Article Efficacité énergétique , Mobilité

Ma voiture bien aimée en 2050...

Sur le rôle des voitures électriques dans une mobilité durable

01.03.2017

Selon la Stratégie énergétique suisse, trois voitures de tourisme sur quatre pourraient être des modèles électriques à l’horizon 2050. Sera-ce suffisant pour atteindre les objectifs en matière de réduction de consommation d’énergie?

La loi de la demande est l’un des principes économiques les mieux connus: une baisse du prix d’un produit ou d’un service fait augmenter sa demande. Ce principe peut être utilisé pour analyser les changements dramatiques observés dans le domaine des transports et de la mobilité lors des dernières décennies. Les progrès technologiques ont en effet permis une amélioration considérable de l’efficacité énergétique des véhicules, amenant une importante baisse des coûts de déplacement et augmentant ainsi la demande de transport en voiture privée.

À titre d’exemple, considérons les développements de l’efficacité énergétique et de la consommation de carburants observés dans le domaine des transports routiers en Suisse au cours des quatre dernières décennies (figure 1). Entre 1980 et 2015, la quantité de carburant nécessaire pour parcourir une distance donnée a baissé de près de 50 % grâce aux gains d’efficacité énergétique. À l’inverse, dans le même temps, la consommation annuelle de carburants utilisés dans le domaine des transports (essence et diesel) a quant à elle augmenté de 50%. Des variations du même ordre ont égale-ment été observées dans les autres pays industrialisés, notamment aux États-Unis. [1 ]

Comment expliquer ces évolutions contradictoires? Les économistes répondront en faisant appel à la loi de la demande. En effet, bien que les prix des carburants aient été très volatiles depuis 1980, ils ont bel et bien diminué en termes réels (c’est-à-dire en tenant compte de l’inflation) et sont aujourd’hui environ 15 % plus bas qu’à l’époque. [2] En cumulant les effets du progrès technologique et les variations de prix des carburants, le coût pour parcourir un kilomètre a donc diminué d’environ 65%. En revanche, le nombre de kilomètres parcourus par les voitures de tourisme en Suisse a augmenté de presque 60%. [3] La baisse de prix ne peut évidemment pas à elle seule expliquer la totalité de cette augmentation de la demande. En particulier, avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant ayant augmenté de 40 % en termes réels depuis 1980, son impact n’est certainement pas à négliger. La voiture est ainsi devenue un objet à la portée de tous et le nombre de véhicules par habitant a pratiquement doublé durant cette période. En Suisse, le taux de motorisation atteint aujourd’hui entre cinq et six voitures pour dix habitants. [4]

 

Que retenir de ces observations pour l’époque actuelle? On dit que «ceux qui n’apprennent rien de l’Histoire sont condamnés à la répéter»2). Or, nous vivons aujourd’hui une évolution considérable avec l’avènement des véhicules électriques. Le moteur électrique est en effet une révolution technique en termes de puissance et d’efficacité: le coût monétaire lié à la con-sommation d’énergie par kilomètre de déplacement équivaut à environ un tiers des besoins d’un moteur à combustion.3) En termes de puissance, on atteint facilement 100 kW (136 chevaux). De plus, à puissance comparable, le véhicule électrique offre une performance deux fois supérieure à celle de la voiture à combustion en termes de vitesse et d’accélération.4) La question cruciale qui se pose dès lors est la suivante: comment ces changements radicaux pourraient-ils transformer les choix des consommateurs et par conséquent le paysage de la mobilité en général?

La Stratégie énergétique suisse envisage le remplacement de 30% à 75% de nos voitures à combustion par des voitures électriques d’ici 2050. [5] Dans ce contexte, des incitations supplémentaires seront donc sans doute mises en place afin de rendre les voitures électriques encore plus attrayantes qu’elles ne le sont déjà. On peut dès lors s’attendre à ce que le nombre de voitures électriques augmentent, d’autant plus si l’on considère que 21% des ménages ne possèdent pas encore de voiture. [6] Ceci étant, doit-on s’attendre à ce que nos habitudes en matière de transports se modifient lorsque nous serons en possession d’une voiture électrique? Allons-nous utiliser plus fréquemment notre voiture et moins souvent les transports publics ? Ce sont ces questions qui intéressent plus particulièrement les économistes.

L’effet rebond

Les résultats de nos recherches sur l’effet rebond permettent d’apporter certains éléments de réponse. L’effet rebond est un phénomène causé par le comportement du consommateur qui, suite à l’amélioration énergétique d’un appareil, pourrait réagir en augmentant son utilisation de ce dernier. Cette réaction est naturelle du point de vue des économistes, puisque si le coût d’utilisation diminue, on s’attend à une augmentation de la demande. C’est encore et toujours la loi de la demande. Appliqué au domaine des transports, l’effet rebond indique qu’une personne remplaçant une vieille voiture par une neuve plus efficace en termes de consommation énergétique va être tentée de rouler plus qu’auparavant. Ainsi, le calcul selon lequel un progrès technologique permettant d’améliorer l’efficacité énergétique entraînera une diminution exactement proportionnelle de la consommation d’essence ne sera en réalité pas observé. Une partie des économies potentielles d’énergie sera en fait «confisquée» par la réaction de l’utilisateur. La figure 3 décrit schématiquement le principe de l’effet rebond.

Nos recherches empiriques, menées en utilisant les données du Microrecensement mobilité et transports 2010, révèlent un effet rebond élevé dans le domaine du transport privé en Suisse. [7] L’effet rebond serait de l’ordre de 30% à 70%, ce qui est cohérent avec les résultats obtenus pour d’autres pays européens et notamment l’Allemagne. Cela implique que jusqu’à 70% des économies d’énergie techniquement prévues ne sont finalement pas réalisées en raison de modifications du comportement des conducteurs. Globalement, l’effet rebond semble plus faible aux États-Unis, où il est mesuré à environ 20%. L’écart entre l’Europe et les États-Unis pourrait s’expliquer par les prix des carburants, le développement des réseaux de transports publics ou encore les distances à parcourir, trois éléments très différents entre les deux continents.

Ainsi, en tenant compte du fait que le coût (marginal) pour parcourir un kilomètre avec une voiture électrique représente seulement un tiers du coût pour parcourir la même distance avec une voiture à combustion, nos résultats suggèrent que l’utilisation de la voiture sera multipliée par un facteur s’élevant de 1,4 à 2. Autrement dit, les personnes qui changeront leur voiture à combustion pour un modèle électrique rouleront jusqu’à deux fois plus qu’auparavant. Est-ce réaliste? Oui, si l’on prend en compte tous les aspects possibles de la réaction des utilisateurs. Car non seulement le coût d’utilisation d’une voiture électrique est plus faible, mais en plus une voiture électrique est nettement plus chère à l’achat (entre 20 et 40%) qu’une voiture à essence comparable. Selon les économistes, ce qui importe pour le consommateur est uniquement le coût au moment de prendre une décision (c’est-à-dire le coût marginal) et non la dépense déjà effectuée lors de l’achat. Cependant, il semble malgré tout exister un effet pervers difficile à accepter pour les économistes: le coût d’achat exerce en réalité une influence importante sur le comportement. Un coût d’achat élevé incite le consommateur à une utilisation plus intense, par un phénomène que l’on pourrait qualifier d’amortissement psychologique d’un coût irrécupérable. [8] Ainsi, après avoir acheté une voiture chère, on pense (à tort) pouvoir mieux amortir le coût d’investissement en l’utilisant aussi souvent que possible. Cet effet psychologique s’ajoute finalement à l’effet rebond (rationnel du point de vue économique) et renforce donc la réaction de l’utilisateur.

En ce qui concerne la voiture privée et son utilisation, on semble donc s’écarter de décisions purement économiques et rationnelles. Une voiture constitue un symbole du statut social et est donc liée à nos aspirations socioculturelles. Elle donne, sur-tout aux plus jeunes d’entre nous, un sentiment d’indépendance et de liberté. De plus, l’utilisation et le choix d’une voiture sont en grande partie dictés par des aspects relatifs aux loisirs, c’est-à-dire en dehors du cadre des besoins strictement nécessaires.

On peut dès lors s’attendre à ce que l’effet rebond dans le secteur des transports soit plus important que dans d’autres domaines, tels que le chauffage résidentiel. Pour ce dernier, l’effet rebond apparaît nettement réduit, nos analyses aboutissant à un résultat de 12% en moyenne. [9] Installer un système de chauffage efficace entraîne peu d’ajustement de la part de l’utilisateur en ce qui concerne sa demande de chauffage et les économies d’énergie seront dans ce cas importantes. Cela se vérifie d’autant plus pour les ménages aisés pour lesquels le rebond dans le domaine du chauffage est pratiquement négligeable alors qu’il reste conséquent dans le domaine de la mobilité.
Il faut par ailleurs considérer que l’acheteur d’une voiture électrique gagnera en confort, en vitesse (potentielle) et en accélération. Ces changements pourraient par exemple lui donner envie d’utiliser sa voiture plus souvent, lui permettre de remorquer un bateau pour aller à la plage ou encore le faire opter pour un véhicule 4x4 permettant d’accéder plus facilement aux régions montagneuses. Ces perspectives pourraient inciter les acheteurs potentiels à choisir une voiture différente de celle qu’ils possédaient auparavant. C’est en effet ce que tend à démontrer une autre partie de nos recherches [10] où l’on peut voir une autre facette de l’effet rebond: étant donné que les coûts d’utilisation seront plus faibles, l’acheteur peut se permettre d’acquérir une voiture plus grande et plus puissante.

Perspectives

Les perspectives ne semblent donc guère réjouissantes. Alors que la Stratégie énergétique 2050 repose en grande partie sur l’utilisation de véhicules électriques, on comprend que l’effet rebond met en péril les prévisions et que les mesures prévues ne s’avéreront peut-être pas suffisantes. Quelles sont dès lors les solutions pour atteindre les objectifs fixés? Faut-il chercher à contrer l’effet rebond? La réponse est sans doute non. Si un individu modifie son comportement, c’est qu’il améliore son bien-être en le faisant. Chercher à limiter les déplacements reviendrait donc à priver la population d’une partie de sa qualité de vie.

En revanche, on peut souligner que la loi de la demande s’applique également aux transports publics et pourrait par conséquent être utilisée positivement dans ce domaine. En effet, une personne ayant fait l’acquisition d’un abonnement de transports publics (par exemple un abonnement général) se retrouve dans une situation similaire à celle de l’acheteur d’un véhicule électrique décrite ci-dessus: le coût d’acquisition de l’abonnement est élevé, mais une fois cette dépense effectuée, le coût variable devient faible, voire inexistant. Ainsi, cet individu sera tenté d’utiliser les transports publics plus fréquemment en raison du coût variable négligeable additionné d’un effet d’amortissement psychologique. Une politique publique efficace consisterait donc à rendre les transports publics suffisamment attrayants, notamment au niveau du confort et de la fiabilité, pour faire en sorte qu’une plus grande partie de la population y souscrive. Les gains seraient alors cumulés, puisque non seulement la consommation énergétique serait réduite (grâce à la substitution d’une partie des déplacements privés par des déplacements en transports publics), mais encore la possession d’un abonnement donnant accès à des prestations de qualité permettrait à son détenteur des adaptations bénéfiques pour lui-même. Reste donc à trouver les bons leviers pour convaincre la frange de la population encore fortement attachée à ses déplacements en voiture privée, que celle-ci fonctionne avec un carburant traditionnel ou de l’électricité, d’adopter les transports publics. Rien ne semble alors plus efficace que le fait d’assurer un niveau de fiabilité et de confort à la hauteur des exigences de l’ensemble des utilisateurs potentiels.

Références

[1] P.W. Huber, M.P. Mills: The Bottomless Well: The Twilight of Fuel, The Virtue of Waste, and Why We Will Never Run Out of Energy, Basic Books, New York, 2005, p. 112.
[2] A. Baranzini, S. Weber: Elasticities of Gasoline Demand in Switzerland, Energy Policy 63, 2013, pp. 674-680.
[3] Office fédéral de la statistique: Prestations du transport privé motorisé de personnes par la route – Séries chronologiques actualisées jusqu’en 2015, Neuchâtel, 2016.
[4] Office fédéral de la statistique: Mobilité et transports – Statistique de poche 2016, Neuchâtel, 2016.
[5] R. Kannan, S. Hirschberg: Interplay between Electricity and Transport Sectors – Integrating the Swiss Car Fleet and Electricity System, Transportation Research Part A: Policy and Practice 94, 2016, pp. 514-531.
[6] Office fédéral de la statistique: La mobilité en Suisse – Principaux résultats du Microrecensement mobilité et transports 2010, Neuchâtel, 2012.
[7] S. Weber, M. Farsi: «Travel Distance and Fuel Efficiency: An Estimation of the Rebound Effect using Micro-data in Switzerland», IRENE Working paper 14-03, University of Neuchâtel, 2014.
[8] J. Strough, C.M. Mehta, J.P. McFall, K.L. Schuller: Are Older Adults Less Subject to the Sunk-Cost Fallacy Than Younger Adults? Psychological Science 19, 2008, pp. 650-652.
[9] C. Hediger, M. Farsi, S. Weber: «The Direct and Indirect Rebound Effects for Residential Heating in Switzerland», IRENE Working paper 16-11, University of Neuchâtel, 2016.
[10] S. Weber: «Consumers’ Preferences on the Swiss Car Market», IRENE Working paper 16-12, University of Neuchâtel, 2016.

Notes

1) Élaboration par les auteurs à partir de données fournies par l’Office Fédéral de l’Énergie dans les publications «Statistique globale suisse de l’énergie 2015» (Tableau 20) et «Energieverbrauch und Energieeffizienz der neuen Personenwagen 2015» (Tableau A1). Les données de l’efficacité énergétique d’avant 1996 (en traitillé dans le graphique) ne sont pas directement disponibles et ont été imputées en utilisant les données d’autres pays européens disponibles dans la base ODYSSEE (http://www.odyssee-mure.eu). Les carburants comprennent l’essence et le diesel. L’efficacité énergétique correspond à celle de l’ensemble des voitures de tourisme recensées.

2) Selon le philosophe espagnol George Santayana.

3) D’après le catalogue consommation 2017 du TCS, il faut compter environ 18 kWh pour 100 km avec une voiture électrique, ce qui correspond à un coût d’environ 3 CHF au prix actuel de l’électricité. Les voitures à essence consomment en moyenne 6 litres/100 km, ce qui correspond à 9 CHF avec un prix de 1.50 CHF/litre.

4) Par exemple, la Tesla Roadster, équipée d’un moteur de 288 chevaux, est comparable à une Corvette Z06 qui possède un moteur 650 chevaux (voir http://auto.howstuffworks.com/how-does-horsepower-figure-into-electric-cars.htm).

Auteure
Cécile Hediger

est assistante doctorante.

  • Université de Neuchâtel, Institut de Recherches Économiques (irene)
    2000 Neuchâtel
Auteur
Mehdi Farsi

est professeur ordinaire en microéconomie du secteur public.

  • Université de Neuchâtel, Institut de Recherches Économiques (irene)
    2000 Neuchâtel
Auteur
Sylvain Weber

est chercheur et enseignant post-doctoral.

  • Université de Neuchâtel, Institut de Recherches Économiques (irene)
    2000 Neuchâtel

Commentaire

Vidalinc Franc,

Dommage, vous n'avez pas fait entrer dans votre étude la consommation d'énergies grises.

Veuillez calculer 6 plus 9.