Article Consommation , Efficacité énergétique

NégaWatt ou cuivre?

Rôle des distributeurs

22.05.2018

Quelles conditions-cadres pour permettre aux gestionnaires de réseau de distribution électrique d’investir (aussi) dans l’efficience énergétique?

Il existe un désir humain fondamental d’améliorer les technologies, d’en inventer de nouvelles et de dépenser moins dans le but d’améliorer les conditions de vie existantes. [1] L’efficience énergétique, processus par lequel on améliore la productivité de la consommation énergétique grâce à une amélioration progressive des technologies, ne déroge pas à la règle.

L’augmentation de l’efficience énergétique est considérée comme une opportunité d’accroître la productivité économique en s’affranchissant de la volatilité des prix des énergies fossiles tout en limitant les émissions de CO2 menaçant sérieusement notre stabilité climatique. Afin d’illustrer quantitativement cette nouvelle ressource, Amory B. Lovins, chercheur au Rocky Mountain Institute, a proposé en 1990 le concept de négaWatt, unité représentant une quantité d’énergie non utilisée, et donc disponible pour d’autres consommateurs. [2]

Plusieurs États comme le Danemark, la Suisse ou le Massachusetts considèrent l’efficience énergétique comme une priorité et l’ont érigée en pilier de leur stratégie énergétique. Dès lors, pourquoi est-ce que les lampes économiques, les matériaux d’isolation thermique améliorés et les appareils écoénergétiques ne sont-ils pas davantage utilisés? Bien que des calculs simples démontrent leur rentabilité économique, ils sont cependant encore largement sous-implémentés [3]. La littérature scientifique a étudié ces défaillances du marché, liées notamment à la rationalité limitée des décisions des consommateurs. [4]

Pour lever ces barrières, capitaliser sur la relation privilégiée existant entre les entreprises d’approvisionnement en énergie et leur clients-consommateurs constitue une solution de plus en plus prisée au niveau mondial. 1) Les fournisseurs ou gestionnaires de réseaux sont en effet des partenaires naturels pour accompagner les consommateurs finaux dans leurs choix, voire dans leurs investissements.

Des mécanismes de régulation, tels que l’autorisation du recouvrement des coûts, le découplage volume vendu/revenu, un bonus financier en fonction des performances ou des objectifs d’économies d’énergie contraignants, peuvent faciliter la mise en œuvre de programmes d’efficience énergétique portés par des entreprises d’approvisionnement en énergie.

Le Massachusetts ou le Danemark ont obtenu des résultats prometteurs en la matière. Les deux États disposent d’une structure de marché de l’électricité partiellement libéralisée où la concurrence est libre dans le secteur de la production et de la vente, tandis que les réseaux sont gérés par des monopoles régulés. Dans ce contexte, les gestionnaires de réseau de distribution (GRD) danois et du Massachusetts sont chargés de concevoir et d’implémenter des programmes d’efficience énergétique et sont surveillés par leur agence énergétique, ainsi que par leur régulateur économique respectifs. Afin de couvrir leurs coûts et de compenser les manques à gagner liés à d’éventuelles diminutions de revenus, les GRD répercutent les coûts de programmes via une composante tarifaire réseau. Le Massachusetts récompense en plus ses GRD en cas de dépassement des objectifs d’efficience.

Les objectifs d’économies sont définis au travers de négociations entre les GRD, les représentants des institutions gouvernementales et les représentants de l’industrie, des consommateurs et des associations environnementales. Ils sont par la suite réévalués tous les trois à quatre ans; ce processus de négociation garantit l’intégration de toutes les parties prenantes s’intéressant à l’efficience énergétique et bénéficie ainsi à tous les acteurs: outre le fait d’éviter certaines immobilisations de capitaux dans des infrastructures réseau, ces programmes d’économie d’énergie créent de l’emploi à l’échelle locale et augmentent la compétitivité des entreprises et la sécurité d’approvisionnement.

Un point particulier à mentionner est le degré de flexibilité laissé aux GRD pour déployer leur programme d’efficience énergétique. Au Danemark, les GRD peuvent choisir la technologie, le secteur d’activité (résidentiel, industriel, etc.) et la zone géographique sur lesquels ils souhaitent se concentrer. Ils ont toutefois moins de flexibilité en termes de mise en œuvre, car les entreprises de réseau sont tenues de passer par des acteurs tiers (entreprises privées) pour implémenter les actions d’efficience énergétique.

Le cadre existant au Massachusetts est dans un certain sens plus contraignant: les GRD doivent par exemple consacrer au moins 10% de leur budget au secteur résidentiel à faible revenu et leurs programmes doivent rester concentrés dans leur zone de desserte. En revanche, une plus grande souplesse est accordée à l’implémentation des projets d’efficience: les GRD ne sont pas tenus de les déléguer au marché lorsqu’ils peuvent les déployer avec un meilleur ratio coûts/bénéfices.

Des résultats probants

Entre 2013 et 2015, les volumes d’économies activés chaque année par les energy utilities correspondent à 2,4% de la consommation finale d’électricité au Massachusetts et à 1,05% au Danemark  (figure 1).

En Suisse, le programme éco21 2), autofinancé par les Services industriels de Genève, a généré un volume d’économies relativement modeste durant sa période de lancement 2010-2012. Sur la période 2013-2015, avec près de 1% par an de diminution de consommation, Genève fait mieux que le Danemark et le Massachussetts et semble même dépasser les scenarii les plus ambitieux de la Stratégie énergétique suisse 2050 [5]. Christian Brunier, le directeur général des SIG, en témoigne: «Aujourd’hui, plus du tiers de l’énergie est utilisée de manière inefficiente. Cela signifie des factures trop élevées pour les entreprises et les ménages, non pas parce que les prix de l’énergie seraient trop élevés, mais parce que nous consommons plus d’énergie que nécessaire. Fort de ce constat, SIG a lancé le programme éco21 qui a permis en 10 ans de diminuer la consommation d’électricité du canton de Genève de 5%, alors que croissances économique et démographique y sont parmi les plus élevées en Suisse.

Accroître l’efficience permet de diminuer ses consommations et son empreinte écologique sans restreindre son niveau de confort. Des électrons sont libérés pour de nouveaux usages, comme la mobilité électrique ou les technologies de l’information et la part des énergies renouvelables est accrue. Création de nouveaux emplois et de richesse au niveau local, diminution de notre dépendance énergétique et des impacts sur l’environnement au niveau global: les Services industriels peuvent ainsi très concrètement contribuer à la transition énergétique.»

Les différences observées entre les gains d’efficience énergétique et les évolutions de consommation d’électricité s’expliquent par de multiples facteurs propres à chaque région, tels que le climat, les normes et législations en vigueur et la culture énergétique locale: la consommation peut diminuer, voire ponctuellement augmenter indépendamment des résultats des programmes d’efficience énergétique. Il est donc crucial de mesurer l’additionnalité 3) de l’action des GRD, ce qui nécessite une méthodologie de calcul standardisée.

La grande flexibilité du système danois favorise la concurrence entre les GRD, ce qui tend à diminuer les coûts en termes de mise en œuvre et d’impact sur la facture résidentielle. Cependant, il semble exister un manque d’équité entre les bénéficiaires des programmes, avec un secteur des industries et entreprises largement favorisé par rapport au secteur résidentiel (ratio avantages/coûts < 1). Au Massachusetts, bien que le secteur des entreprises et de l’industrie soit à nouveau favorisé, on observe un bénéfice pour le secteur résidentiel (ratio avantages/coûts > 1). En outre, l’additionnalité des mesures est plus grande au Massachusetts qu’au Danemark où l’effet d’aubaine 4) semble relativement élevé [6].

Un plan  B pour la Suisse?

Le 21 mai 2017, les Suisses ont plébiscité la Stratégie énergétique 2050 qui trace la route de la politique énergétique suisse des prochaines décennies. Toutefois, les outils et moyens en matière d’efficience énergétique de ce premier paquet sont sans commune mesure avec les objectifs visés et les gains potentiels. Suite à l’échec en consultation d’un système de certificats blancs, le Conseil national, lors des premiers débats parlementaires, a proposé un système de bonus/malus où les GRD électriques auraient eu des objectifs à atteindre en échange d’une prime pour chaque kilowattheure supplémentaire économisé ou un malus en cas d’objectifs non atteints. La solution a été rejetée au Conseil des États en faisant valoir qu’il serait impossible de fixer et de surveiller les objectifs pour les 652 GRD suisses. En fin de compte, aucun consensus n’a pu être trouvé.

En tirant les leçons de cet échec et en fondant nos réflexions sur les meilleures pratiques du Danemark et du Massachusetts, ainsi que sur les opinions récoltées au travers d’entretiens avec des acteurs clés de la politique énergétique suisse, nous pouvons esquisser le modèle de gouvernance de la figure 2 pour l’activation de l’efficience énergétique à échelle industrielle en Suisse .

Le modèle de gouvernance proposé est un mélange entre le modèle danois et celui du Massachusetts: les gestionnaires de réseau suisses auraient la même souplesse qu’au Massachusetts où l’acteur pour lequel l’activation de négaWatts est la plus rentable devrait être responsable de l’implémentation des mesures d’efficience énergétique. En termes de portée, les GRD seraient d’abord limités à leur zone de desserte. Ils auraient l’obligation d’allouer une certaine partie du budget du programme au secteur résidentiel dans le but d’assurer une équité entre les ménages et l’industrie. L’OFEN serait chargé de surveiller la mise en place de ces objectifs et les GRD seraient autorisés à répercuter les coûts de programme d’efficience sur le tarif de réseau (agio d’environ 5% des coûts de transport et distribution), sous le contrôle de l’ElCom.

Au lieu de négocier au niveau fédéral avec plusieurs centaines de GRD, les cantons pourraient jouer un rôle d’agrégateur au travers d’un processus collaboratif et élaborer avec les GRD locaux ou des alliances de GRD des objectifs réalistes et adaptés. Dans un premier temps, un modèle volontaire pourrait être implémenté, permettant aux GRD de répercuter les coûts documentés de leur programme d’efficience énergétique sur les principaux bénéficiaires: les consommateurs finaux.

Depuis les années 80, des États de plus en plus nombreux d’Amérique et d’Europe du Nord développent des modèles de gouvernance pour stimuler leurs entreprises d’approvisionnement en énergie à activer les gisements d’économies d’énergie au niveau des bâtiments et des industries, tout en favorisant des dynamiques entrepreneuriales innovantes. En Suisse, après la catastrophe de Fukushima (mars 2011) et les votations du 21 mai 2017 sur la Stratégie énergétique 2050, l’efficience énergétique est considérée comme un pilier majeur de la politique énergétique. Toutefois, le cadre politique et législatif est encore insuffisamment développé au regard des opportunités qu’offrent les gains d’efficience énergétique pour notre pays. Les cas du Danemark et du Massachusetts, ainsi que l’expérience du programme éco21 de SIG nous permettent de proposer un modèle de gouvernance simple, évolutif, positif pour l’économie et les ménages et adapté au contexte fédéraliste de la Suisse, incluant à terme tous les acteurs de la chaîne de valeur de l’efficience énergétique.

Références

[1] S. Fawkes, «Energy efficiency: the definitive guide to the cheapest, cleanest, fastest source of energy», Routledge, 2016.
[2] A. B. Lovins, «customers don’t want kilowatt-hours; they want services such as hot showers, cold beer, lit rooms, and spinning shafts, which can come more cheaply from using less electricity more efficiently», The negawatt revolution, Across the Board, 27.9.1990.
[3] A. B. Jaffe and R. N. Stavins, «The energy-efficiency gap. What does it mean?», Energy policy, 22.10.1994.
[4] S. Schmidt and H. Weigt, «A review on energy consumption from a socio-economic perspective: reduction through energy efficiency and beyond», 2013.
[5] Nouvelle politique énergétique du Conseil fédéral, Prognos, 2011.
[6] Deloitte, «Evaluering Af Energiselskabernes Energispareindsats», Deloitte Statsautoriseret Revisionspartnerselskab, Mar. 2015. Web..

La matière de cet article est issue de la thèse de Master de Theophile Vernhes «Negawatt or Copper - What framework to give electricity grid companies the choice?» sous la direction du Prof. Matthias Finger (EPFL), de Paul Adrianus van Baal (EPFL) et de Cédric Jeanneret (SIG).

1) Les programmes contraignant les entreprises d’approvisionnement en énergie à accompagner leurs clients dans des actions d’efficience énergétique s’appliquaient à 7% de la consommation énergétique finale mondiale en 2005 et à 19% en 2016. Agence Internationale de l’Energie (2017)
2) Le programme éco21 peut être considéré comme un coproducteur d’économies d’énergies, un facilitateur qui ne vend ni produits ni services, mais incite les consommateurs à adopter des comportements plus sobres et à utiliser les technologies les plus efficientes du marché, www.sig-ge.ch/eco21/le-programme/le-programme-eco21
3) Selon le principe d’additionnalité, les actions d’économie d’énergie doivent générer des diminutions supplémentaires d’énergie par rapport à un scénario de référence. Dès lors, un projet est considéré comme additionnel dans le cas où il n’aurait pas été réalisé sans l’incitation d’un programme d’efficacité énergétique.
4) On parle d’effet d’aubaine lorsque des clients reçoivent une incitation financière pour des mesures d’économies d’énergie qu’ils auraient implantées même en l’absence de cette aide.

Autor
Theophile Vernhes
Autor
Cédric Jeanneret

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