Tant les constructeurs automobiles que les instances politiques ont donné des signes clairs afin d’accélérer le déploiement de la mobilité électrique individuelle. Le 9 février 2020, les citoyens du canton de Bâle-Ville ont même décidé de bannir les véhicules à moteur thermique d’ici 2050. Si cela aura certainement un excellent impact sur les rejets de CO2 dans l’atmosphère, il est toutefois clair que l’énergie fossile économisée ainsi devra être remplacée partiellement par de l’énergie électrique, le solde étant couvert par la récupération d’énergie cinétique ou potentielle du véhicule.

Cette mutation aura un impact tant sur la production d’électricité que sur sa distribution. Ce problème doit donc être étudié non seulement en termes d’énergie, mais aussi de puissance, c’est-à-dire au niveau de la répartition temporelle de l’énergie à fournir. Pour couvrir les besoins futurs de la mobilité électrique, certains estiment déjà que pour une proportion de véhicules électriques correspondant à 15% du parc automobile, une augmentation de production d’énergie électrique de 1,8% sera nécessaire en Suisse par rapport à l’état actuel.[1,2]

Une étude a été réalisée à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) afin de définir une stratégie d’adaptation pour les gestionnaires de réseaux de distribution (GRD). En premier lieu, il s’agissait de savoir à quoi s’attendre. Il ne suffit en effet pas de s’appuyer sur des modèles a priori; il est d’abord préférable d’observer la réalité du terrain avec des véhicules et des utilisateurs réels, dont le comportement est mesuré par des appareils. L’équipe de chercheurs de la HES-SO a ensuite pu mettre en œuvre des méthodes statistiques pour simuler l’augmentation future du nombre de véhicules électriques.

Pour mener à bien la synthèse d’un tel projet, l’implication d’une haute école est stratégique: celui-ci ne pourrait en effet pas être réalisé individuellement par chaque GRD. Cette étude n’avait pas pour objectif de déterminer comment produire le supplément d’énergie électrique nécessaire, mais plutôt de se concentrer sur la manière de distribuer celle-ci de manière adéquate.

Comment s’effectuent les recharges des véhicules?

Afin de récolter les données indispensables à l’étude, les chercheurs ont recruté en Suisse romande des participants bénévoles, propriétaires de voitures électriques de différents modèles, qui ont accepté que des appareils mesurent les recharges à domicile pendant environ un an et transmettent les valeurs à un serveur mis en place par hepia, la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève, l’une des écoles faisant partie intégrante de la HES-SO.

Pour ce faire, un appareil du commerce a été placé dans le tableau électrique sur le disjoncteur d’alimentation de la prise de charge de la voiture. L’appareil est alimenté par le disjoncteur, et un peigne encadre les connexions pour mesurer le courant. Aucune modification du circuit électrique n’a eu lieu lors de sa pose ou de son retrait. Ce dispositif a été configuré pour communiquer les données sans fil, via le routeur du propriétaire. Un appareil low-cost Kirfi (figure 1) a aussi été développé à hepia pour lire les valeurs sur un compteur certifié via l’interface optique et les transmettre ensuite de la même manière. Le serveur de données de type MySQL a, quant à lui, été mis au point à hepia pour permettre de retrouver facilement les informations utiles.

Ces mesures de charges réelles ont permis d’établir un certain nombre de charges typiques de par leur horaire, leur durée, leur forme et leur intensité. La mise en charge s’établit en moins d’une minute, et elle est suivie d’un plateau. La fin est brusque si le propriétaire ne requiert pas la pleine charge, ou elle diminue en suivant une hyperbole décroissante sur une dizaine de minutes si la batterie est en voie d’atteindre sa pleine charge.

L’équipe de la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD), une autre des écoles faisant partie intégrante de la HES-SO, a aussi pu récolter auprès du Service des énergies d’Yverdon-les-Bains (SEY) des données de charges issues des bornes publiques de la ville.

Les informations relatives à l’évolution des immatriculations de véhicules électriques en Suisse (mesures faiblement incitatives) et en Norvège (mesures fortement incitatives) ont permis d’estimer une évolution du parc automobile électrique dans les années à venir. Un taux de pénétration de 15 à 25% à l’horizon 2040 a été retenu en tant que référence pour la détermination des impacts sur le réseau électrique. Ce choix s’est appuyé sur les données d’évolution de ces dernières années et sur la lecture des prévisions de différents auteurs.[3,4]

L’impact sur les réseaux… et leurs limites

L’équipe de la HEIG-VD a développé une simulation à partir des données de deux quartiers – un quartier mixte de bâtiments industriels et d’habitation, et un quartier de villas et de petits immeubles – fournies par les Services industriels de Genève (SIG) et mises en forme par hepia. Le modèle de simulation a été validé par une vérification montrant que le modèle indique les mêmes variations de tension que les mesures réelles lorsque lui sont imposés des cas de charge identiques à ceux présents dans le réseau réel. L’évolution du parc automobile électrique a ensuite été simulée avec des chargeurs équipant successivement 5%, 15% et 25% des foyers du quartier.

Avec un taux de pénétration des véhicules électriques de 5 à 15%, la charge des transformateurs et des lignes à basse tension reste dans les normes, sauf pour des cas particuliers de raccordement privés anciens qui atteignent déjà aujourd’hui leurs limites. Avec un taux de pénétration de 25%, des situations critiques peuvent être observées lorsque tous les habitants reviennent chez eux – ou que les employés arrivent sur leur lieu de travail – et mettent leur véhicule en charge à la même heure.

Au poste de Vieux-Bureau-Trottet, qui alimente le quartier mixte, il a été décidé d’étudier le cas des lignes 5 à 7, pour lesquelles une production photovoltaïque voisine d’un grand parking destiné au personnel présente une conjonction intéressante. Si les employés mettent en charge leur voiture en arrivant sans réfléchir, une pointe de consommation à 70 A en moyenne pendant une heure peut être observée tôt le matin, alors qu’une production solaire pouvant atteindre 130 A peut être mesurée de midi à 15h00 (figure 2). En appliquant une optimisation des charges, il est possible de s’assurer que le courant ne dépasse pas les 50 A dans ces lignes (figure 3). Dans les deux cas, les voitures des collaborateurs sont chargées conformément à leurs souhaits au moment de leur retour chez eux.

À Genthod-Les Rousses, les lignes 2 et 3 alimentent le quartier résidentiel, au sein duquel des chauffages électriques s’enclenchent à 22h00, générant un saut de 6 kW selon les mesures effectuées en avril 2019. En plein hiver, le saut est encore plus perceptible et la puissance diminue ensuite au fur et à mesure que les boilers et les radiateurs atteignent leur température de consigne. Il est opportun ici d’interrompre les recharges des voitures entre 22h00 et 1h00. Ce sont toutefois les lignes 1 et 4, qui alimentent plus de foyers, qui présentent le plus grand risque d’être saturées. La charge simultanée de nombreuses voitures représente en effet le plus grand danger pour une ligne et pour le transformateur. Ici, il a même été possible de détecter un client alimenté par un long raccordement individuel de faible section, qui ne pourrait aujourd’hui pas installer une borne de recharge.

À Yverdon, de forts pics ont déjà été observés à certaines heures sur les bornes de recharge publiques (figure 4). Pourtant, les gens ne reprennent souvent leurs véhicules qu’en fin de journée: la charge des véhicules pourrait être étalée sur toute la durée du stationnement, et ce, sans pénaliser leur fonctionnement ultérieur par rapport à une charge immédiate au moment où l’utilisateur effectue le raccordement.

Les perspectives à moyen terme

Cette étude a montré que, pour les réseaux étudiés, il existe une bonne marge de temps avant de s’approcher des limites de charge des transformateurs de quartier ou des lignes de distribution, soit plus de 20 ans, sauf pour certaines situations de réseaux très particulières qui atteignent déjà leurs limites aujourd’hui. Il faut toutefois éviter le cas le plus défavorable, celui où tous les propriétaires de véhicules électriques effectuent leur recharge en même temps.

Il serait judicieux que les GRD s’unissent pour lancer un prototype de poste de quartier intelligent qui échange des informations non seulement avec les bornes de recharge, mais aussi avec les producteurs photovoltaïques locaux (figure 5).

Pour éviter le pire des cas, il faut impérativement lancer un projet de normalisation d’un protocole de dialogue entre la borne de recharge et le poste de quartier. L’automobiliste pourrait alors indiquer via sa voiture l’heure à laquelle il veut s’en servir à nouveau et le pourcentage de charge souhaité. Ce serait alors le poste de quartier qui optimiserait les charges en indiquant à chaque borne la plage horaire durant laquelle la recharge peut être activée.

Le prototype Kirfi mis au point à hepia présente un bon potentiel d’industrialisation en tant que compteur intelligent à faible coût capable de transférer des informations concernant l’état de charge d’un raccordement équipé d’un compteur. Il permettrait de communiquer au poste intelligent la situation de chaque client branché avec suffisamment de précision pour qu’il puisse prendre les bonnes décisions. Un tel produit ne serait sûrement pas assez précis pour des fonctions de facturation qui, elles, doivent passer par le centre de conduite du GRD et ne sont de toute manière pas traitées localement.

La nécessité de poursuivre de nouveaux projets, en alliant des compétences informatiques, énergétiques et électriques, est apparue clairement. Il ne serait pas raisonnable d’en rester à la conclusion «Ce serait bien de...». Il faut saisir dès maintenant cette opportunité stratégique pour éviter de développer quelque chose dans l’urgence dans quelques années. Les résultats montrent qu’il est pertinent de développer la recherche dans la direction de l’intelligence artificielle, selon le mot d’ordre «Ajouter de l’intelligence et du dialogue au réseau de distribution, plutôt que du cuivre!» Une alliance de plusieurs GRD en collaboration avec des HES constitue certainement une piste à suivre.

Références

[1] Alpiq, «Véhicules électriques: pénétration du marché suisse d’ici 2020».
[2] M. Rüdisüli et al., «Impacts of an increased substitution of fossil energy carriers with electricity-based technologies on the swiss electricity system», Energies 2019, 12, 2399.
[3] N. Müller, «Mobilité électrique en Suisse et en Norvège», Bulletin SEV/VSE 3/2016, p. 20-22, 2016.
[4] P. Jeannerat, «En Suisse, les voitures électriques connaissent une forte croissance», RTS Info, 31 janvier 2020.

Note

L’auteur remercie toute l’équipe qui a collaboré avec lui au succès de l’étude: Dr Fabien Vannel, professeur à hepia, Jean-François Affolter, professeur à la HEIG-VD, Michael Crottaz, assistant à la HEIG-VD ainsi que Christian Abegg et Juan Antezana, adjoints scientifiques à hepia.

 

Auteur
Prof. Jean-Marc Allenbach

est professeur retraité de la Haute école hepia et consultant en technique ferroviaire.

  • hepia, 1202 Genève

Commentaire

Patrick MACHO,

Très bon article. Pour rebondir sur la conclusion, je rappelle, non pas à l'auteur mais au lecteur, que le cuivre ne pousse pas sur les arbres. La tension sur les matières premières se fera aussi ressentir sur les métaux. Nous n'avons pas besoin de plus de cuivre, nous avons besoin de plus d'optimisation, donc de plus d'intelligence, d'ingéniosité, et donc d'ingénierie.

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